UKRAINE: Derrière le front du Sud-Est, la vie, bien que pénible, continue

de Emmanuel Dache, 12 juin 2024, publié à Archipel 337

En cette fin de nuit, je viens de franchir le poste frontière de Hrebenne entre la Pologne et l’Ukraine, il est 6h du matin en Ukraine, soit une heure de plus qu’en Europe. Quand je passe cette frontière, j’ai mon petit rituel organisationnel, je change l’heure sur ma montre, je retire les zlotys de mon portefeuille pour les remplacer par les hryvnias ukrainiens, puis je lis une dernière fois la presse pour connaître les dernières actualités en Ukraine; j’ai le temps, il me reste encore une bonne heure et demie d’autocar pour arriver à Lviv.

En ce 17 avril, cette dernière étape du rituel est assez importante vu que ma destination «normale» est Zaporijjia et que cela fait quelques jours que la ville (sous contrôle ukrainien) et la centrale nucléaire (sous contrôle russe) sont les cibles d’attaques.

Des villes moyennement proches, Dnipro, Kharkiv, Kherson ou plus loin, Odessa viennent également d’être sévèrement touchées.

Je ne peux pas dire que j’ai peur mais j’ai conscience du danger. Je suis maintenant arrivé à Lviv et après un petit déjeuner, ma décision est prise, il vaut mieux attendre quelques jours avant d’aller vers l’Est, tant la situation m’apparaît périlleuse. Je change donc radicalement de direction, cap au Sud, vers Nijnié Sélichtché en Transcarpatie, pour me poser quelques jours en atten-dant un moment plus «favorable».

Aujourd’hui, le 30 avril, je suis dans le refuge de Zaporijjia, avant-hier nous avons subi de nom-breux bombardements mais je n’ai pas connaissance de victimes ou que des bâtiments soient dé-truits en ville. Je suis presque arrivé à la fin de mon travail ici et idéalement, (même si dans ce genre de situations rien n’est jamais absolument nécessaire), il faut que je passe encore quelques jours afin de finaliser les différents projets entrepris avec les gens sur place. Pour rappel, je suis ici depuis le mois de février 2023 dans un projet soutenu par le Forum Civique Européen. Je suis cuisinier et nous avons élaboré ici jusque 780 repas par jour[1].

Nouvelles de Zaporijjia...

Les situations personnelles se dégradent. Auparavant, beaucoup de réfugié·es du refuge recevaient une petite allocation d’État en raison de leur statut. En plus de cette petite somme, certain·es travaillaient avec nous en cuisine et percevaient un salaire, en échange de leurs services.

Vers la fin du mois de janvier, iels ont appris qu’à partir du premier mars, iels ne percevraient plus l’allocation d’État et/ou qu’iels allaient perdre leur travail (et donc leur salaire) parce que «après deux ans de conflits, nous n’étions plus en état d’urgence et que les gens devaient commencer à se reprendre en main et ne plus dépendre d’aides».

Le souci, c’est que les gens qui étaient capables de se «prendre en main», l’ont déjà fait, ont déjà quitté le refuge, il ne reste ici que les gens les plus fragilisés. Alors que jusque fin février, nous avions les moyens financiers, matériels et humains de cuisiner des centaines de repas par jour, en ce moment, nous n’en cuisinons plus que 145 et nous avons dû nous séparer d’une dizaine de personnes en cuisine.

Aujourd’hui, en plus du repas de midi, le refuge est encore en capacité de proposer des petits déjeuners et des repas du soir, mais très vite, si on ne trouve pas de solutions, nous ne serons plus en mesure que de proposer un seul repas par jour (le midi).

Avec les pertes de revenus pour certain·es, la désillusion de pouvoir un jour rentrer à la maison pour d’autres et de façon générale, l’impossibilité de se créer des nouvelles perspectives... et puis les bombardements, et le temps qui passe... l’ambiance est devenue pesante.

Il y a quelques mois, les soirées étaient rythmées par des discussions autour d’une tasse de thé, deux fois par semaine, un film était projeté, les nombreux enfants amenaient une certaine forme d’énergie. Aujourd’hui, en dehors des heures de repas, je ne croise plus grand monde, je ne sais pas ce que font les gens pendant la journée.

La guerre, ses contrastes

Il y a quelques jours à Lviv, c’était blindé de touristes, j’ai entendu parler français, allemand, anglais et espagnol. Les terrasses des cafés étaient occupées, le petit train touristique circulait et des personnages tels que Mickey ou Donald se prêtaient au jeu des badaud·es qui voulaient immortaliser l’instant en prenant des photos avec eux.

Ici dans le centre-ville de Zaporijjia, c’est différent, je dois dire que j’évite de me balader mais en gros, bien que fatigués par plus de deux ans de conflits, les gens circulent.

Lorsque je les questionne sur les dangers potentiels, ils me répondent que la probabilité qu’un missile, un drone, une roquette explose là où on est au moment où on y est reste faible, qu’ici ce n’est pas Bakhmout! Il est vrai que la ville balafrée ici et là par les bombardements se reconstruit, que les bâtiments éventrés il y a quelques mois sont presque finis d’être rebâtis à l’identique, que les stigmates de la guerre ne sont que très peu visibles, mise à part l’omniprésence militaire.

Du coup, la vie semble continuer, et même s’il n’y a pas foule, les commerces restent ouverts, y compris les bijouteries, boutiques de vêtements, restaurants, les vendeurs de rue...

La mobilisation

Ce qui préoccupe les gens partout en Ukraine, c’est la mobilisation. Le front de l’Est fait tellement de victimes que l’armée «manque» de soldats pour atteindre ses objectifs. Beaucoup d’hommes en âge de participer aux combats on reçu l’enveloppe contenant leur ordre de mobilisation mais ne veulent pas y répondre, pour les raisons qui sont les leurs. Beaucoup se cachent, évitent de circuler pour ne pas se faire piéger par les contrôles. Le risque est partout, dans les villes comme à la campagne, à la sortie des gares, dans les bus, sur le trottoir. En une semaine, j’ai été interpellé deux fois et suis passé à travers plusieurs barrages mixtes police/armée.

En cas de contrôle, ceux qui sont signalés «absents», (déserteurs), sont directement embarqués vers leur lieu d’instruction/affectation, parfois sans même avoir la possibilité de dire au revoir à leurs proches.

Depuis le début du conflit, la mise en place de la loi martiale empêche les hommes de 18 à 60 ans de quitter le pays. À quelques exceptions près: certains arrivent à avoir des documents pour se rendre à l’étranger en invoquant une nécessité familiale, un travail humanitaire...

Actuellement, beaucoup n’osent plus aller demander une dérogation parce que ça peut aussi être le moment où on va leur donner leur lettre de mobilisation. Certains se rendent chez leur médecin, essayent d’avoir des certificats d’incapacité pour échapper au front, on m’a raconté qu’au début, avec un peu de surdité ou une petite insuffisance cardiaque, les gens étaient exemptés, aujourd’hui, même avec un œil en moins, ils restent mobilisables.

Projet

En Transcarpatie, c’est la montagne et bien qu’il y ait de temps à autre une alerte, la région n’a jamais été bombardée et est donc reconnue comme plus sûre. Avec le soutien de Longo maï, on a organisé fin 2023 un séjour de repos pour les réfugié·es de Zaporijjia.

L’objectif du séjour était de donner un peu de respiration aux personnes qui avaient vécu l’occupation, l’exode et plus de deux ans de vie à l’abri des bombes dans le sous-sol d’une usine. Outre les activités proposées (spa, visite d’une fromagerie artisanale, du resto...), iels ont pu cui-siner selon leurs désirs des mets qui leur plaisaient, vivre sans contraintes exceptionnelles, se balader... Bref, vivre.

Aussi demain, on va acheter des vélos d’occasion, puis voir comment les gens vont les utiliser. Si ça plaît, nous pourrons en acheter d’autres. À la fin du mois de juin, nous allons renouveler l’expérience et pour moi, ce sera avec cette acti-vité que je terminerai mon implication ici. Emmanuel Dache

  1. Voir Archipel 329, «Derrière le front Sud-Est, la vie continue!» de Emmanuel Dache, octobre 2023.
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