Éloge de l’objection de conscience à la guerre et à sa préparation Hommage à Léon Tolstoï.*
Un appel (1) vient d’être publié en France en soutien aux réfractaires de l’armée russe. Car ils existent, même si on en parle peu. Des témoignages font état de refus d’obéissance et de désertion de soldats, de conscrits, embarqués dans une sale guerre. Une de plus. «Anciens déserteurs, réfractaires à la guerre d’Algérie et d’autres guerres plus récentes, objecteurs de conscience, insoumis au service militaire, antimilitaristes, nous sommes solidaires des réfractaires, insoumis, objec-teurs et déserteurs de l’armée russe qui refusent de participer à la guerre menée en Ukraine. Ils doivent être accueillis dans le pays de leur choix, en tant que réfugiés politiques!»
Ancien objecteur de conscience au service militaire (1985), j’ai signé cet appel. C’est l’occasion de rappeler la signification profonde de l’objection de conscience en s’appuyant sur les écrits de Léon Tolstoï.
Le «grand écrivain de la terre russe» avait soutenu en son temps les réfractaires au service militaire, sans pour autant encourager directement la démarche du refus. Il savait les risques encourus par ces jeunes hommes qui, en conscience, ne voulaient pas être complices de meurtres, au nom de leurs convictions philosophiques ou religieuses. Cependant, dans ses écrits pamphlétaires, Tolstoï n’aura de cesse de dénoncer avec la plus grande virulence tous les pouvoirs qui, sous pré-texte de se défendre contre des ennemis extérieurs, entretiennent une armée le plus souvent utilisée pour réprimer les tentatives de rébellion intérieure.
C’est ainsi que pour Tolstoï, le service militaire obligatoire est devenu un maillon indispensable dans la chaîne du pouvoir qui opprime et réprime. «Le service militaire,» écrit Tolstoï en 1901, «loin d’être une fonction noble, en est une parfaitement vile. Sa mission est de maintenir dans la servitude, par la menace de l’assassinat ou par l’assassinat lui-même, des hommes dans les conditions injustes où ils se trouvent.» (2) Ainsi, le plus souvent dans la Russie tsariste, l’armée est-elle amenée à intervenir pour disperser des rassemblements, briser des grèves, ou prélever les impôts par la force.
Tolstoï s’insurge contre la soumission des hommes à l’État par l’accomplissement du service militaire car elle implique le sacrifice de tout ce qui peut être cher à l’homme. «Le service mili-taire obligatoire,» écrit-il, «accepté par tous les peuples sans contradiction, sans révolte, même avec une joie libérale quelconque, est une preuve éclatante de l’impossibilité pour l’homme social de se délivrer de la violence et de modifier l’état existant.» (3) L’État exige une discipline sans faille. Et «la discipline,» nous dit Tolstoï, «c’est la destruction de l’esprit et de la liberté de l’homme; elle ne peut avoir d’autre but que la perpétration de crimes qu’un homme, dans son état normal, n’accomplirait jamais.» (4) Il est convaincu qu’en endossant l’uniforme militaire, l’homme abdique une part de sa propre humanité. «L’entrée au service militaire,» écrit-il, «est la négation de toute religion quelle qu’elle soit et de la dignité humaine; c’est l’entrée volontaire en un esclavage qui n’a d’autre but que l’assassinat.» (5) Recevoir une instruction militaire équivaut à être privé de «toute conscience humaine» pour se transformer en «armes de violence» et en «instrument de meurtre». Ainsi, le serment militaire, par lequel le soldat jure d’obéir à ses supérieurs en toutes circonstances, lui paraît indigne, car l’exigence de garder sa liberté de conscience ne saurait souffrir aucune dérogation.
Où l’on s’aperçoit que plus de cent ans après la mort de Tolstoï, l’actualité de la guerre en Ukraine vient donner à ses propos une troublante résonance. Personne mieux que lui n’a su, en son temps et depuis, condamner la soumission des peuples à une telle institution criminelle. Les massacres de civils accomplis par les soldats russes aujourd’hui donnent raison, encore une fois, à l’auteur de Guerre et Paix. Des hommes revêtus d’un uniforme, abreuvés de propagandes et de mensonges, commettent, sur ordre, ou de leur propre initiative, des crimes innommables et sont coupables d’atrocités indescriptibles contre une population dont ils ne connaissent rien. Il faut redire avec force que toutes les guerres engendrent les mêmes scènes d’horreur: massacres, exactions, pillages, viols, trafics d’armes. Quelles que soient les armées, quelles que soient les causes (toujours «justes»!), quels que soient les pays.
L’objection de conscience est l’acte par lequel une personne décide de ne pas être complice de la préparation de la guerre, acte accompli en toute raison et toute conscience, tout particulièrement par le refus d’effectuer le service militaire, école d’apprentissage du meurtre. A l’échelle de notre histoire emplie de guerres et de massacres, j’affirme que l’objection de conscience au service militaire et à la guerre est certainement l’acte le plus authentique qu’un homme ou une femme sensé·e puisse accomplir dans sa vie pour rester fidèle aux valeurs de l’humanité, pour signifier que la guerre ne passera pas par sa personne, que la paix dans la justice et la vérité représente un vrai combat pour lequel il vaut la peine de prendre des risques.
Aujourd’hui, il nous revient de soutenir activement les réfractaires à l’armée russe. Dignes héritiers de la pensée de Tolstoï, ils attestent de la primauté des valeurs humaines essentielles contre toutes les raisons d’État. Leur rôle est désormais essentiel pour envisager une mobilisation plus large de la société russe contre l’autocrate criminel Poutine. Nous avons appris de la chute des systèmes totalitaires que les dissident·es, peu nombreux/ses au départ, peuvent être la semence qui permettra de féconder une mobilisation populaire et majoritaire. Des milliers de citoyen·nes russes sont aujourd’hui en prison pour avoir simplement manifesté pacifiquement contre la guerre. Leur courage, tout comme celui des réfractaires russes, est propre à nous faire honte et nous oblige. Notre soutien est indéfectible.
Alain Refalo
- Article paru sur le blog d’Alain Refalo: alainrefalo.blog. Alain Refalo est professeur des écoles et membre du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN).
- https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/040422/antimilitaristes-pacifistes-objecteurs-nous-soutenons-les-refractaires-l-armee-russe
- Carnet de l’officier (1901), in Appel aux dirigeants, Bibliothèque Charpentier, 1902, p. 79.
- Sur l’importance du refus du service militaire (1893),in Dernières paroles, Société du Mercure de France, 1905, p. 93.
- L’esclavage contemporain (1900), in Les rayons de l’aube, Stock, 1901, p. 375.
- Ou est l’issue? (1900), in Les Rayons de l’aube, op. cit. p. 411.
Dans un appel commun adressé au Parlement allemand, une large alliance de la société civile demande au Bundestag et au gouvernement allemand d'accorder la protection et l'asile aux objecteurs de conscience et aux déserteurs russes et bélarusses ainsi qu'ukrainiens. L'Alle-magne et tous les autres pays de l'UE doivent accueillir ces personnes fuyant l'effort de guerre sans formalités administratives et leur ac-corder un droit de séjour permanent – et également veiller à ce que le droit humain à l'objection de conscience soit reconnu. (…)
En Ukraine également, seul un petit nombre d'objecteurs de conscience est reconnu – il s'agit notamment des membres de petites com-munautés religieuses telles que les Témoins de Jéhovah. Ceux qui n'appartiennent pas à une telle communauté religieuse se voient refuser la reconnaissance. Les réservistes et les soldats n'ont pas non plus la possibilité de poser leur candidature. En outre, l'interdiction actuelle faite aux hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays est en contradiction avec le Protocole nO4 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui stipule que "toute personne est libre de quitter tout pays, y compris le sien".
L'objection de conscience est un droit humain, comme l'a déclaré la Cour européenne des droits humains en 2011. Ce droit humain à l'objection de conscience doit être appliqué dans tous les pays, y compris ceux en guerre. Les personnes qui refusent de servir avec des armes pour des raisons de conscience et qui sont persécutées pour cela doivent être protégées.