GRAIN A MOUDRE: Transnationalisme plutôt qu’internationalisme!

de Franz Schandl, 13 oct. 2014, publié à Archipel 230

Les nationalismes servent à se défendre des effets catastrophiques de la globalisation capitaliste, même s’ils représentent une tentative presque toujours désespérée. Franz Schandl, journaliste du journal d’analyse critique Streifzüge1 considère le contenu de «international /national» dans une perspective de critique de la valeur. Puisque le langage est l’expression matérielle de la pensée, il pourrait être fructueux de se pénétrer de son argumentation et de reconsidérer le contenu des mots utilisés.

Il va falloir tout repenser, et cela encore plus fondamentalement que nous le pressentions il y a encore quelques années. Le socialisme en tant que projet réformiste s’avère de plus en plus néfaste et se prête de moins en moins à une mise en œuvre future. Il n’y a plus aucun concept qu’on peut employer aujourd’hui sans se heurter à des difficultés. La tâche est bien plus importante que ce qu’on pensait auparavant, et dépasse nos forces actuelles. Qui aurait pu imaginer, il y a vingt ans ou même seulement dix ans, qu’il faudrait désormais se défaire du concept d’internationalisme, qui jouissait jusque là d’une réputation sans faille, et le dénoncer comme un cheval de Troie? Voilà ce qui nous incombe et ce que nous allons entreprendre.
L’internationalisme présuppose des peuples et des nations comme entités séparées et éternelles. Il propose de réunir des nations au titre de voisins raisonnables et d’associer des peuples, ce qu’atteste la création de la structure institutionnelle des Nations unies. L’internationalisme ne met pas en question la nation, il la définit positivement. Elle n’est pas abandonnée, bien au contraire, elle est vénérée. Les nations sont reconnues, le préfixe «inter» signifie seulement que tout pourrait se passer de manière plus paisible si seulement on laissait faire les peuples. Par la suite, on appellera cela l’amitié entre les peuples. L’internationalisme ne signifie rien d’autre que la coexistence.
L’internationalisme ne fait qu’étendre la notion de national à l’international, au lieu de la nier résolument ici comme là. Il cherche à rendre acceptable les bornes et les barrières en les faisant accéder au rang d’ontologie, au lieu de les comprendre comme éphémères, dépassables. La glose éternelle sur les peuples ne tient pas compte des gens qui y sont consignés, et les relègue au statut de sujets soumis.
Chaque nation est une «inter-nation» Le dépassement de la nation n’est pas l’inter-nation. Ni l’inter-nation, ni l’internationalisme. Les internationalistes, plus que les nationalistes, ont du mal à concevoir que chaque nation ne peut être qu’inter-nation, du fait que l’une ne peut pas être pensée sans l’autre. De toute évidence, la concurrence nationale n’est rien d’autre qu’une compétition internationale. La critique fondamentale qu’on peut faire à l’internationalisme est la même que celle envers le nationalisme: les deux s’arriment à la nation, elle constitue un point fixe dans leur pensée. Cette fixation provient d’une incapacité totale à sortir des catégories de l’Etat et de la politique. «Etre politique» et «faire de la politique» signifient agir dans le sens de l’ordre étatique et accepter comme présupposés le contexte national ainsi que la constellation internationale, même si les idées peuvent être fort différentes. L’internationalisme ne met pas du tout en question cet enfermement. Celui qui veut faire de la politique veut agir avec des nations sur le niveau international.
Celui qui défend l’international sous-entend qu’il soutient le national, c’est-à-dire que les peuples devraient continuer d’exister au lieu d’être abolis. L’internationalisme est une formulation particulière du nationalisme, c’est une gentille formule à l’usage du peuple de gauche. Mais chaque nation doit en permanence reconnaître les autres nations, car elle se définit par rapport à ce qu’elle exclut. J’existe parce que d’autres existent. L’internationalisme, c’est la multiplication à travers l’acceptation et la reconnaissance mutuelle. Il affirme que chaque nation devrait exister séparément ou, encore pire, en devenir une. Il reconnaît les nations établies comme son fondement, tout en n’excluant pas la formation de nouvelles. Partant de cette acception, la logique voulait que ce qu’on appelait avec justesse les «mouvements de libération nationale» reçoivent un appui enthousiaste.
La nation est «l’esprit» sacré (et néanmoins matérialisé) de l’Etat et, en conséquence, l’internationalisme implique la reconnaissance de l’existence d’autres «esprits». Au lieu de mettre fin à ces affabulations, il leur confère une teneur démocratique. La mentalité internationaliste n’est nullement antinomique à la mentalité nationaliste, elle n’est que son prolongement. On se reconnaît non seulement dans son propre Etat, mais également dans tous les autres. L’internationalisme est un positivisme pro-étatique pluriel.
Dans la poubelle de l’Histoire A une certaine époque, la confrontation «internationalistes contre nationalistes» a pu avoir un sens progressiste, aujourd’hui cela n’est plus que du délire réactionnaire. On retrouve les internationalistes au sein de l’UE, des USA ou de l’OTAN. Peter Handke était bien avisé de fustiger, au moment de la destruction de l’ancienne Yougoslavie, les «internationalistes».
L’internationale, l’hymne bien connu du mouvement ouvrier, est un tube régressif. On y trouve explicitement l’ensemble du sermon sur les peuples, du combat et des droits humains. De manière implicite, on y trouve aussi les notions de liberté, égalité et justice, et évidemment aussi le fainéant qu’il faudrait éliminer. Qu’en dire? Il faut jeter tout ça à la poubelle de l’Histoire! Il ne s’agit pas non plus de construire une quelconque nouvelle internationale révolutionnaire.
Le point de vue considérant la nation comme «une communauté de personnes stable, née historiquement» (Josef Staline) ou encore plus explicitement comme «une communauté de caractères construite par une communauté de destins»2 (Otto Bauer) est incompatible avec notre position.
Le peuple ne désigne pas une foule indéterminée, mais bien la piétaille d’un Etat. Et on ne fait pas que la rassembler au sein d’un Etat, mais c’est bien une foule qui s’auto constitue. Un troupeau qui se définit lui-même et qui se garde aussi lui-même. Le peuple est une définition identitaire commune qui, contrairement à une quelconque association de supporters, surprend par sa longévité inébranlable. On pense qu’on est réellement ce qu’on se sent obligé de faire. Le peuple, c’est la mutation d’individus entassés au sein d’un Etat en un délire collectif de soumission: appartenance, sens commun et en tout cas sujétion. Pour être reconnus en tant que peuple ou nation, ils ont dû se légitimer par la force. L’accumulation primitive des peuples n’est pas possible sans la guerre. C’est la raison de la floraison des légendes et des mythes. Ils constituent la base émotionnelle de toute élaboration du sentiment national.
Le Peuple, piétaille de l’Etat Nous ne croyons pas à la coexistence pacifique entre les peuples. Les peuples, bandes organisées en armes, ne pourront jamais vivre en paix. Les peuples représentent la confrontation et le face à face armé; ils sont les soldats des Etats, prêts à prendre du service. Il n’existe pas de dichotomie entre l’idée de peuple et celle de domination. Ordre, domination et avant tout dressage sont consubstantiels de l’idée de peuple. Le peuple, c’est la démarcation d’avec d’autres peuples, et réciproquement. Cette démarcation, dont les formes pratiques vont jusqu’à la guerre, l’élimination et l’anéantissement, est inhérente au peuple.
Si peuple et nation sont compris comme particularité générale et unité éternelle, la conséquence en est que tout ce qui est étranger ou semble menacer sa «substance» doit être repoussé, combattu, assimilé ou éradiqué. Le nationaliste a mieux compris cela que l’internationaliste, qui rêve toujours d’une coexistence paisible (communauté d’Etats) ou commune (société multiethnique).
L’appartenance nationale ne comporte jamais de choix, elle se définit uniquement par l’enfermement de ses protagonistes. Celui qui ne se reconnaît qu’à travers la notion de peuple se révèle n’être qu’un représentant nationaliste de son territoire, il n’existe pas par lui-même, il est déjà perdu.
Il faudrait aimer des paysages, apprécier des types de vin – et avant tout aimer les gens! Mais c’est une immense stupidité d’accepter d’acclamer un groupe de gens prédéfini ou un Etat pour cause d’appartenance. Cette appartenance est le fruit du hasard, s’y soumettre comme au destin ou même s’y référer de manière positive est une des plaies fondamentales de notre époque, qu’on nomme patriotisme. Les patriotes sont vraiment les idiots de leurs Etats, adorateurs d’une abstraction particulière qu’ils tiennent pour naturelle ou entité vivante, et non pour une construction, délire imposé socialement.
Si quelqu’un prétend être autrichien, il faut lui demander ce que cela signifie, hors la soumission imposée par les monopoles de la violence, du droit et de la fiscalité exercés par l’Etat. Qu’est-ce qui nous relie à un Jörg Haider ou à un Wolfgang Schüssel, qui irait au-delà d’un passeport commun ou d’une citoyenneté? L’équipe nationale? Des traits de caractères? Le sang? N’espérons pas trouver réponse à cette question. Fournir une réponse, c’est se conduire comme un patriote et un nationaliste.
Supprimer l’identité nationale Il faut déserter les communautés de destin. Le rapport à son «propre Etat» (je me réfère à celui auquel il faut se soumettre à travers sa citoyenneté) ne peut être que pragmatique. Comment l’utiliser? Comment en souffrir le moins possible? Il ne faut pas vouloir élever la citoyenneté étatique à une citoyenneté mondiale, il faut l’abolir. Quel sens pourrait-elle bien avoir sans Etat ni citoyens?
Le genre humain n’est pas un zoo composé de tous les peuples. Face à l’ethnie d’une quelconque majorité, nous ne voulons pas opposer l’identité des minorités, même si on peut tolérer et soutenir celles-ci comme des communautés de légitime défense. A la pureté ethnique, nous n’opposons pas la diversité multiethnique. Nous plaidons tout simplement pour le dépassement des identités nationales. Il faut renverser l’ethnie comme l’Etat. Afin que les hommes puissent devenir des individus, il faut qu’ils se débarrassent des constructions communautaires imposées. Mais cet abandon n’est pas possible sans leur régler définitivement leur sort. Par la suite, les individus décideront par eux-mêmes des alliances qu’ils auront envie de créer.
Il faut se positionner au-delà du conflit immanent entre mondialisation et antimondialisation. Celui qui a forgé le non-concept de «mouvement antimondialisation» était peut-être bien malin, celui qui le reprend à son compte, par contre, l’est certainement moins. Notre tâche n’est ni l’isolement ni – pire encore – la défense de la patrie, mais nous n’allons pas non plus servir de soutien idéologique à la libéralisation galopante.
L’indépendance est un leurre, la nation son fétiche La mondialisation n’est pas quelque chose de dicté d’en haut qu’il s’agirait maintenant de reprendre à son compte par le bas, c’est une tendance générale qui est nichée dans tous les recoins du système de la socialisation par la valeur. A l’intérieur du cadre de la mondialisation, il n’y a pas d’alternatives. Il faudrait démontrer à tous les réformateurs nationaux qu’on ne peut pas se détacher du marché mondial, que la seule chose qu’on puisse faire, c’est défaire le marché mondial tel qu’en lui-même. L’indépendance est un leurre, la nation son fétiche. Refuser la domination par autrui ne veut pas encore dire refuser la domination. La domination est perçue ici comme un facteur extérieur et non pas une essence propre à la constitution bourgeoise. Celui qui se focalise sur l’indépendance et la conçoit en termes nationaux se renie lui-même. Les nations sont tout aussi peu indépendantes que les Etats libres. A contrario, ce sont les hommes qui doivent se libérer des Etats et s’émanciper des nations.
Sans vouloir condamner de manière générale des luttes historiques, on peut soutenir qu’on refusera à l’avenir toute lutte de libération menée dans un cadre national. L’autodétermination des êtres humains ne peut pas être rabaissée au niveau de peuple et de nation, comme elle ne peut l’être à de fausses individualisations telles que la citoyenneté, le pseudo «libre arbitre» ou une fausse liberté.
Mais savoir à quoi pourrait ressembler une lutte de libération transnationale (surtout dans ce qu’on appelle le tiers-monde) n’est pas encore déterminé. Ceux qui, dans le conflit Nord-Sud qui se dessine, pensent devoir prendre en masse position pour le Sud en refusant à juste titre d’accepter les manœuvres des chefs d’état-major du Nord, reprennent à leur compte les lignes de fronts disponibles et imposées, les acceptant telles quelles au lieu de les nier. Les espaces de libération sont toutefois partout, il faut s’incruster de manière subversive et non pas prendre parti de manière rigide. Il ne faut pas chercher un sujet révolutionnaire (et surtout pas un dérivé d’un quelconque masque de caractère bourgeois). La connaissance et la conscience de l’inhumanité de ce qui nous est imposé est partout possible, sans être certaine. Partout ou nulle part. Ce qu’il faut c’est des individus transnationaux ou encore mieux «transvolutionnaires»: des gens qui s’informent et se conscientisent, qui pensent et veulent autre chose.
Transnational n’est pas la même chose qu’antinational. L’antinationalisme que nous connaissons, surtout les anti-Allemands, ne fait que mettre sens dessus dessous le nationalisme en prêchant sa variante négative. Entre temps il a souvent commencé à classifier les nations non seulement conjoncturellement mais de manière systématique et catégorielle en de mauvaises et de moins mauvaises (donc aussi de meilleures!). Un tel antinationalisme nous ramène finalement de nouveau dans le giron de certaines nations pour devenir par la suite leurs auxiliaires.
Les peuples ne doivent pas trouver leur propre chemin, ils doivent tout simplement disparaître. Il ne faut pas réunir les peuples, il faut les dissoudre. Nous sommes pour la fin définitive des peuples et des nations, c’est-à-dire leur transformation «transvolutionnaire». Il ne faut pas faire de médiation entre les peuples, il faut les décomposer. La migration y joue son rôle. Nous devrions jouer le nôtre. L’alternative à la démarcation ethnique ne réside pas dans sa reconnaissance, mais dans sa dissolution au sein du communisme. Mais en règle générale, il est du ressort de chaque être transnational de détruire prioritairement sa «propre» nation, son «propre» monopole de pouvoir.
Des compagnons apatrides A l’époque, les citoyens d’obédience nationaliste désignaient les prolétaires comme une populace apatride. Ils ne l’étaient pas, mais nous le sommes déjà. A l’heure des choix fatidiques, nous n’abandonnerons pas notre patrie, disaient les représentants de la lutte des classes. Nous disons qu’à l’heure des choix, nous lui porterons le coup de grâce. Vive la passion nationale? Cela nous fait vomir! Vive la solidarité internationale? Là aussi il faudrait avoir des haut-le-cœur. La solidarité ça suffit! Nous ne réclamons pas la tendresse entre les peuples, mais la tendresse entre les gens. Homo homini homo.
Nous ne sommes pas des internationalistes mais des transnationaux. L’avenir c’est le mouvement de libération transnational. Mais celui-ci doit rompre fondamentalement avec le fétichisme traditionnel bourgeois. Sa pensée se dirige contre ce monde, car même si ce monde est fait par l’homme, il est fondamentalement hostile envers l’homme. Bien que sa réflexion provienne de ce monde, elle n’en fait plus partie. Vu de manière hégélienne, répulsion sans attraction. On pourrait ainsi rapidement déterminer le concept de base de la «transvolution».
On reconnaîtra les «transvolutionnaires» au fait qu’ils ne chanteront plus les louanges de la domination et les tubes du commerce et du capital: le travailleur comme producteur de valeur, les peuples à libérer, la société civile, l’objectivité et le concret, la libre volonté des citoyens aguerris, des droits de l’homme, de l’Etat providence et de la démocratie. C’est tout.

  1. Streifzüge est publié trois fois par an à
    Vienne (Autriche).
  2. Otto Bauer, La question des nationalismes et la social-démocratie, Paris, Etudes et Documentation internationales, Arcantère ed. 1987.