UKRAINE: Soutien aux mamans

de Jürgen Kräftner et Tatyana Belousova, 12 déc. 2025, publié à Archipel 353

Tatyana Belousova, 40 ans, est prof de théâtre et maman d’une petite fille de trois ans. Depuis 20 ans, elle travaille avec des enfants et des jeunes dans le village de Nijnié Selychtché (Transcarpatie, Ouest de l’Ukraine), avec l’équipe locale du Forum Civique Européen[1]. Elle dirige aussi l’auberge de jeunesse Sargo Rigo. En 2025, avec quelques collègues, elle a commencé à organiser des camps pour les mamans et leurs enfants nés pendant la guerre.

Jürgen Kräftner pour Archipel: Bien avant la guerre, tu t’intéressais déjà au théâtre pour le développement des enfants de six mois à cinq ans. Je me souviens de ta collaboration avec la chorégraphe de théâtre lituanienne Birutė Banevičiūtė. À la fin de l’année, tu as organisé avec quelques collègues deux camps pour les femmes ukrainiennes qui ont donné naissance à des enfants pendant la guerre.

Tatyana Belousova: Oui, avec Birutė et une collègue de Kyiv, on a été les premières, en 2018, à monter des pièces de théâtre pour les tout-petits en Ukraine. Birutė a une grande expérience et a aussi beaucoup publié sur ce sujet. L’idée de base est de donner aux enfants une grande liberté pour qu’iels puissent essayer tout ce qu’iels veulent en jouant et en expérimentant, sans les distraire inutilement par une sur-stimulation. En même temps, les mamans apprennent à être plus attentives à leurs enfants. On a beaucoup aimé ces idées et on a continué à travailler avec cette méthode avec mes collègues ukrainiennes. On a aussi sorti une sorte de manuel en ukrainien sur comment développer l’expression corporelle chez les tout-petits. Ce livre s’adresse surtout aux éducatrices de la petite enfance et aux professeur·es de danse.

Depuis, je rêve d’ouvrir un théâtre pour les tout-petits et de travailler en permanence avec les mamans et leurs enfants encore très jeunes. Depuis le début de la guerre, on a organisé plusieurs camps pour les jeunes des zones de guerre. Parmi les animatrices des camps, il y avait plusieurs femmes avec des enfants en bas âge, dont une était enceinte. C’est comme ça qu’on a naturellement eu l’idée de proposer des séjours pour les mamans avec leurs jeunes enfants. Même dans des conditions normales, les parents s’inquiètent toujours pour leurs enfants, mais pendant la guerre, c’est un stress permanent.

En 2025, vous avez déjà organisé deux camps de ce type pour les mères et leurs enfants.

Oui, les femmes venaient principalement des zones de guerre, il y avait des femmes de soldats actifs et de soldats tombés au combat, il y avait aussi des femmes qui appartiennent elles-mêmes à l’armée et une pédiatre qui travaille avec des réfugié·es et des enfants de soldat·es. Nous avons été surpris par l’énorme demande de camps pour jeunes mères et nous avons alors réalisé qu’il n’existait pratiquement pas de camps de ce type en Ukraine. Une mère de cinq enfants nous a raconté qu’elle envoyait régulièrement ses enfants dans des camps de jeunes, mais qu’elle n’avait jusqu’à présent trouvé aucun moyen de se remettre du stress de la guerre avec ses jumeaux de deux ans et demi. Il existe une offre de trois jours avec un contenu similaire à celui de notre camp, mais elle coûte 25.000 hryvnia (500 €). C’est pourquoi, après seulement trois jours, on avait déjà 320 inscriptions, puis nous avons dû retirer notre annonce du net.

Comment ces femmes vivent-elles la guerre depuis près de quatre ans?

Elles vivent dans un stress permanent pour leur sécurité et celle de leurs enfants. Et elles ont des remords, se demandant si elles n’exposent pas inutilement leur enfant au danger d’être blessé ou tué. Les femmes dont les maris sont au front passent moins de temps avec leurs enfants. L’inquiétude pour leur mari les paralyse et en même temps, elles se sentent coupables de ne pas s’occuper correctement de leurs enfants. Le mari d’une de nos mères, Alyona, est mort à la guerre. Elle a deux enfants, une fille de 12 ans et un garçon qui va bientôt avoir trois ans. Son mari est mort deux semaines après la naissance de ce garçon. À la fin du camp, elle nous a dit que c’était la première fois qu’elle s’occupait vraiment de son fils, la première fois qu’elle se sentait maman. C’est une femme forte, elle aide d’autres femmes qui ont perdu leur mari, mais elle pense tout le temps à lui et ne s’autorise pas à être mère.

Ces femmes ont aussi besoin d’un soutien psychologique, non?

Bien sûr, et il existe désormais une offre assez importante en Ukraine. Mais d’une part, beaucoup de femmes ne le savent pas, et d’autre part, ces psychologues sont souvent incompétents. Et c’est une question de moyens. Une séance coûte environ 1000 hryvnia (20€), ce que toutes les femmes ne peuvent pas se permettre.

Dans notre équipe, on a une bonne psychologue, Svitlana. Elle travaille aussi pour une organisation d’ancien·nes combattant·es et peut, dans ce cadre, offrir un accompagnement gratuit à nos femmes après les camps, ce dont certaines d’entre elles profitent maintenant.

Vous accordez de l’importance à réunir des femmes avec des histoires différentes, non?

Oui, et on a même ajouté un autre aspect à ça. Dans les deux camps, on avait des enfants avec des besoins particuliers. Dans le premier camp, un enfant était autiste, et pendant le camp, on a remarqué qu’un autre enfant souffrait d’un problème similaire à l’épilepsie. Et dans le deuxième camp, on avait Darinka, une petite fille atteinte d’amyotrophie spinale, qui n’a plus que peu de temps à vivre. Dans notre camp, Darinka a joué pour la première fois avec d’autres enfants et a fait ses premiers pas toute seule. C’était un progrès énorme et inattendu.

On a aussi remarqué que le contact entre les mères pendant les douze jours passés ensemble était très important. Les mères observent les autres enfants et parlent ouvertement de leurs impressions. C’est important, car souvent, les femmes ne veulent pas voir certains problèmes chez leurs enfants. On devient une grande famille, et notre auberge est un cadre formidable pour ça. Au début, les mamans ont peur des escaliers, comme d’habitude (rires), mais à partir du troisième jour, tout va bien. On est tout le temps ensemble, même les accompagnatrices. Et après quelques jours, les mamans laissent leurs enfants à une autre femme pendant un moment et ont soudain du temps pour elles.

À quoi ressemble le quotidien dans le camp et qu’est-ce qui a le plus plu aux femmes?

Comme dans les camps artistiques pour ados, on accorde beaucoup d’importance à un emploi du temps bien structuré. La journée commence le matin par ce qu’on appelle le yoga en pyjama. Le soir, les enfants attendent avec impatience l’heure du conte, pour laquelle une salle spécialement décorée est réservée. Une fois les enfants couchés, l’équipe et les mères se retrouvent pour notre cérémonie du thé du soir, pendant laquelle on fait aussi de petits travaux manuels ensemble, on fabrique des bougies ou autre chose. Jusqu’à tard dans la nuit, c’est le moment d’échanger, avec l’aide de notre psychologue, et souvent, on a dû demander aux femmes d’aller se coucher à 1 heure du matin.

Pendant la journée, on fait du théâtre interactif avec les enfants, ainsi que de la musique, des exercices de rythme et de la danse. On libère les mamans pendant quelques heures où les enfants jouent dans le bac à sable sous surveillance et s’essaient au dessin sur sable. Pendant ce temps, les mamans ont du temps pour elles, travaillent avec la psy, on a aussi fait de la musique et chanté ensemble, et les femmes ont même composé une chanson ensemble.

Si tu me demandes ce qu’elles ont préféré, je dirais peut-être la cérémonie du thé en soirée et les moments de détente quand nous nous sommes occupé·es de leurs enfants et qu’elles avaient du temps pour elles-mêmes.

Quel a été le plus grand défi pour vous en tant qu’équipe?

On est tout le temps confronté·es à trois tâches en même temps. On veut que les enfants se sentent bien, on veut que les mamans profitent au maximum du temps passé ensemble, et une dynamique de groupe positive est aussi super importante. Donc, on se concentre sur ces trois questions, mais c’est justement ce défi qui nous plaît.

Vous avez aussi fait une sorte de test de qualité du camp.

Notre psy a préparé deux questionnaires. Nos participantes en ont rempli un avant le camp, et l’autre après. Ça parlait de l’anxiété, de la dépression, des dépendances et d’autres états d’esprit, les femmes ont vraiment beaucoup de problèmes. Après le camp, on leur a demandé de nous donner un retour détaillé et on a remarqué que les états d’anxiété et de stress avaient clairement diminué.

On est aussi très contentes de rester en contact avec ces femmes et qu’elles gardent le contact entre elles. On rêve ensemble de rencontres réelles avec les participantes de nos différents camps.

Quels sont vos projets pour les années à venir?

On aimerait organiser au moins un camp par saison. Et de pouvoir planifier à plus long terme, sur plusieurs années. On veut aussi rédiger des guides à l’intention des jeunes mères pour les aider à gérer le stress lié à la guerre et à transmettre ces informations à d’autres femmes dans leur lieu de résidence. Après seulement deux camps, on a déjà acquis une certaine expérience et on sait comment améliorer notre travail.

Un entretien avec Tatyana Belousova, réalisé par Jürgen Kräftner, membre FCE – Ukraine

  1. Voir Ukraine - Soutien émotionnel par l’art et la thérapie, de Olga Zubyk et Paul Braun, Archipel 344, février 2025.