Depuis février 2000, date des émeutes racistes à El Ejido contre les Marocains qui travaillent dans les serres de production maraîchère, nous avons suivi de près les événements dans la province d’Almeria en Andalousie. Du 5 au 12 mars, une délégation * de huit personnes coordonnée par le FCE, s’est rendue sur place.
Venues d’Allemagne, d’Autriche, de Suisse et de Norvège, leur objectif était d'étudier la situation actuelle et le processus exceptionnel de régularisation – ou «normalisation» selon l’expression officielle – d’étrangers qui se déroule du 7 février au 7 mai 2005. Pendant la préparation de la délégation, nos amis du SOC (syndicat andalou des ouvriers agricoles) nous avaient informés de l’assassinat d’un de leurs membres. Le lendemain de notre arrivée, un dimanche, une manifestation devait avoir lieu à El Ejido. Le corps d’Azzouz Hosni avait déjà été transféré au Maroc et ses amis du SOC et de plusieurs organisations d’immigrés voulaient lui rendre un dernier hommage tout en protestant contre les agressions impunies dont ils sont trop souvent victimes. Mais le rassemblement n’a pas pu se faire.
Interdiction de manifester
Le maire extrémiste d’El Ejido, membre du Parti Populaire, est le même riche entrepreneur qui a joué un rôle si néfaste dans les émeutes racistes en 2000. Toujours aussi populaire auprès de ses électeurs, il n’accepte pas le trajet prévu par les organisateurs et leur en propose un autre où personne ne risque de les voir. Interpellé, le représentant du gouvernement central de la province d’Almeria, socialiste, se range du côté de son adversaire politique, sous prétexte de travaux en cours sur la place de rassemblement. En effet, quelques jours avant, un petit trou y avait été creusé. Les organisateurs distribuent des tracts et collent des affiches pour annoncer l’annulation de la manifestation, et le dimanche ils se rendent partout où se rencontrent les immigrés pour les avertir et les calmer, estimant qu’une manifestation illégale avec beaucoup de gens sans papiers est trop risquée. Au mois de janvier, plusieurs milliers de personnes avaient déjà manifesté à Almeria et tout s’était bien passé. Mais le maire de cette ville, bien que du Parti Populaire comme son collègue d’El Ejido, est plus raisonnable.
Le dimanche est le jour où les travailleurs se rendent en ville pour téléphoner chez eux. Ils sont nombreux dans la rue et dans les cafés. La police patrouille en voiture ou à cheval. Depuis le début du processus de régularisation, elle fait preuve d’un zèle décuplé pour contrôler l’identité des étrangers. Ce n’est pas fait pour apaiser les esprits: quiconque se fait prendre sans papiers en règle risque fort de recevoir un ordre d’expulsion. C’est la fin de toute possibilité de régularisation.
L’assassinat d’Azzouz Hosni a eu lieu au centre ville d’El Ejido, devant un café qui n’est fréquenté que par les immigrés. Nous y allons pour boire un verre et manger. L’ambiance est tendue. Les gens ont envie de parler. Ils racontent que, grâce aux témoignages de ceux qui se trouvaient là à l’heure du crime, les agresseurs ont été identifiés. L’un d’eux a avoué et est en prison. Mais les informations sont très vagues. Les rumeurs courent sur d’autres agressions. Tous, et surtout les sans papiers, ont peur de porter plainte ou de témoigner. Un jeune qui avait osé le faire a été expulsé récemment, malgré les promesses.
La vie quotidienne
Gabriel et Abdelkader du SOC nous emmènent visiter des amis qui vivent dans des chabolas , les campements d’abris en plastique montés au milieu des serres. Les habitants, une quinzaine d’hommes marocains, nous accueillent chaleureusement, nous montrent leur four à pain et le bloc sanitaire bricolés avec les moyens du bord. Ils sont en train de chauffer l’eau pour se laver. Pas un arbre à perte de vue, il faut ramasser des piquets et autres déchets pour alimenter le feu. Quelques-uns ont fait des études universitaires avancées, d’autres, très jeunes, ne connaissent que quelques mots en dehors de leur dialecte local. Il n’est pas facile d’apprendre l’espagnol quand il n’y a pas de travail, c’est surtout là qu’on rencontre des Espagnols. Cet hiver a été exceptionnellement long et froid. 15.000 exploitants dans les rues à Almeria ont bruyamment fait savoir qu’ils avaient perdu 20% de leur récolte, sans mentionner bien sûr qu’ils ont vendu le reste à très bon prix. Les promesses de subventions «pour compenser les pertes» ne se sont pas fait attendre. Mais parmi les immigrés, beaucoup n’ont guère trouvé de travail et ils n’ont pu manger que grâce à la solidarité qui joue entre eux.
En ce moment, beaucoup de patrons font arracher les plants de tomates et de concombres. On en voit des tas partout, mélés à des ficelles en plastique. Il est temps de planter les melons et les pastèques. Avec des bonnes doses de traitement, ils seront mûrs dans deux mois, deux mois sans beaucoup de travail. La récolte des melons et des pastèques sera encore suivie d’une pause jusqu’à la plantation des tomates et des poivrons à l’automne. Pour avoir accès à la «normalisation» il faut un contrat de trois mois. Quel patron veut-il en donner, quand il n’a besoin de personne? Une seule personne du campement pense pouvoir obtenir le permis de séjour. Il est là depuis trois ans et travaille chez le même patron depuis longtemps, un homme correct qui paie 30€ pour une journée de huit heures. La convention collective de la province d’Almeria prescrit un salaire de 37,20 €, mais personne n’a jamais gagné pareille somme ici.
Tous ont des histoires dramatiques à raconter. Comme tant d’autres Marocains et Africains dans la région, ils ont traversé la Méditerranée en pateras , des petits bateaux ouverts. La plupart ont fait plusieurs tentatives avant de réussir. L’un d’eux nous décrit «cette belle aventure» et ses grands espoirs du départ. Au Maroc, tout le monde lui a toujours dit de faire attention et de la fermer. C’est surtout pour cela qu’il est parti. Ils étaient trente-deux dans la patera , dont quatre femmes. La traversée a duré 14 heures, la mer était belle, lisse comme un miroir. Vers la fin, un hélicoptère s’est approché, ils se sont cachés sous une bâche, ils pensaient que tout était perdu. L’hélicoptère a disparu. Sains et saufs, ils ont débarqué sur la plage, ont couru vers la forêt où ils ont dormi pendant 12 heures.
Les plus âgés sont tous d’accord: «le pire n’est pas tout ça» (ils montrent le paysage de plastique et de poubelles), «le pire est le changement en nous. Avant, la générosité, le partage allaient de soi. Ici, on devient égoïste, on réfléchit toujours trop avant d’aider l’autre, on calcule tout. Et puis, c’est impossible de penser à l’avenir. Femmes et gosses, bien sûr, tout le monde en veut. Mais quoi leur offrir? Parfois, on rencontre même des femmes espagnoles. Mais des relations plus proches sont impossibles, très vite s’installe un petit soupçon: ah! il veut des papiers… Tout est faussé.»
Dans un autre campement vit un grand nombre de très jeunes Marocains, ils ne parlent ni français, ni espagnol. L’accueil est froid, presque hostile. Beaucoup de journalistes sont passés chez eux. «Ils posent des questions. Ils filment. Mais rien ne change. Au Maroc, ils nous ont vus à la télé. Ils n’ont pas compris ce que nous faisions là» . Quelques-uns sont en train de réparer une voiture, d’autres se préparent pour sortir. Ce sont de beaux garçons, bien habillés. Ils ont installé une douche sous plastique où le soleil chauffe l’eau. La société des serres à El Ejido est une société d’hommes. Dispersés un peu partout, on y trouve des clubs avec des filles sans papiers, surtout des Africaines mais de plus en plus de Russes, de Roumaines, des «clubs pour immigrés».
Dans les communes autour d’El Ejido, les Marocains ne sont plus en majorité. On parle d’une centaine de nationalités. Les maires ne sont pas de gauche, mais en général ils font quelques efforts pour que les choses se passent moins mal qu’à El Ejido, surtout au niveau du logement. La plupart des gens vivent dans des maisons, le plus souvent très nombreux dans un même appartement. Chacun doit payer un loyer et ce n’est pas évident quand on ne gagne pas de l’argent tous les jours. Un Sénégalais nous raconte qu’il travaille pour une coopérative de cinq patrons qui emploient quinze Sénégalais et quarante Roumains, hommes et femmes, en partie des familles avec enfants. D’après lui, tout se passe bien. Mais personne ne peut confirmer ou infirmer l’information selon laquelle les Africains et les Maghrébins sont en train d’être remplacés par des gens de l’Est. «La vérité», nous dit-on, «c’est que les Européens ne supportent pas la chaleur dans les serres. Les patrons n’aiment pas les Marocains, mais ils ne peuvent pas s’en passer.»
Raciste – pas raciste, ça dépend
Les citoyens d’El Ejido ne sont pas racistes et le meurtre d’Azzouz Hosni n’est pas un crime raciste, selon le sous-délégué (représentant du gouvernement central) à Almeria. Il le sait, le coupable l’a dit lui-même. Malheureusement, le sous-délégué ne peut pas nous révéler le vrai motif du crime, car cela relève du secret de l’instruction. Il est gêné, car il reçoit beaucoup de lettres et de fax de l’étranger lui demandant de veiller à ce que toute la lumière soit faite sur cette affaire. Il nous assure que l’enquête suit son cours sérieusement, c’est lui qui est responsable de la police nationale chargée de la mener. L’image d’El Ejido a été fortement dégradée dans la presse internationale, et il œuvre pour l’améliorer. Il souligne que le problème principal, c’est le grand nombre de clandestins: «la loi sur les étrangers élaborée par le PP n’a pas permis de contrôler le flux d’immigration. Notre gouvernement s’apprête à assainir la situation et le processus exceptionnel de «normalisation» en est le premier pas.»
Le processus exceptionnel de «normalisation»
Ces dernières années, plusieurs vagues de régularisation ont eu lieu en Espagne. Il n’était pas facile d’y avoir accès, mais c’était l’étranger lui-même qui posait la demande. Dans le processus actuel qui va durer jusqu’au
7 mai, c’est au patron de le faire. Les conditions sont si restrictives que les plus optimistes estiment qu’entre 10 et 30% des sans-papiers dans la province d’Almeria en bénéficieront. Il faut un contrat de travail de six mois dans la plupart des secteurs, ou de trois mois dans l’agriculture, un casier judiciaire vierge en Espagne et dans le pays d’origine et il faut être inscrit à la mairie depuis six mois. Ce dernier point est le plus contesté. Très peu d’immigrés s’inscrivent à la mairie par peur de se faire expulser et/ou parce qu’ils logent dans des chabolas ou à douze personnes dans un appartement conçu pour quatre. Le SOC n’est pas la seule organisation à exiger que d’autres preuves de séjour continu soient acceptées, par exemple la carte sanitaire. Tout étranger a droit à cette carte, délivrée entre autres par la Croix Rouge, qui donne accès gratuitement aux soins médicaux. Jusqu’à maintenant les autorités font la sourde oreille. Le trafic de documents est florissant et les prix grimpent.
Une fois obtenu le permis de séjour et de travail, il doit être confirmé par l’inscription à la Sécurité Sociale dans les trente jours. Encore une fois, c’est la responsabilité du patron. Pour lui, cette mesure n’est pas trop contraignante : alors que l’employé verse un forfait de 60€ par mois, le patron ne paie que pour les jours travaillés. Il sait de longue date comment déclarer deux jours et en faire travailler trente. Il paraît qu’à la mi-mars, 4.000 demandes de régularisation ont été déposées dans la province d’Almeria. Les autorités pensent que le nombre va augmenter vers la fin de la période et lance le chiffre de 12 à 15.000 régularisations.
Et après?
Mais que va-t-il se passer avec les autres, les 15 à 25.000 qui ne remplissent pas les conditions requises? Selon le représentant du gouvernement central, ces chiffres sont sûrement très exagérés. Et il affirme qu'avec les brigades spéciales d’inspecteurs du travail qui sont en cours de constitution, à partir du
8 mai, tout va changer. Auparavant, seuls six inspecteurs parcouraient individuellement le labyrinthe des 30.000 hectares de serres. Les entrepreneurs seront menacés d’amendes allant jusqu’à 60.000 € s’ils emploient des gens sans permis.
Vu l’importance économique de la production sous serres, un pacte du silence sur les conditions de travail et de vie a régné pendant des années. Il est difficile de croire à une soudaine croisade contre ceux qui en profitent grandement. Par contre, il est facile de s’imaginer une répression musclée et accrue envers ceux qui continuent, tous les jours, d’arriver en pateras depuis l’autre rive de la Méditerranée et qui ont rendu possible le miracle économique d’Almeria. Cela signifie le renforcement des mesures d’intimidation, car tout le monde le sait: ce modèle ne peut fonctionner que par l’existence d’une armée de réserve sans droits et disponible à tout moment.
Nous rencontrons Mercedes de l’organisation Femmes Progressistes, qui avait si courageusement défendu les Marocains lors des émeutes de 2000. Aucune des six femmes qui travaillaient dans le bureau à El Ejido à cette époque n’y sont restées. Elles sont épuisées par le climat raciste, les menaces, les sabotages contre leurs voitures. Mercedes elle-même gère un terrain de camping dans la montagne voisine. Elle descend dans la ville deux ou trois jours par mois pour tenir le contact avec les gens. Dès son arrivée, elle reçoit des appels à l’aide. Pendant le repas que nous prenons ensemble, quelqu’un vient lui demander de l’accompagner au poste de police pour porter plainte. Un Marocain s’est fait tabasser par la police.
Dans la ville d’Almeria, le SOC partage des locaux avec d’autres petites organisations. Là, il y a toujours beaucoup de gens qui discutent, organisent, viennent chercher de l’aide et des conseils. Grâce à la campagne internationale de soutien menée par le FCE, le SOC a pu négocier l’achat d’un deuxième local situé au centre ville d’El Ejido. Il y a encore des travaux à faire avant d’y emménager. Dans un premier temps le syndicat doit assurer une permanence quotidienne pour parer aux problèmes les plus urgents. Plus tard, l’installation de cabines téléphoniques et d’une petite cafétéria lui permettra de gagner un peu d’argent. En face, ils ont des adversaires redoutables: la mairie, le patronat, la majorité de la classe politique, des groupes extrémistes racistes. Alors, le soutien international doit se poursuivre, il faut continuer à répandre l’information, à aller sur place, être prêt à intervenir en cas de coup dur. Si vous souhaitez participer d’une manière ou d’une autre, n’hésitez pas à nous contacter.
Sissel Brodal
FCE - France