L'Allemagne, pionnière internationale de la "sortie du nucléaire", veut enfouir d'ici au milieu du siècle 27.000 m3 de matériaux nucléaires hautement radioactifs inutilisables dans des couches géologiques pro-fondes. Bien que cet enfouissement soit vendu comme la "dernière étape" de l'aventure nucléaire, l'Alle-magne et son industrie nucléaire demeurent des protagonistes importants dans l'expansion de la catas-trophe nucléaire mondiale.
Cet article vise à expliquer le cheminement actuel de cette "sortie", les instruments et les procédures de participation à la recherche d'un lieu de stockage définitif, et à montrer pourquoi il ne peut y avoir de sortie du nucléaire de cette manière. Car l'hypocrisie allemande de la "prolifération nucléaire discrète" continuera d'exacerber le problème. Ce sont les mêmes qui vont continuer à tirer profit de cette filière économique, tandis que les risques et les coûts, eux, sont répartis dans la société.
La "sortie" à venir
En 2011, après la catastrophe nucléaire de Fukushima, même les conservateurs de la RFA semblaient en avoir assez de la peur, ou plutôt, de l'insécurité. Malgré des décennies de soutien au lobby nucléaire, le cabinet Merkel au pouvoir a décidé de revenir sur la décision alors récente de prolonger la durée de vie des centrales nucléaires, et de mettre en œuvre une "sortie progressive" déjà initiée en 2001.
Dans le monde entier, la politique énergétique progressiste de la République fédérale a longtemps fait figure de référence. La promotion des énergies renouvelables depuis les années 1990 a ouvert la voie à un "tournant vert" (également connu sous le nom de stabilisation de la suprématie des entreprises énergé-tiques). Après Fukushima, l'opportunité était là pour répondre à la demande de la société civile d'en finir avec l'énergie nucléaire. La réponse n'a malheureusement pas été à la hauteur.
Car la demande de "fermeture" a été en pratique systématiquement traduite par "élimination partielle". Elle ne touchait pas aux monopoles et ne comprenait pas de demandes de démocratisation et de décentra-lisation de la politique énergétique.
L'Etat nucléaire allemand aujourd'hui
L'Allemagne et ses entreprises sont loin de dire adieu aux activités liées à la radioactivité – des mines à la gestion (à long terme) des cargaisons radioactives. Voici quelques exemples. Mois après mois, l'Allemagne sert de plaque tournante à l'importation de la matière première nucléaire Yellowcake, en route vers les usines de combustibles du sud de la France via Hambourg. L'exportation vers la Russie de matériaux déclarés comme "recyclables" pour déjouer l'interdiction d'exporter des déchets nu-cléaires est une pratique courante. Le reclassement de la branche nucléaire de Siemens en tant que société de l'opérateur nucléaire français Orano en dit également long. Il permet à des milliers et des milliers d'em-ployé·es de gagner leur vie grâce à l'extension de la nouvelle centrale électrique EPR en Allemagne – mais sous le drapeau bleu-blanc-rouge. La société General Nuclear Services (GNS), qui partage un bâtiment à Essen avec la BGZ, (Société fédérale pour un stockage temporaire), continuera à gagner de l'argent en transportant les déchets. Les usines de production de combustibles à Lingen et celles d'enrichissement d'uranium à Gronau par l'opérateur Urenco, qui sont rentables, illustrent une compréhension très spéci-fique de l'abandon du nucléaire.
La leçon: dans le capitalisme transnational, le lieu où un réacteur a été construit et est ou sera exploité n'a aucune importance. C'est un système qui menace l'environnement et les personnes à chacune des étapes, des mines à la gestion des déchets, pour que l'argent puisse continuer de couler. La poursuite de facto de l'existence de l'énergie nucléaire civile en Allemagne est mise sous le boisseau du libre marché. Au-delà de la posture "nucléaire non merci", le pays doit encore répondre à cette épineuse question: où mettre les déchets?
"Héroïne de la République"?
La question des déchets reste floue, même si des progrès évidents ont été réalisés par rapport aux années 1970. Une chose est claire: les déchets hautement radioactifs seront coulés – dans du sel, de l'argile ou du granit – dans un trou de quelque 500 mètres de profondeur qui, selon la loi sur l'énergie atomique, sera construit d'ici à 2051 puis rempli pendant cinq cents ans. Finalement, un couvercle sera posé dessus et le problème se sera résorbé aux environs de l'an 1002551. Pour de bon.
En 2020, une grande campagne visant à convaincre la population de la nécessité de cette "solution" spé-cifique d'enfouissement des déchets dans des couches géologiques profondes a été lancée en Allemagne. Symboliquement, il s'agissait de transmettre l'idée de la "fin de l'histoire" de ce chapitre le plus dangereux de l'industrie énergétique.
Dans cette nouvelle édition du débat sur le site de stockage définitif, les termes "participation des ci-toyen·nes", "sécurité" et "transparence" donnent le ton. Les agences et autorités actives dans le processus veulent passer de la "carte blanche" 1 à une "recherche ouverte aux résultats", à savoir "fédérale", "multi-niveaux", "tirant les leçons des erreurs passées" et avec "moins de gestion du haut vers le bas". Une "commission du centre de stockage radioactif" a ouvert la voie après la décision de sortie et a conçu une procédure: de nouveaux acteur/trice·s, un calen-drier et les arguments essentiels pour sa mise en œuvre.
"C'est un nouveau départ, (...) l'écriture du dernier chapitre", résume Wolfram König, président de la BASE (Office fédéral de contrôle de l'évacuation des déchets nucléaires, couramment appelé Office fédéral des déchets nucléaires). Il poursuit: "La réversibilité doit être garantie pendant toute l'opération." Les grands mots sont au cœur de cette grande question. Le discours met l'accent sur la "responsabilité natio-nale" et veut faire de la région touchée à long terme "l'héroïne de la République". La destruction du Wen-dland par des déchets nucléaires pour des motifs purement politiques, que le père de la ministre d’alors Ursula von der Leyen voulait imposer, va maintenant céder la place au dialogue démocratique.
Instruments et procédures de participation
Un processus qui semble ne connaître aucune alternative avance maintenant tel un rouleau compresseur. Au cours des trois dernières années, la BGE (Société fédé-rale pour un stockage définitif), en coopération avec des géologues et les Lands, a compilé les caractéris-tiques des sols allemands et les a présentées au public fin septembre 2020 dans le Rapport intermédiaire sur les secteurs. Cette "première étape" de la recherche a montré clairement que l'enfouissement pouvait théoriquement être mis en œuvre dans environ la moitié du territoire allemand. Le tableau géologique global sera suivi dans un proche avenir par d'autres études scientifiques mais aussi sociologiques, sur le degré d'acceptation par la population.
Trouver le meilleur site en Allemagne qui soit sûr pendant "un million d'années" (!), c'est la mission de la BGE telle que définie dans un amendement à la loi sur le choix des sites en 2017. La BGE est le promo-teur et l'opérateur désigné du futur site, sous la supervision du ministère fédéral allemand de l'Environne-ment par l'intermédiaire de la super-agence BASE. La société, qui est à responsabilité limitée, va donc dans un premier temps poursuivre l'exploration et construire sur le terrain des "laboratoires d'exploration".
Lors des étapes qui vont suivre, des conférences d'experts (quatre groupes d'experts de l'automne 2020 à l'été 2021) et des conférences régionales doivent prédéfinir concrètement les sites de stockage définitif jusqu'à ce que les deux chambres du Parlement, le Bundestag et le Bundesrat, décident en 2031 d'une loi qui déterminera les modalités du stockage définitif. Un recours juridique serait alors possible, en théorie.
La NBG (Commission nationale d'accompagnement) composée de 18 personnalités et de citoyen·nes ti-ré·es au sort, fait office d'accessoire démocratique dans ce processus. L'implication d'ancien·nes oppo-sant·es et de pragmatiques actuels est la pierre angulaire de cette commission, censée aider à convaincre le public, mais qui n'a aucune autorité. Travaillant main dans la main avec le BASE et la BGE, l'étiquette de "commission feuille de vigne" que les opposant·es historiques au nucléaire lui ont collée semble bien s'ap-pliquer: en tout cas, la controverse dans des réunions peu fréquentées est restée jusqu'à présent presque totalement absente.
L'année du coronavirus s'est révélée propice à la mise en place d'une procédure permettant une interpré-tation toute créative du "dialogue obligatoire" avec la population, inscrit dans la loi sur l'énergie atomique. La consultation se faisant en ligne, elle a conduit à une absence de débat public. Malgré la situation excep-tionnelle liée à la pandémie en 2020-2021, le gouvernement fédéral s'accroche au calendrier: la loi veut qu'un site soit en place dans dix ans, peu importe le coût.
Financement de la recherche d'un site de stockage définitif
Le processus, que le BASE décrit également comme un "calendrier extrêmement sportif", coûte très cher et la précipitation tend à rendre le processus encore plus coûteux. Les pertes de cette branche dans l'ensemble déficitaire, ainsi que les risques, sont portés par la société et la recherche d'un site de stockage définitif pourrait bien devenir un fiasco politique et économique, sauf pour les entreprises, bien entendu. En prenant la décision de "sortir" dans un délai de dix ans, l'Etat a porté atteinte aux droits de propriété de ces entreprises et doit maintenant assumer les coûts d'indemnisation élevés vis-à-vis, par exemple, de RWE ou de Vattenfall.
En échange de 24 milliards d'euros versés dans un fonds public, le quatuor d'entreprises RWE, Vattenfall, EnBw et E.On s'est habilement déchargé de sa responsabilité en affirmant: "Nous sommes maintenant hors jeu, la responsabilité des installations, de leur démantèlement et des milliers de mètres cubes de déchets incombe à la population et au gouvernement."
Avec ce fonds et les intérêts attendus, l'Allemagne escomptait générer jusqu'à 160 milliards d'euros afin de mener à bien d'ici au milieu du siècle le démantèlement des installations et une gestion sûre des dé-chets. Pour savoir si cela est possible, des prévisions financières sur plusieurs décennies sont nécessaires et les économistes se montrent sceptiques.
En outre, les paiements dits d'accompagnement nécessitent également des moyens financiers impor-tants. BGE, BASE et NBG ne considèrent pas que de déverser des millions dans les laboratoires et les lieux de stockage potentiels des communes concernées pourrait être assimilé à de la corruption. Lors d'une con-férence en ligne en septembre 2020, les responsables du BASE ont déclaré aux journalistes que ces "paie-ments de compensation" sont déjà une pratique courante, que ce soit à Gorleben, dans le district de Wolfenbüttel ou dans d'autres régions concernées par les déchets radioactifs.
Où en est le mouvement?
En Allemagne, la stratégie de communication de l'Etat, des entreprises et de certaines composantes du mouvement après la décision de sortir du nucléaire en 2011 a conduit à un état d'esprit général considérant que "le nucléaire, c'est fini". Cependant, les nombreux arguments écologiques et anticapitalistes demeurent plus que jamais d'actualité.
En 2020, malgré le coronavirus, quelques interventions ont eu lieu: des actions d'escalade spectaculaires et des blocages de transports de déchets vers la Russie, par exemple. Le suivi critique de la récupération de la cargaison de déchets nucléaires de la centrale britannique Windscale (rebaptisée Sellafield après l'acci-dent de niveau INES-5 en octobre 1957) a également offert une visibilité publique au problème. Mais le mouvement semble considérablement affaibli: l'intégration des ancien·nes opposant·es dans les instances dirigeantes fait sentir ses effets.
Le site de Gorleben, siège d'une lutte âprement disputée pendant plus de quatre décennies, a été éliminé dès la première étape de la procédure de recherche. D'une part, on peut y voir un succès du mouvement. D'autre part, c'est peut-être une tentative pour couper l'herbe sous le pied de la société civile qui avait or-ganisé la lutte contre le choix de ce site. Personne n’avait vraiment envie de fêter cette nouvelle et les col-lectifs citoyens du Wendland ont rapidement annoncé leur désengagement pour les prochaines manifesta-tions dans le cadre de la recherche d'un site de stockage définitif.
Jusqu'à présent, la critique de la recherche d'un site de stockage définitif a été surprenante dans son orientation politique. L'Etat de Bavière, traditionnellement de droite, conservateur, et grand profiteur de l'industrie nucléaire, a déjà inscrit dans un accord de coalition l'inadéquation de son Land pour un stockage définitif. Le chrétien-démocrate Schünemann – ancien ministre de l'Intérieur de Basse-Saxe, le même qui a réprimé les dernières manifestations anti-Castor 2 – s'est assis sur les rails à Würgassen pour contester le projet d'un centre logistique nucléaire de 450 mil-lions d'euros. L'argument "not in my backyard"3 semble être à la mode. Une opposition de gauche cherche de nouveau à prendre pied, tandis que les Verts se sont depuis rangés du côté des entreprises automobiles et nucléaires.
L'industrie nucléaire pour toujours?
Le soi-disant "dernier chapitre", à savoir un "après nous le déluge", du style "nous allons creuser un trou profond", ne signifie pas seulement une nouvelle mise en danger de l'environnement. Les acteur/trices et les institutions concerné·es vont ainsi s'assurer, au nom de la sécurité, un business de longue durée et exploiter la situation présente pour éviter un débat critique. Le discours actuel cherche à nous vendre une science pure et des solutions techniques dites supérieures, exactement comme lors de l'introduction de la technologie nucléaire. Mais les mêmes personnes et les mêmes mentali-tés peuvent-elles résoudre les problèmes qu'elles ont créés?
Tous les Etats nucléaires poursuivent actuellement le même objectif de stockage en couches géologiques profondes. Certains voudraient donner un nouveau souffle au nucléaire en Allemagne, comme le Premier ministre de Saxe, M. Kretschmer, qui a déclaré au début de l'année 2020 qu'il pouvait imaginer un "retour au nucléaire". Le gouvernement néerlandais a récemment mis en avant des projets de construction de onze nouvelles centrales nucléaires à la frontière avec l'Allemagne. Comme Macron en France, les populistes néerlandais sont attachés à une technologie supposée respectueuse du climat.
Le cheminement particulier de l'Allemagne est caractérisé par un point final apparent qui n'implique en réalité qu'une délocalisation de l'industrie nucléaire tout en continuant à contaminer le pays. Au moins, les dangers du secteur nucléaire, les calculs de coûts extrêmement élevés et la transparence totale dans la re-cherche d'un site de stockage définitif semblent avoir pénétré dans l'esprit des gens. Mais comment cette industrie, traditionnellement profondément antidémocratique, va-t-elle évoluer à cet égard?
L'intérêt du public pour la recherche d'un site de stockage définitif va en diminuant. Il n'y a pas (plus) de conscience des problèmes auxquels nous confronte cette industrie, qui poursuit son expansion. (...)
Jusqu'à présent, comme pour d'autres crises dans les sociétés industrielles, la population regarde avec une patience infinie un Etat bien rodé qui lui laisse entendre qu'il a le problème sous contrôle. La demande d'un "arrêt de toutes les centrales nucléaires dans le monde" s'éloigne toujours plus et le mouvement anti-nucléaire allemand, supposé si fort, apparaît actuellement sous un jour peu réjouissant. Les prochaines conférences techniques et régionales sur la recherche d'un lieu de stockage final, la gestion de la participa-tion de la population dans cette crise persistante et le transport Castor prévu cette année au départ de La Hague montreront si une nouvelle résistance à la plus pérenne de toutes les catastrophes industrielles osera sortir du bois.
Luc S., agriculteur et média-activiste franco-allemand
- ndlt: L’éligibilité potentielle de chaque type de roche hôte – argile, granit, sel – et de tout emplacement en Allemagne.
- ndlt: Cask for storage and transport of radioactive material, conteneur de stockage et de transport du combustible nucléaire ou de déchets radioactifs.
- ndlt:littéralement, pas dans mon arrière-cour. En français, on dirait, pas de ça chez nous. schw%C3%B6rungstheorie#%E2%80%9EDialektik_der_Aufkl%C3%A4rung%E2%80%9C [trad. JV]