Comment penser une judéité antisioniste en Europe? Qu’est-ce qu’être juif en Europe aujourd’hui? Voilà des questions qui me traversent depuis longtemps, encore plus depuis le 7 octobre 2023. Je suis né d’une mère juive antisioniste. Si ma famille n’a jamais été pratiquante, les mémoires de ma judéité m’ont été transmises comme il se doit. À force de questionnements, il me semble avoir tiré quelques conclusions qui valent la peine d’être partagées.
Si aujourd’hui en Europe, tous·tes connaissent l’histoire des juif/ves à partir de la naissance de l’antisémitisme moderne, bien peu ont connaissance de celle-ci durant le Moyen Âge et la Renaissance.
Brève histoire des juif/ves d’Europe
Différentes périodes ont vu la judéité s’épanouir en Europe médiévale, pourtant, le traitement de la minorité juive par le pouvoir féodal, d’obédience chrétienne, démontre comment celui-ci préfigure le traitement colonial, puis la naissance de la blanchité. Il y a dès lors une spécificité de l’oppression subie par les juif/ves: le fait qu’iels aient toujours été utilisé·es comme tampons, comme moyen de détourner l’attention, d’abord par les rois et seigneurs vis-à-vis des masses paysannes, puis par les pouvoirs blancs vis-à-vis des colonisé·es.
Comment définir les principes coloniaux? Voilà une question épineuse. Il me semble cependant que, malgré tous les contextes historiques, géographiques et sociaux qui viendront apporter leurs nuances, deux grands principes sont au cœur de la démarche coloniale: la certitude du colon qu’il fait partie d’une race, ou d’une lignée, supérieure, dont la pureté doit être préservée, impliquant automatiquement que les colonisé·es sont inférieur·es par nature, et la légitimité qu’il s’octroie à s’approprier et à contrôler les corps des colonisé·es. Durant le Moyen Âge, ces principes s’appliquèrent régulièrement aux juif/ves.
Appropriation des corps et préservation d’une pureté de sang
En 694, à Tolède, non loin de la ville moderne de Madrid, accusé·es de complot, les juif/ves sont réduit·es en esclavage1 à la suite d’un concile. Les conséquences du décret sont nombreuses: les populations juives, privées de leurs biens, sont dispersées à travers le royaume pour servir d’esclaves. Leurs enfants leur seront arrachés dès l’âge de sept ans pour recevoir une éducation chrétienne. Le juif est comparé à un «animal stupide». Race inférieure, à laquelle on ne reconnaît même plus le statut d’être humain. Enfin, même les juif/ves qui avaient choisi le baptême plutôt que la mise en esclavage étaient toujours considéré·es comme juif/ves. En 1364, à Paris, Charles V oblige les populations juives à résider dans une rue close, l’actuelle rue des Rosiers[2]. Les statuts de Pérouse, en Italie, datés de 1342, mentionnent l’interdiction pour un juif d’avoir des relations sexuelles avec une chrétienne[3]. En 1449, à Tolède encore, les descendant·es de juif/ves converti·es se voient interdire toute fonction publique dans la cité[4]. La raison? La certitude que leur sang véhicule le mal juif. Enfin, comment ne pas évoquer 1516, où fut créé à Venise le premier ghetto juif, avec l’objectif clairement énoncé de «garder» les juif/ves en ville «pour que l’on pût se servir de leurs personnes et de leur argent pour tous les besoins de cet Etat»[5]. Contrôle des corps, encore et encore.
Les puissances européennes ont toujours su, consciemment ou non, utiliser les juif/ves comme pare-feu, que ce soit à l’intérieur où à l’extérieur de l’Europe. On sait aujourd’hui, grâce au travail des historien·nes, que le crédit juif est plutôt surévalué dans l’imaginaire européen. S’il y avait effectivement des juif/ves usurier·es pendant le Moyen Âge, iels étaient plutôt en charge du petit prêt à la consommation, la sphère du haut-crédit ayant toujours été réservée à des structures chrétiennes[6]. On sait également que dans l’Europe médiévale, les juif/ves étaient bien d’autres choses que des usurier·es, mais qu’iels ont été essentialisé·es à ce rôle par les puissances chrétiennes et seigneuriales. Ainsi, lorsque les temps étaient durs et que la colère montait, elle n’était pas tournée vers les seigneurs, mais vers les juif/ves. Pareillement, les massacres de juif/ves pendant la révolte cosaque du 17e siècle s’expliquent par le fait que les seigneurs polonais avaient fait les juif/ves collecteur/trices de dettes[7]. Quel bel épouvantail que les juif·ves!
Ainsi, à travers les époques, les communautés juives d’Europe ont servi d’épouvantails aux différents pouvoirs, jusqu’à la fin du 19e siècle et la naissance du sionisme qui confine l’instrumentalisation des juif/ves à un degré suprême. Rappelons le soutien de Lord Balfour et sa clique d’antisémites au projet sioniste de Theodor Herzl, qui n’avait rien d’une bonne action, mais répondait à un double besoin: d’une part, se débarrasser définitivement des juif/ves, car les gouvernements d’Europe occidentale n’appréciaient pas leur intégration croissante dans la société. D’autre part, les Anglais voyaient dans la chute de l’Empire Ottoman l’opportunité de renforcer leur contrôle sur le canal de Suez, et de s’assurer une route terrestre vers les Indes. Les sionistes ont alors été leurs idiots utiles. L’Homme blanc a saisi l’occasion de réaliser son fantasme: il n’avait même plus besoin d’être colon lui-même, les sionistes se proposaient de l’être à sa place. Qu’il a dû jubiler Balfour!
La situation des juif/ves dans l’Europe du Moyen Âge a donc servi de laboratoire interne au colonialisme avant l’expansion européenne. Il semble que, si la blanchité et les pratiques coloniales ont été théorisées au contact des peuples d’Amérique et d’Afrique, l’oppression des juif/ves d’Europe a permis leur invention. Par ailleurs, la condition des juif/ves d’Europe comme corps colonisés au sein même de l’empire blanc les a conduits à nouer des alliances avec l’oppresseur, dans une tentative opportuniste de sortir de leur condition. Ces alliances se sont évidemment soldées par des échecs causant massacres et expulsions, car l’oppresseur utilise les corps des oppressé·es, il ne les protège pas.
La Shoah et la trahison du sionisme
La judéophobie européenne a ainsi nourri l’horreur coloniale. La réciproque s’applique également. L’horreur coloniale a permis l’invention de l’antisémitisme moderne. L’histoire, tout du moins telle qu’elle est enseignée en France, s’applique à présenter la Shoah comme un événement isolé, apparu spontanément sous la folie nazie. Je crois que la réalité est toute autre. Je crois que c’est précisément le colonialisme et l’esclavage qui l’ont permise. Qu’elle est leur conséquence logique. C’est le colonialisme qui a permis à l’Homme blanc de se prendre pour Dieu. Hitler n’a rien inventé; il a simplement appliqué aux juif/ves ce qui se faisait outre-mer. Dès lors, il est aisé de comprendre pourquoi le pouvoir blanc se débat tant pour présenter la Shoah comme un événement isolé, imputable uniquement à l’exaltation allemande: dire autre chose, ce serait reconnaître sa responsabilité de fait dans l’invention du nazisme. Mais l’Homme blanc se voit comme bon; il ne saurait souffrir une telle opprobre. Quid désormais des conséquences de la Shoah? Il en résulte un pacte, qui entérine en 1947 les tractations entreprises entre Balfour et Rothschild 30 ans auparavant. Un pacte où les blancs disent «Vous, juif/ves sionistes, nous vous faisons blanc·hes. Nous vous laisserons dire que vous aussi, vous faites partie des corps légitimes de la nation8. Nous ne serons jamais dupes que vous ne l’êtes pas, mais nous vous le laisserons croire. En échange, vous commettrez nos crimes. Vous vous attirerez les foudres des peuples arabes, vous volerez, vous pillerez, vous violerez, vous coloniserez, vous commettrez le génocide à notre place, au nom de votre statut de victimes. C’est là la condition de votre accès à la blanchité». Et les sionistes répondirent «Ainsi soit-il. Nous nous battrons pour enfin être blancs, qu’importe si cela veut dire perdre tout ce qui fait de nous des juif/ves». Car le sionisme, peu importe le plan à partir duquel on l’observe, est l’antithèse de ce qui a toujours fait la judéité.
Sur un plan mémoriel d’abord. Les juif/ves, comme toutes celles et ceux qui ont eu à subir l’oppression blanche, sont dépositaires de récits traumatiques. En commettant à leur tour ces exactions, qui plus est pour le compte du pouvoir blanc, les sionistes ont trahi une première fois le judaïsme. Par ailleurs, quelques 88.000 survivant·es de la Shoah vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté en Israël[9]. Quel piètre défenseur des mémoires que le sionisme, qui laisse les dépositaires de celles-ci mourir de faim au sein de son propre État!
Sur un plan religieux ensuite. Si le sionisme s’évertue à faire croire que son histoire est écrite dans la Torah, il est important de rappeler que son existence même constitue un blasphème. Le retour des juif/ves en Eretz Israël est synonyme de fin des temps, un événement qui ne saurait provenir d’une cause humaine. Cela reviendrait à laisser un mortel décréter quel jour est celui du jugement dernier. Les trois religions monothéistes s’accordent sur un point: «Méfiez-vous des faux prophètes». Et pourtant, le sionisme a succombé à Herzl. Mais n’étant pas religieux moi-même, je voudrais porter cette trahison sur un plan spirituel, au-delà des considérations religieuses. En 1704, des jésuites rencontrent à K’ai-Feng, en Chine, une communauté juive dont on retrouve des traces depuis 718[10]. Iels semblaient être là depuis si longtemps qu’iels n’étaient même pas au courant de la naissance de Jésus. Comment alors peut-on oser parler de peuple juif? Il n’y a pas de peuple juif, il n’y pas non plus des peuples juifs. La judéité est diaspora. C’est là son essence. La diaspora a donné la cuisine juive tunisienne, a fait rayonner le théâtre yiddish dans le Broadway des années 1920. La diaspora a donné naissance à Einstein, à Bohr, à von Neumann et à Oppenheimer. Mais aussi à Marcel Proust, à Georges Perec, Romain Gary... Dans son entreprise d’inventer un peuple juif, le sionisme vide la judéité de son essence, détruit toute la richesse du judaïsme. C’est là son autre trahison.
Et maintenant?
Pendant longtemps, j’ai choisi la lâcheté. Un pas de côté et je pouvais me considérer blanc. Après tout, ma peau n’est-elle pas blanche? Ne puis-je pas marcher dans les rues du monde entier, avec mon passeport marron, et vivre comme un blanc? Mais il y avait les remarques en apprenant mon nom de famille, me rappelant à ne pas prétendre être qui je ne suis pas. Continuer à me considérer comme blanc, c’est donner un aval silencieux au sionisme. C’est accepter à mon tour le pacte qui donna naissance à Israël. Et c’est hors de question. Alors que faire? Je n’ai pas fini de répondre à cette question. Je ne sais pas si ce sera le cas un jour. Mais voici trois axes, qui ont été partiellement explorés par ce texte, qui me semblent essentiels à traverser pour retrouver une judéité en phase avec son histoire. D’abord, la Shoah a ses singularités: elle doit être retenue comme incroyablement intense, froide, organisée. Cela ne doit jamais être nié. Mais la Shoah s’inscrit dans une continuité d’actes barbares commis par l’Homme blanc. Avant elle, il y eut le vol, le pillage, la déportation et le massacre des peuples autochtones d’Amérique et son immense mépris. Il y eut la mise en esclavage des peuples d’Afrique et son effroyable longévité. Il y eut la colonisation de l’Afrique du Nord et son incroyable barbarie. Après elle, il y aura l’apartheid en Afrique du Sud. Il y aura les massacres de la révolution algérienne. Aujourd’hui, il y a le génocide des Palestinien·nes. La Shoah n’est ni un événement isolé, ni un point de départ, ni un point final; elle est simplement un événement dans la liste des monstruosités commises par l’Homme blanc dans sa quête désespérée de devenir Dieu, dans cette continuité de l’histoire coloniale. Ensuite, la condition de victime qui nous est imposée par le sionisme depuis la fin de la Seconde guerre mondiale nous empêche de nous réapproprier les événements traumatiques qui ont marqué l’histoire des communautés juives d’Europe. N’avez-vous pas remarqué que les mémoires de la Shoah nous sont arrachées? Où sont les juif/ves pendant les commémorations? Certes, on montre ça et là quelques survivant·es de l’horreur nazie. Mais le centre des commémorations, c’est le peuple blanc qui pleure sa barbarie. Aux descendant·es de colonisé·es, aux dépositaires des mémoires de l’esclavage, qui regrettent que la Shoah prenne tant de place par rapport à leur mémoire, j’aimerais dire: «Cette place m’emplit du même malaise que vous». J’entends Freeze Corleone, parce que sa critique ne porte pas sur nos mémoires, mais sur ce que les Blancs en ont fait. Ils ne pleurent pas le mal qu’ils nous ont fait; ils font leur catharsis. Ils se disent, fièrement «La barbarie est derrière nous. La Shoah n’était qu’un égarement, nous sommes bons». Il s’agit de leur arracher nos mémoires, puisqu’ils nous les ont volées. De leur rappeler que la Shoah n’est pas un égarement.
Enfin, il s’agit d’exclure complètement le sionisme du spectre de la judéité. Simplement dire «tous les juif/ves ne sont pas sionistes», «pas en notre nom» n’est plus suffisant. En commettant colonisation, viols, pillages et génocide, en commettant à leur tour une horreur semblable à celle de la Shoah, les sionistes sont devenus blancs et doivent être combattus comme tels. Il s’agit de nous ranger aux côtés des orthodoxes de Neturei Karta qui se dressent fièrement face au sionisme depuis Mea Shearim, au coeur de Jérusalem, et dire avec eux «Les sionistes ne sont plus juif/ves. Même s’iels sont nés juif/ves, iels ont perdu ce droit»[11]. Il s’agit de célébrer chaque intifada comme l’insurrection du ghetto de Varsovie. Il s’agit de dire que le sionisme est au judaïsme ce que Daech est à l’Islam: un fardeau. Une frange radicalisée, qui a perdu tout contact avec notre spiritualité, nos valeurs. Le retour à un judaïsme de paix, fier de son histoire, doit obligatoirement passer par la destruction totale d’une pensée sioniste en son sein. Le salut du judaïsme ne peut se passer de la libération de la Palestine.
Valentin Levy
- En Hispanie visigothique: les juifs réduits en esclavage, Céline Martin, dans Histoire des juifs, sous la direction de Pierre Savy, éditions PUF, p.159-163.
- Repérer et étudier les quartiers juifs médiévaux de Paris, Manon Banoun, Médiévales 86, printemps 2024, p.43-58.
- Présence juive et sociabilité dans l’Italie du bas Moyen Âge, Alessandra Veronese, Médiévales 86, printemps 2024, p.125-137.
- La sentence-statut de Tolède inaugure l’ère des statuts de pureté de sang, Jean-Frédéric Schaub, dans Histoire des juifs, sous la direction de Pierre Savy, éditions PUF, p.245-249.
- Le premier ghetto: Venise la cosmopolite et le «château» des juifs, Donatella Calabi, dans Histoire des juifs, sous la direction de Pierre Savy, éditions PUF, p.264-268.
- Présence juive et sociabilité dans l’Italie du bas Moyen Âge, op.cit., p.125-137.
- Les juifs algériens deviennent français grâce au décret Crémieux, Laure Blévis, dans Histoire des juifs, sous la direction de Pierre Savy, éditions puf, p.361-366.
- Expression empruntée à Houria Bouteldja, dans Les Blancs, les Juifs et nous, éditions La fabrique, p.64.
- https://ejewishphilanthropy.com/40-of-holocaust-survivors-living-in-poverty-including-a-quarter-of-those-in-israel-buoyed-by-welfare-benefits-and-nonprofits/.
- Des jésuites à la synagogue de K’ai-feng, Pierre Antoine Fabre, dans Histoire des juifs, sous la direction de Pierre Savy, éditions PUF, p.313-320.
- https://www.instagram.com/reel/DJPAXf_MsMM/?igsh=d3lybjViYXE5OWFq.