Les rapports coloniaux sont omniprésents, que ce soit par l’exploitation des ressources minières des pays du Sud, la politique d’endettement, les programmes d’ajustements structurels du FMI et de la Banque Mondiale, etc. Avec cette politique qui détruit les bases de survie de nombreuses populations du Sud et aggrave leur pauvreté, il est compréhensible que des gens quittent leur pays pour chercher ailleurs leur part de bonheur et de sécurité matérielle!
C’est dans ce contexte que Jakob Schädelin, pasteur à la retraite de l’église réformée de Berne-Jura-Solothurn, lors d’une conférence donnée récemment à Vienne, a parlé d’une espèce de «devoir de migration», c’est-à-dire de fuite des situations d’oppression. Un impératif biblique de la recherche de la bonne vie, extrait de la théologie des migrations, l’a incité à développer un nouveau regard sur la migration comme processus de libération.
Cependant les migrants qui arrivent dans les pays riches du Nord ne trouvent pas souvent la bonne vie. La plupart du temps – quand ils ont réussi à franchir les frontières gardées par Frontex et son arsenal sécuritaire – leur présence est déclarée le plus souvent illégale. L’accès au marché du travail leur est fermé, ce qui les pousse vers l’économie souterraine.
Le travail au noir – c’est-à-dire sans contrat ni titre de séjour – est souvent le seul moyen de survivre. Mais le travail au noir est précaire, mal payé et dangereux. Des salaires de misère, l’absence de sécurité sociale et l’arbitraire des patrons sont à l’ordre du jour. Celui qui vit et travaille dans un espace de droit flou est en outre menacé de contrôles policiers, souvent de prison et d’expulsion.
Par contre, d’autres en profitent bien: les migrants sans papiers sont indispensables au fonctionnement de «notre» économie. Sans le travail des migrants, de nombreux secteurs de l’économie s’écrouleraient du jour au lendemain, comme le tourisme et l’hôtellerie, l’agriculture industrielle, les soins à domicile, les entreprises de nettoyage, la construction et des parts importantes du commerce.
D’un point de vue financier, même le pire travail permet un niveau minimum d’autonomie. Les migrants – et surtout les femmes – sont un exemple éclatant de la précarisation du monde du travail et de la vie en général.
C’est là que se referme le cercle – peut-être abstrait au premier coup d’œil – de la relation entre la politique et l’économie d’une part, et la précarisation du travail et de la vie d’autre part, chez nous en Europe.
Citons un slogan fort du mouvement antiraciste: «Nous sommes ici parce que vous détruisez notre pays». «Ici», les travailleurs migrants espèrent souvent une activité qui les intègre une fois de plus aux rapports d’exploitation de l’économie mondiale, comme l’illustre l’exemple des vendeurs de roses qui, dans des conditions de travail épouvantables, proposent ces fleurs produites en monoculture avec un apport massif de pesticides hautement nocifs dans des parcelles volées au Sud…
C’est pourquoi l’action solidaire doit comporter deux orientations: l’internationalisme et la solidarité entre égaux. Cela signifie, d’une part, que nous ne devons pas oublier la dimension mondiale de l’injustice; et de l’autre, que nous ne menons pas de luttes pour les opprimés, dans l’esprit des mauvaises manières de la démocratie parlementaire largement répandues chez nous.
C’est plutôt sur un pied d’égalité avec les personnes directement touchées qu’un mouvement émancipatoire de cohabitation solidaire peut se bâtir. Des luttes réussies telles que celle des sans papiers en France ou en Suisse le prouvent, de même que l’auto organisation des habitants des bidonvilles en Afrique du Sud ou la mobilisation du MST (Mouvement des Sans-terre) au Brésil.
Les pèlerinages des Romarias sont organisés par le MST depuis un certain nombre d’années dans tout le pays avec des milliers de participants. Ils ont pour objectifs le soutien aux occupations de terres et l’engagement solidaire pour un monde sans exploitation ni oppression. En tant que membre du réseau international Via Campesina, le MST a par ailleurs soutenu une occupation de terre au nord de Vienne, débutée le 17 avril et stoppée brutalement le 26 avril 2012 sur ordre de l’université d’agriculture par des forces de sécurité privées.
C’est pourquoi, comme partout dans le monde des paysans occupent des terres pour faire prendre conscience de leurs conditions de vie précaires et se défendre contre les menaces d’expulsion, des formes d’action comparables ont vu le jour en Europe, avec la même motivation: par exemple, quand quelques centaines de membres du mouvement français des sans papiers occupent en 1996 l’église parisienne de St-Bernard, pour attirer l’attention sur leur misère matérielle et l’exclusion sociale qui les frappent.
En Suisse, les sans papiers ont pris cet exemple pour modèle en occupant en 2001, avec l’appui de sympathisants, des églises à Lausanne, Fribourg, Berne et Bâle. Sept ans plus tard, un groupe de 150 personnes a trouvé de nouveau le courage d’occuper une église en Suisse. Ces occupations d’églises ont pu se faire surtout grâce à la forte cohésion des sans papiers. La solidarité des paroissiens et des militants antiracistes a également joué un rôle important.
Dans les exemples cités, l’occupation d’église était une forme d’action destinée à attirer l’attention sur la situation discriminatoire des réfugiés générée par les lois d’asile et sur les étrangers. Trois demandes principales étaient toujours présentes:
- l’arrêt immédiat des expulsions d’individus et de familles entières dans des conditions inhumaines;
- la légalisation du séjour pour tous les habitants;
- la levée de l’interdiction de travailler et de toutes les mesures discriminatoires pour les réfugiés sur le marché du travail.
Les occupations d’églises sont un moyen politique pour les sans papiers d’être écoutés et de présenter leurs requêtes auprès du public.
Ces dernières années cependant, l’asile dans les églises est aussi devenu un moyen politique pour des paroisses engagées d’empêcher l’expulsion de nombreuses familles dans des conditions de vie indignes. En Autriche, par exemple, Luise Müller, surintendante du diocèse de Salzbourg et du Tyrol, a donné asile en 2011 dans son église à Lamin Jaiteh, menacé d’une expulsion imminente. Quelques années auparavant, le pasteur d’Ungenach, Josef Friedl, s’est rendu célèbre pour avoir caché la demandeuse d’asile Arigona Zogaj. Ces formes «d’asile silencieux» sont une pratique vivante pour de nombreuses paroisses autrichiennes, alors qu’en Autriche le durcissement du droit des étrangers et en conséquence le retrait des droits des étrangers sont en progression constante, comme dans l’ensemble de l’UE. Ainsi, dans l’un des pays les plus riches du monde, il ne reste alors aux personnes concernées et à celles qui les soutiennent qu’à désobéir et à refuser les lois, là où règne l’injustice.
Selon une citation du pasteur Jakob Schädelin, déjà cité en introduction, sur le rôle de l’Eglise: «Là où, à notre avis, il se passe ce qui ne devrait pas, il faut essayer d’ôter à l’Etat toute légitimité.» Dans ce sens nous terminons avec un slogan du mouvement antiraciste: «Personne n’est illégal! Droit de rester pour tous!»