Protection de la nature, écologie et développement durable sont souvent associés à des modes de vie alternatifs et une vision politique émancipatrice du monde. Si nous examinons l’histoire du mouvement écologique, cette hypothèse n’est toutefois que partiellement correcte, car en Allemagne l’association des questions écologiques à une vision du monde issue de la droite a une longue tradition1.
Les groupes de protection de la nature et de réforme de la vie, qui sont apparus dans ce pays il y a environ cent ans, ont été façonnés par le mouvement völkisch2. Celui-ci a combiné la protection de la nature avec la protection de la patrie et a lutté contre l’égalité, les droits sociaux, la migration et, enfin et surtout, contre le judaïsme et son influence présumée sur la destruction de la patrie et de la nature. Depuis quelques années, on observe que de plus en plus de «colons ethniques», imprégnés par l’idéologie völkisch, s’installent dans les zones rurales, où ils mènent un mode de vie indépendant et passéiste, loin des grandes villes. Le mouvement Anastasia trouve sa place dans ce contexte d’accaparement de terres par la droite.
De la taïga au monde
Ce mouvement, né dans le monde russophone dans les années 1990, s’est basé sur l’ouvrage en dix volumes Les cèdres chantants de Russie, écrit par Vladimir Megre, et tente de mettre en œuvre les idées qui y sont développées. Il a gagné l’Europe de l’Est, puis les pays germanophones. Le livre se serait vendu à 11 millions d’exemplaires et aurait été traduit en 23 langues. Megre y décrit sa rencontre avec une femme nommée Anastasia, qui partage avec lui son savoir secret. Elle appartiendrait à un peuple ancien, la tribu des Wedrussiens, dont les descendant·es, non influencé·es par la civilisation et doté·es de pouvoirs paranormaux, vivraient encore aujourd’hui dans la taïga. Le contenu du livre est un mélange de romantisme naturaliste, de théories conspirationnistes, d’antisémitisme et d’ésotérisme. Selon Megre, à l’ère Wedian, les gens auraient vécu en contact direct avec Dieu dans un paradis pendant 990.000 ans. Aujourd’hui, par contre, l’ordre social serait complètement imprégné du mal. La seule issue: la création de domaines familiaux à la campagne. Dans ces zones rurales, les familles (un homme, une femme et leurs enfants) devraient adopter un mode de vie autosuffisant sur un hectare de terre et construire des structures indépendantes. En Allemagne, on dénombre à ce jour dix-sept de ces domaines familiaux ruraux, en Suisse deux.
Des activistes de droite dans le mouvement
L’un de ces projets de colonisation est situé dans le village de Grabow, dans le Brandebourg. Depuis 2014, Iris Wetzig et Markus Krause vivent là, sur leur domaine familial. En 2015, illes ont organisé dans leur propriété la réunion interrégionale du mouvement, le «Festival Anastasia». A peine quelques semaines plus tard, le camp d’été du «Deutscher Jugendbund Sturmvogel», une organisation de jeunesse d’extrême droite, se déroulait lui aussi sur leur propriété. Lorsque de nombreux réfugié·es sont arrivé·es en Allemagne en 2015, ce couple a invité les villageois·es à une conférence au cours de laquelle illes ont dénigré les migrant·es et ont menacé de créer une milice de défense pour garder leur village «libre d’immigrants illégaux». A quelques kilomètres de là, Frank Willy Ludwig vit sur la propriété familiale à Liepe. Il est le fondateur de la «Urahnenerbe Germania» (l’héritage des aïeux germaniques), une organisation ésotérique de droite dont le but est «de rechercher et de pratiquer les modes de vie de nos ancêtres, la haute culture védique des Slaves et des Aryens». Le nom de l’organisation fait référence à une association, fondée en 1935 par Heinrich Himmler et Richard Walther Darré, qui a tenté de prouver scientifiquement la supériorité raciale de «l’homme aryen» et a mené des expériences médicales sur des détenu·es dans les camps de concentration. Ludwig considère que le mouvement Anastasia est aux côtés de l’AfD, de Pegida et des «veillées du lundi», et fait partie d’un mouvement de résistance patriotique. Dans les montagnes de l’est du Harz, Maik et Aruna Schulz tentent de fonder un autre domaine familial. Lors d’un séminaire d’introduction, ils ont clairement indiqué qu’ils ne voulaient que des coutumes «allemandes» et des familles «allemandes» dans leur projet d’installation. Illes ont refusé d’accepter un couple de lesbiennes intéressées au motif que leur mode de vie n’était pas compatible avec les idées du mouvement. Les exemples mentionnés ici sont loin d’être des cas isolés. Le livre de Megre défendant des idées nationalistes, hostiles à l’émancipation, antisémites et conspirationnistes, il n’est pas surprenant qu’il existe de nombreux liens entre le mouvement Anastasia, la scène de droite et völkisch dans le monde germanophone.
Infiltration par la droite
Les adeptes du mouvement Anastasia rencontrent un bon accueil dans les régions où ils sont implantés, car les concepts de durabilité écologique sont de plus en plus en vogue dans la société. Mais il manque une conscience critique sur les parallèles que cela peut avoir avec une vision réactionnaire de la nature et de la protection de l’environnement. Les adeptes ne sont souvent considérés que comme des néoruraux alternatifs inoffensifs, et c’est une tactique que beaucoup utilisent. Le fait qu’ils soient implantés dans les zones rurales, souvent structurellement faibles, et qu’ils organisent divers événements culturels favorise leur acceptation. De plus en plus d’organisations, d’initiatives et d’associations dans le domaine de la nature et de l’environnement sont confrontées aux adeptes du mouvement Anastasia ainsi qu’à d’autres colons völkisch. En 2018, l’institut pour la Permaculture a été vivement confronté avec le mouvement Anastasia après qu’un nombre croissant d’adeptes aient suivi des cours de permaculture. Dans une déclaration, l’Institut prend ses distances et déclare: «Il n’y a pas besoin de projections stéréotypées ni de l’idéologie völkisch pour devenir actif en vue d’un changement durable.»
Pour plus d’information, en allemand: https://www.nf-farn.de/rosga_anastasia-bewegung
- Voir Archipel No 282, juin 2019 «Les percées de l’extrême droite en milieu rural», de Herma Ebinger.
- Le mouvement völkisch = du peuple) est un courant intellectuel et politique, né en Allemagne à la fin du XIXe siècle. Il puise dans le romantisme allemand, la spiritualité païenne ainsi que dans le darwinisme social et l’antisémitisme pour prôner une révolution conservatrice germanique sur la base de la race et la nation. Il existe une forte continuité, tant en personnes qu’en idées, entre le mouvement völkisch et le national-socialisme.