SUISSE: Désobéissance civile

de Ruth Dreifuss, Suisse, 23 avr. 2016, publié à Archipel 245

Le 28 novembre 2015 à St Gall était attribué le prix Paul Grüninger*. Les lauréats étaient le Syndicat de travailleurs saisonniers agricoles SOC-SAT; le groupe d’aide à l’asile Refugee Protest Camp Vienna et l’Ecole autonome de Zurich . Nous publions ici un extrait de l’éloge prononcée par Ruth Dreifuss** à cette occasion.

«L’histoire de l’humanité a commencé par un acte de désobéissance; il n’est pas exclu qu’elle se termine par un acte d’obéissance.»
Cette phrase a été écrite il y a un demi-siècle par Erich Fromm, psychologue et philosophe rescapé de la folie d’anéantissement nazie. Il pose le mythe de l’Ancien Testament, à savoir la pomme interdite, comme le début de l’histoire, dont l’une des fins possibles serait l’exécution aveugle de l’ordre de lâcher la bombe atomique. Aujourd’hui, le risque de guerre nucléaire ne nourrit plus autant nos craintes pour l’avenir. Et le souvenir des crimes de ceux qui ont obéi dans l’Allemagne hitlérienne n’est plus aussi présent. Cependant, nous nous retrouvons encore une fois confrontés aux conséquences de l’obéissance aveugle. Il suffit de penser à ceux qu’on nomme djihadistes, acteurs et propagateurs de la terreur globale, qui sur ordre tuent aveuglément et se font exploser. Je ne crois pas à la fin de l’humanité, mais l’humanisme doit continuer à s’affirmer, à se défendre.
C’est l’humanisme qui a motivé Paul Grüninger et l’a conduit à refuser les ordres. Confronté aux réfugiés qui se bousculaient aux frontières, il se devait d’agir, selon une nécessité intérieure. Des réfugiés échoués à notre porte, nous en voyons jour après jour sur nos écrans et nous sommes confrontés à leur détresse. Ils fuient une patrie où leur vie est menacée de différentes manières: la guerre, la violence des pouvoirs en place, l’absence de perspectives économiques pour leur existence, la discrimination de leurs croyances, de leurs communautés ou de leur vie privée. Des réfugiés qu’on empêche, aux frontières de l’Europe et dans les pays où ils arrivent, de se construire une nouvelle vie, parfois avec des obstacles légaux insurmontables.
Les écrans ne montrent quasiment pas les conditions de vie de ces personnes arrivées en Europe, contraintes d’attendre une décision des autorités. Mais les contradictions des lois et de leur mise en œuvre politique et administrative sont incompréhensibles pour les migrants, comme pour la majeure partie de la population: on exige qu’ils apprennent la langue, mais les cours sont trop chers, l’inactivité est mal vue mais ils n’ont pas le droit de travailler, les enfants et les jeunes ont droit à un suivi personnalisé, à un hébergement propre et à une scolarisation, mais tout ceci n’est pas acquis partout. Un jeune ne peut pas non plus habiter chez un parent vivant ici, s’il est assigné à un autre canton. Certaines situations de logement intensifient les peurs, les possibilités de conflit, et portent atteinte à la santé physique et psychique.
Geste de solidarité
En 2015, la fondation Paul Grüninger a récompensé deux initiatives qui se sont engagées dans cette problématique. Il s’agit de l’école autonome de Zurich et du camp de protestation pour les réfugiés à Vienne qui poursuivent deux objectifs:
D’une part, éveiller la conscience de la population et des autorités sur la situation des migrant-e-s, de l’autre améliorer autant que possible cette situation par des actions concrètes. Secouer les responsables, mais aussi agir par ses propres moyens, selon l’urgence des problèmes.
Se faire entendre à voix basse ne marche pas. C’est impossible quand on est loin de tout, isolé dans un centre de rétention pour réfugiés. Des actions telles que l’occupation de lieux publics ou des manifestations sont un moyen nécessaire pour attirer l’attention et souvent aussi pour entamer un dialogue avec les autorités. Même si les églises et les monastères se «laissent occuper», la marche des réfugiés, du camp de Traiskirchen à Vienne, n’était pas autorisée et le fait de cacher des sans papiers est contre la loi. Les aider est un acte de désobéissance aussi bien qu’un geste de solidarité.
Comme le montre l’exemple viennois, apporter une aide concrète est plus dangereux quand ce sont les réfugiés eux-mêmes qui s’investissent. Le procès qui leur a été intenté visait à les dissuader de s’entraider. Pour l’Ecole autonome de Zurich, il n’est pas facile non plus de mener un projet éducatif autogéré avec des cours d’allemand gratuits. Donner l’accès à tou-te-s, indépendamment de l’origine et du statut de séjour, ne va pas de soi et exige une persévérance et un soutien financier, en marge des organismes institutionnels qui ne veulent pas ou ne peuvent pas intervenir.
Reconquête de la dignité
Le syndicat de travailleurs saisonniers SOC-SAT franchit un pas de plus dans l’organisation des migrants, dans l’empowerment de celles et ceux qui travaillent au sud de l’Espagne, dans la production de fruits et légumes. La plupart des migrant-e-s, sans statut légal, sont exploités, vivent dans des abris de fortune ou des appartements hors de prix dans des maisons délabrées; ils/elles ont le plus grand mal à faire reconnaître leurs droits. Les habitants de la région sont pauvres, leur survie dépend des grands propriétaires terriens. Le sindicato de obreros del campo a trouvé le courage de ne pas seulement accomplir sa tâche de «syndicat ordinaire», mais aussi de revendiquer, par des moyens illégaux et pacifiques, les réformes nécessaires d’ordre politique, juridique et social, et c’est ce qui le distingue. Organiser l’auto-défense collective de personnes qui craignent en permanence d’être licenciées ou extradées, condamnées à accepter un salaire de misère pour leur survie quotidienne, et cela durant des années, c’est remarquable. Quelques-unes des occupations de latifundia ont duré: elles ont été fort utiles aux personnes qui ont ainsi eu la possibilité de pratiquer l’agriculture, individuellement ou collectivement. D’autres sont des manifestations ponctuelles. Elles mettent en évidence le problème de l’Andalousie: une région de terres dépeuplées et de populations sans terre. Des populations qui viennent de régions encore plus pauvres pour trimer au rabais pour les consommateurs de la riche Europe du Nord. Ces trois «organisations d’auto-entraide» ont une parole publique forte, rude même. Toutes les trois se caractérisent par la priorité donnée à l’action concrète pour la satisfaction des besoins vitaux.
Le plus important pour moi, c’est la reconquête de la dignité, si souvent foulée aux pieds sur les routes de la migration. Les lauréats nous prouvent que cette reconquête est possible, que cette résistance peut être couronnée de succès, et s’il le faut par des actes illégaux de désobéissance civile.

* Paul Grüninger était commandant en chef de la police du canton de St-Gall, en Suisse, pendant la seconde guerre mondiale. Après l’annexion de l’Autriche par les nazis en 1938, ce commandant a laissé passer illégalement en Suisse plusieurs centaines, voire milliers de juifs et autres réfugiés et les a ainsi sauvés d’une mort quasi certaine. En 1939, Paul Grüninger a été licencié par le Conseil d’Etat St-Gallois et a été condamné en 1940. Il a vécu dans la pauvreté jusqu’à sa mort. Ce n’est qu’en 1995 que le procès de ce commandant, mort depuis longtemps, a été révisé et qu'il a été réhabilité. En 1998, ses descendants ont fondé la Fondation Paul Grüninger afin de soutenir des personnes ou des organisations qui agissent aujourd’hui dans le même esprit.

** Ruth Dreifuss, ancienne conseillère fédérale suisse de 1993 à 2002, membre du Parti socialiste suisse, vit actuellement à Genève