Ces derniers mois, les médias en Suisse et d’autres pays d’Europe occidentale ont fait état de grandes familles Roms de la province de Transcarpatie, dans l’ouest de l’Ukraine. Celles-ci sont stigmatisées comme bénéficiaires indésirables du statut de protection accordé aux réfugié·es de guerre ukrainien·nes, même si les autorités et la plupart des médias ne le formulent pas aussi brutalement, sans doute par peur des accusations de racisme. Le Parlement suisse veut désormais n’accorder le statut de protection qu’aux Ukrainien·nes qui ont fui des zones de guerre, défini·es un peu arbitrairement à l’est et au sud de l’Ukraine, la Transcarpatie n’en faisant pas partie. Les Roms de Transcarpatie n’auraient donc plus droit au séjour et à la protection en Suisse et devraient quitter le pays.
Le Forum Civique Européen est actif en Transcarpatie depuis plus de trois décennies et connaît bien la situation locale et les conditions de vie des Roms.
Visite du Tabor[1]
La plus grande colonie rom d’Ukraine se trouve dans la ville provinciale de Moukatchevo en Transcarpatie. Avant la guerre, environ 15.000 Roms y vivaient, dont plus de la moitié dans une pauvreté absolue. En quittant la rue principale de ce ghetto situé derrière la gare, on tombe sur des ruelles étroites et sales avec des cabanes miteuses sans eau ni égouts, l’électricité est tirée quelque part. Partout, des montagnes de déchets. Des femmes maigres en sandales et des enfants joyeux malgré tout demandent à notre accompagnatrice qui sont ces étranger·es qui se sont aventuré·es ici.
Or, la guerre a réservé une surprise à ce monde sombre et isolé. Durant l’été 2022, un groupe d’une soixantaine de Roms avait fui la ville de Vouhledar dans le Donbass et finalement atteint Moukatchevo. Vouhledar a été entièrement conquise par l’armée russe le 1e octobre 2024, après plus de deux ans de combats qui ont entraîné des pertes extrêmement importantes pour les deux parties. Aujourd’hui, c’est une ville fantôme qui ne compte plus que des ruines.
Les Roms de Vouhledar étaient bien intégré·es dans la population locale, iels sont éduqués et relativement prospères. Certains dirigeaient même leurs propres petites entreprises.
Rada Kalandiia, son mari Edvard, un Géorgien qui a fui l’Abkhazie, leur fille de 15 ans et d’autres membres de sa famille ont fui Vouhledar pour Moukatchevo avec ce groupe.
Le père de Rada s’est engagé toute sa vie pour les droits des Roms dans le Donbass et Rada poursuit cet engagement. À son arrivée en Transcarpatie, elle a été choquée par les conditions de vie des Roms locaux. «Pour moi, il était inimaginable que des Roms vivent ainsi au 21e siècle. On se croirait au 15e siècle!» Avec le soutien de l’organisation ukrainienne de femmes roms Chirikli, dont elle fait partie, et d’une organisation tchèque, elle a pu louer un bâtiment assez grand[2]. Rada poursuit une stratégie claire pour sortir peu à peu les habitant·es de ce bidonville du cercle vicieux de la misère. La plupart des Roms sont analphabètes. Rada n’a aucun espoir d’influer sur les adultes, elle compte sur la formation et l’éducation des enfants. La plupart n’ont jamais été à l’école et ne connaissent pas non plus les règles élémentaires d’hygiène. La collaboratrice de Rada, la juriste Tetiana, n’est pas rom, mais issue de la minorité juive hongroise de Moukatchevo. Elle raconte que des enfants de dix ans sont effrayés et se cachent de l’eau lorsqu’ils prennent une douche pour la première fois de leur vie. Au centre Romodrom, en bordure du ghetto, les enfants apprennent donc aussi ce qu’est un peigne et qu’il est utile de connaître l’heure et le jour de la semaine. Un autre problème est que ces Roms ont «oublié» leur langue d’origine. Beaucoup d’entre elles et eux ne parlent que le hongrois, ce qui pose évidemment un problème lors des démarches administratives, chez le médecin et éventuellement lors de la recherche d’un emploi.
Pour relever les défis de la misère du ghetto Rom de Moukatchevo, il faut beaucoup de courage et une confiance inébranlable, et peut-être plus important encore, une grande affection pour ces personnes. C’est tout cela que l’on ressent très clairement lors de la visite commune, mais aussi la dose de réalisme nécessaire. La tuberculose et la faim sont très répandues. Tout comme l’usure, pratiquée sans vergogne par les Roms plus riches envers les plus pauvres. Les microcrédits de 1000 hryvnia, la monnaie ukrainienne (23€) doivent être remboursés au bout d’un mois avec 1800 hryvnia. Iels laissent en gage leur passeport ou leur acte de naissance, sans lesquels les familles nombreuses ne peuvent pas recevoir l’aide sociale de l’État.
Afin de motiver les parents à envoyer leurs enfants à l’école l’après-midi pour qu’ils apprennent à lire, à écrire et à compter, Chirikli distribue, dans la mesure du possible, de l’aide humanitaire, de la nourriture et des produits d’hygiène. Iels ont ainsi gagné la confiance des familles et nous avons vu des garçons et des filles qui prenaient manifestement plaisir à écrire leurs devoirs dans leurs cahiers au centre Romodrom. Une enseignante de l’école publique voisine vient tous les jours au centre pour cela. Gaspar, un bénévole rom relativement aisé, collecte des denrées alimentaires et prépare, au moins une fois par mois, un énorme chaudron de bograch, la variante locale du goulasch hongrois, pour jusqu’à 1000 personnes.
L’équipe de Chirikli aide également les Roms de Moukatchevo à lutter contre la discrimination. Sans le soutien d’une personne instruite, il est très difficile d’obtenir par exemple un passeport, un certificat de mariage ou de naissance, et des pots-de-vin sont souvent exigés de manière illégale. De même, l’accès aux services de santé municipaux est très limité. D’autre part, les Roms n’ont généralement aucune idée de leurs droits en tant que citoyens et citoyennes d’Ukraine.
D’autres problèmes des Roms sont faits maison. Par tradition, les filles se marient alors qu’elles sont à peine pubères et ont leurs premiers enfants à l’adolescence. Les moyens de contraception ne sont guère répandus, même pour les adultes, et de nombreux hommes les refusent. Rada Kalan-diia a déjà identifié plusieurs dizaines de femmes qui souhaitent se faire aider à ce sujet, pas toutes au su de leur mari.
Les perspectives
Nous partageons la conviction de Rada Kalandiia selon laquelle l’aide aux Roms de Transcarpatie ne devrait pas être gérée et distribuée par des organisations extérieures. Le Forum Civique Européen a déjà spontanément soutenu Chirikli pour la création d’un petit centre pour femmes. Outre un soutien matériel, une pression massive sur les autorités est également nécessaire pour briser la discrimination des Roms.
Jürgen Kräftner, membre FCE - Ukraine
- Tabor veut simplement dire «camp», mais en Ukraine, ce terme désigne clairement un campement de Roms.
- Cette location est toutefois fragile, car l’organisation tchèque ne souhaite pas s’engager à long terme.