DOSSIER SEMENCES: Les Jardins de la Fraternité Ouvrière*

de Jennifer Wishet und Eric Pauporté, 19 mai 2011, publié à Archipel 192

C’est jeudi matin, au café du parvis à St Gilles, trois jeunes copains se dépêchent de finir leur café et m’interpellent; ils vont à Mouscron, suivre les cours de jardinage chez Gilbert et Josine; «faut venir, c’est très intéressant!» me lancent-ils.

Voilà 40 ans que Gilbert et Josine Cardon soignent un jardin potager. , dans la région frontalière qui va de Lille à Tourcoing-Mouscron. Mais quel jardin! Et ils ne s’en tiennent pas là; ils l’ont ouvert au partage de leur générosité, de leurs savoirs et de la réalisation d’une qualité de vie solidaire.
C’est dans les années 70, dans une région ouvrière sinistrée, de fermetures successives des charbonnages et des usines textiles, de chômage accumulé dans toute la région qu’ils créent un groupe de jardinage. L’élément déclenchant a été le scandale des dépôts d’immondices industriels très polluants, venus se rajouter au contexte industriel déjà fort polluant.
Leurs objectifs commencent par la solidarité; c’est donner une qualité de vie et d’environnement accessible à toutes et tous, et on sait que la santé commence par une nourriture saine et un bon environnement. C’est aussi donner envie d’apprendre, et le groupe des jardins de la fraternité qui est né au sein de Fraternité Ouvrière fonctionne dans la continuité des groupes d’éducation permanente. Enfin, c’est un groupe d’achat, afin de mettre les produits de qualité, bio, à la portée de tous.
Le jardin potager, c’est universel. C’est un lieu de détente, il lie l’utile à l’agréable, soulage les fins de mois, apporte un complément conséquent aux repas et le plaisir lié à la dignité d’avoir pourvu soi-même à sa qualité de vie. C’est aussi là que l’on répare tant les fatigues du travail que le sentiment d’inutilité du consommateur compulsif dans lequel nous sommes entraînés vers un goût de médiocrité. Là que l’on peut voisiner agréablement, tranquillement et vivre les plaisirs des soirées et des dimanches de douce compagnie.
Alors, contre les malbouffes du grand commerce, la déprime publique, les pollutions et le chômage: de la solidarité, de l’intelligence et de la bonne volonté.
Donc, Gilbert et Josine ont réuni d’anciens camarades de travail, de militance et, de bouche à oreille, de loin en loin, des amateurs de jardinage, de solidarité, de bien-vivre; de société meilleure.
De longue date, ils ont fait des choix de vie active et militante avec lesquels ils se sont consolidés et ont confirmé leurs choix. Au sein de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), puis dans des associations en Amérique Latine, ils ont participé, soutenu la réalisation et le fonctionnement de plusieurs projets en Bolivie puis au Venezuela. De retour en Belgique, choqués par les gaspillages, le mal vivre et les contradictions ancrées dans la société, ils ont maintenu leur engagement tant au niveau syndical qu’associatif et dans leur façon de vivre.
En butte à la mollesse des structures politiques qui auraient dû être des forces de gauche, ils ont impulsé plusieurs initiatives, d’abord pour la paix, contre le nucléaire et contre le racisme, puis dans leur région, pour le logement, contre un site d’incinération de déchets industriels dégageant notamment de la dioxine, contre l’extension des zonings industriels et je ne connais pas tout. C’est toute une culture, une façon de vivre qu’ils partagent.
Les Jardins de la Fraternité Ouvrière, ce sont des centaines de jardins, des jardinières et jardiniers qui entretiennent un jardin petit, moyen, de taille familiale, aux petits budgets, mais de grande inventivité.
Ce sont des achats groupés, tellement moins chers – on en vient à penser qu’on achète de l’emballage dans le commerce, au propre comme au figuré – qui permettent aussi de choisir les fournisseurs et de se fournir en semences venant des quatre coins du monde. Cela concerne aussi la nourriture bio, achetée au prix de gros, qui vient compléter les productions du jardin. Là, nous y reviendrons, c’est aussi se débarrasser de la sujétion commerciale.
Entre les semences que chacun a pu produire et mettre en partage, les achats groupés et les commandes auprès de producteurs lointains, les jardins de la fraternité ouvrière proposent une «Semence-othèque» de plus de 6.500 variétés accessibles et produites par les membres de l’association avec une multitude de variétés régionales, résistantes, adaptées, exclues du marché. Elle occupe tous les murs du local principal de l’association, du sol au plafond. Toutes sont répertoriées dans un catalogue, avec leurs caractéristiques principales, un deuxième catalogue rassemble les arbres et arbustes.
Une bibliothèque est à disposition du lecteur et du curieux des savoirs du bien-vivre et jardinage. Une bonne centaine de sympathisants, d’adhérents au sens propre s’investissent ainsi avec enthousiasme dans les tâches diverses nécessaires à l’ensemble.
Donc cultiver propre, pas cher et efficace; la permaculture s’impose. C’est utiliser les moyens que donnent la terre et ce qui y vit, c’est une philosophie de vie qui comprend l’échange de savoirs, la curiosité constante et sans suffisance de ce que tout ce et ceux qui nous entourent peuvent nous apprendre, à des moments et des endroits où l’on ne s’y attend souvent pas. La permaculture aux Jardins de la fraternité Ouvrière n’est pas cantonnée dans l’application des livres, elle est en constant devenir aux prises physiques et sensitives avec la terre, avec la vie. Une démarche dialectique d’entre l’évolution du jardin, du «faire», des savoirs, des relations humaines, de soi et de la société.
C’est un groupe d’éducation permanente; on y met en commun les savoirs et les expériences, enrichis de conférences et cours donnés par les plus expérimentés et des compétences invitées.
Il y a donc des rencontres régulières autour de jardiniers expérimentés qui ont structuré des cours et des échanges de trucs, observations et expérience. Toutes ces expériences confrontées au terrain des multiples jardins et partagées de la sorte, c’est du vécu, un savoir en pleine évolution et adapté au terrain. Une réponse évidente aux carences, aux dérives de l’enseignement. Chacun peut y trouver des réponses à ses interrogations, des pistes d’approche adaptées à son «terreau». Le local fait salle comble tous les dimanches de cours!
Quant au jardin, c’est un paradis luxuriant où poussent tant de variétés de plantes et arbres fruitiers qu’il a valeur de jardin des plantes à visiter; où l’on ressent autant la générosité du jardinier qu’une ambiance de foisonnement tropical. Et pour répondre aux envies et besoins de tous les enthousiasmes de cette équipe, un grand jardin collectif a vu le jour à quelques kilomètres de Mouscron. Et c’est toute une nouvelle poésie de la vie qui s’y développe. Mais, comme disait un «vieux sage chinois», «mieux vaut voir une fois que lire cent livres» (Mao Tsé-Toung).
Et les terreaux, parlons-en! Voilà des jardins qui s’engraissent et s’équilibrent grâce aux associations judicieuses des plantes qui combinent petits arbres fruitiers, légumes et condiments, où la diversité et les plantes vivaces et de faible entretien ont la préférence. Tous les intervenants ont leur rôle et le jardinier au lieu de se casser le dos, s’appuie sur la bonne compréhension des intervenants naturels et de leur équilibre. Tout ce qui n’est pas consommé est rendu à la terre, jusqu’à la poussière de l’aspirateur. (…)
Un jour, des agronomes qui faisaient des études comparées de la richesse en micro-faune des sols cultivés ont analysé un échantillon de terre du jardin de Gilbert et Josine et la surprise fut telle qu’ils n’ont pas cru leurs résultats, ont voulu refaire un prélèvement et les résultats ont crevé les plafonds de leur étude; il y avait notamment plus de 3 kilos de vers de terre au m²! Leurs conclusions sont restées à la hauteur de leurs convictions (d’école ou commerciale?); ils ont trouvé qu’il n’était pas nécessaire d’engraisser ni traiter avant 2-3 ans! Sur une terre qui n’a plus vu d’engrais ni quoi que ce soit depuis 40 ans!
Les mérites de cette organisation solidaire dépassent les multiples avantages pratiques et deviennent un projet de société vécu, profond et chaleureux. Preuve en est, les nombreux émules qui se revendiquent de cette «école» à travers la Belgique et le nord de la France, la dynamique qui s’en dégage.
Avec tous mes remerciements à Gilbert et Josine d’abord, et à celles et ceux qui m’ont témoigné leur enthousiasme et donné à partager leur regard sur les Jardins de la Fraternité Ouvrière.

* On peut voir un reportage très intéressant sur les Jardins de la Fraternité Ouvrière à cette adresse:
http://www.notele.be/index.php?option=com_content&task=view&id=6971&Itemid=254