DOSSIER 1989 – 2009 : Pourquoi pas le football? Souvenirs d’un séisme

de Joachim Cotaru, 4 févr. 2010, publié à Archipel 178

J’avais quinze ans alors. Et les célébrations d’aujourd’hui me laissent froid. A l’époque, comme aujourd’hui, mon existence matérielle était assurée. Mais quel était donc ce pays où on était contraint, avant même la puberté, d’envisager déjà le service militaire, et de se positionner politiquement avant le premier baiser? Quel était ce système malade que certains continuent de pleurer après coup? Quelle était cette structure étriquée et écoeurante dans laquelle nous avons trop tôt tenté de vivre en paix?

Peu avant les élections municipales prévues pour début mai 89, j’avais signifié par écrit ma sortie des FDJ1, avec l’aide de Karl Schultz, notre diacre paroissial. J’avais mûri cette décision tout en appartenant au groupe de jeunes de Jochen Schmachtel, le pasteur des jeunes de la ville et malgré la peur de mes parents: voilà, c’était fait! Tout ce bazar me dégoûtait. En même temps, il offrait de bonnes parties de plaisir à l’adolescent provocateur que j’étais.

L’auteur de chansons Stefan Krawczyk venait d’être chassé du pays «grâce» à l’intervention vigoureuse de son avocat Schnur, en qui nous n’avions pas une totale confiance2. Et nous chantions et écoutions ses chansons comme celles de Biermann. Depuis un an, j’étais préoccupé par la question de l’objection de conscience – pas pour le plaisir, mais parce qu’à l’école on nous avait déjà très tôt demandé si on ne voulait pas, pour la patrie… Non. Deux semaines après ma lettre de démission, notre professeur principal demandait à la classe – pardon: à la section des FDJ – de voter pour ou contre ma sortie. Bien évidemment la classe a voté pour à l’unanimité, tout autre résultat était inconcevable. Je trouvais ça très drôle. J’ai toujours voulu rester en RDA socialiste et être pasteur. Je l’avais déjà écrit dans ma lettre de motivation pour entrer en EOS3. Je voulais rester, toute la famille aussi. On se retrouvait presque marginalisés parmi les enfants issus de familles oppositionnelles et de contextes religieux, comme on disait alors. Après les élections, beaucoup de ceux-là ont quitté Rostock en direction de l’Ouest. L’épuration contre les dénonciateurs du truquage des élections avait commencé. Soudain, et en se passant de la Hongrie et de l’ambassade tchécoslovaque, Jan, Hanka et quelques autres ont fait leurs valises. Je me souviens de la colère qui nous a pris à une fête chez Angelika, avec Thilo, Peter, Robert, Claudia. J’étais le plus jeune, les plus âgés avaient peut-être dix-sept, dix-huit ans. On chantait «Freiheit» (liberté) de Westernhagen, on jetait de l’huile sur le feu, on buvait beaucoup trop, on écoutait et braillait à tue-tête Ton Steine Scherben4. Puis on a commencé à brûler nos livres d’école, et les journaux du parti en prime, après avoir arraché les pages des recueils de musique avec les chansons qu’on aimait, dont «Sag mir, wo Du stehst, und welchen Weg Du gehst» (Dis-moi de quel côté tu es, et quel chemin tu suis).

En juin j’ai passé l’examen d’entrée au séminaire supérieur Herrmannswerder. Je me doutais déjà que je n’étais pas assez bon pour l’EOS, et que le plus sûr était d’assurer ma niche dans le pays et de me caser comme «pasteur» ou «musicien d’église». On restait ici, c’était décidé. Mes amies pensaient alors qu’en tant que pasteur je pourrais tout à fait monter en chaire avec une coiffure d’Iroquois. Qui sait? C’est pendant l’examen que j’ai rencontré mon premier grand amour, Friederike, avec qui j’ai passé de folles nuits berlinoises. Une fois, on est allés frapper chez le pasteur Eppelmann, une des voix de l’opposition est-allemande, apportant des pin’s avec des slogans contre le massacre de la place Tien An Men, qu’on a distribués aux personnes présentes. C’était plus qu’un picotement dans nos poitrines d’adolescents; ça démangeait avec violence dans nos têtes, nos pieds et nos mains. Eté L’été passa avec des lettres d’amour, des vacances en famille et le retour à l’école détestée. Roland est passé dire au revoir, en route vers l’Ouest via la Pologne. A part ça on annonçait une vague hongroise, et à l’école ces imbéciles de profs essayaient de tout justifier; sauf notre directeur et trois collègues masculins qui, chacun à sa manière pas tout à fait directe, exprimaient leur mauvaise humeur envers l’entêtement des vieux chnocks de la capitale. Pour les autres professeurs ce n’était pas facile, les jeunes en classe râlaient ouvertement contre la RDA. J’ai été admis à Hermannswerder, pas à l’EOS, ce que j’ai appris par lettre durant ma première semaine d’école. A cause d’un «numéro d’identification» insuffisant, comme l’ont écrit ces idiots. Je me suis toujours demandé de quel numéro il s’agissait. Est-ce qu’avec moi l’opération était sans issue? Est-ce que je devais disparaître? Ce refus signifiait pour moi un renoncement du quotidien. Nous ne voulons pas de toi, merci beaucoup. La marmite était en ébullition et nous – Matti, Vera et moi – soulevions le couvercle, on passait devant la Stasi pour aller à la bibliothèque de l’environnement de Michaeliskirche, chez Mme Hering. Toujours «Ton Steine Scherben», légèrement adapté aux circonstances: «Dégagez, Staliniens, nous gagnerons la dernière bataille…» Pas franchement pacifique! Ceux qui entraient et sortaient des tours de la maison d’arrêt en face étaient dévisagés sans relâche. La Bible, Bakounine et la constitution: telles étaient nos bases.

Automne

Fin septembre des tracts circulaient: prières de recueillement à la Petrikirche le 7 octobre. Il était aussi écrit «40 ans de la RDA» – j’ai mis un point d’interrogation à cette ligne sur une douzaine de feuilles et je me sentais un héros. Je suis allé à l’église. Est-ce que pendant la prière j’ai vraiment lu cette parole de l’ancien testament, que le seigneur nous a envoyé ce joug de l’oppression, ce spectre du découragement? Les souvenirs s’estompent – mais après la cérémonie, on s’est retrouvés sur la place de l’université, à la fois perplexes et excités, à la fontaine Porno5. Micha est passé, il avait vu des fourgons de troupes – il était préférable d’aller à la mairie. On est arrivés sur la place, j’ai repéré Dirk avec sa grande taille. Moins de deux douzaines de personnes se tenaient sur le côté de la mairie, on avait tous des bougies. Pas de grande rébellion. Le Neue Markt comme balayé. Des policiers aux portes. On reviendra.

Samedi.

Samedi 14 octobre, on était déjà un peu plus nombreux. Mon père était aux Etats-Unis en voyage d’information, mais je savais utiliser sa machine à écrire. Notre appel tenait neuf fois sur une page, je l’ai tapé avec huit carbones. En tout quatre-vingt-un tracts à distribuer à la sortie de Marienkirche jeudi, en attendant le samedi. Moi, j’avais l’habitude d’aller à l’Eglise, mais que voulaient tous ces autres gens? On a pensé qu’ils se trompaient d’adresse – vite, à la mairie! Et ils sont venus, le 21 et 28 octobre, et aussi le 4 novembre. Ensuite les manifs du samedi se sont arrêtées. On n’avait envoyé qu’un seul d’entre nous à une réunion convoquée d’urgence pour décider quelle manif on allait poursuivre: celle du samedi ou celle du Forum. C’était déjà clair: le Forum l’emportait. Devant la porte de l’appartement, un homme de la Stasi avait collé un mégaphone dans les mains de Dirk, et la vraie opposition nous avait fait savoir que nous n’étions pas authentiques: ça ne va pas comme ça, nous ne sommes pas d’accord. Merci quand même! Le 28, à la fin de la manif, un podium avec micro et haut-parleur nous attendait. Un dialogue a été mis en scène avec le maire Schleiff, de retour de France. Les questions sur des petits détails quotidiens nous énervaient. Comme si c’était important. Je ne peux pas me fier totalement à mes souvenirs: ils se teintent et placent les choses sous la lumière qu’on a choisie… Mais c’était bien Micha, Oliver et quelques autres qui ont écarté les gens jusqu’à ce qu’on se retrouve derrière le maire pour se saisir du micro. On s’était mis d’accord, je demanderais clairement son départ – c’était ça qu’on voulait, pas de discours lénifiants. Il y avait aussi autre chose. L’Union des lycéens de gauche (LSB) se mettait en place. Est-ce que je me rappelle qui en faisait partie? Robert, Stefan, Antje, Micha bien sûr, Matti et Oliver; j’en ai oublié la plupart. Tout ça était-il si important? Probablement oui, à l’époque. Le LSB n’était pas encore fondé qu’une drôle de délégation des FDJ arrivait dans la Michaeliskirche en menaçant de nous anéantir. Totalement convaincus. Absolument honnêtes. Malgré tout, le mur est tombé, avec le voile. C’était formidable de voir Berlin en liesse. Mais c’était un peu étrange de voir les premiers drapeaux de la RFA dans nos manifestations, et d’entendre les réponses à nos réactions négatives: «Allez vous faire voir, les enfants de Wandlitz»6. C’aurait pu être nos parents, heureusement ça ne l’était pas. Ils n’avaient jamais ouvert leur gueule – maintenant ils criaient à tue-tête. Grand bien leur fasse!

Hiver

Début décembre cette manif dans le hall des congrès. Au nom des lycéens de gauche, je proposai qu’on invite Alexander Dubcek, le symbole du Printemps de Prague. Il est mort quelques années plus tard, sans que cette invitation n’aboutisse. J’ai salué les participants comme «citoyens de la ville libre et hanséatique de Rostock», c’est ainsi que nous avions prévu la formulation. Les choses commençaient à se normaliser, avant même d’avoir été bouleversées. L’ivresse de l’anarchie citoyenne allait déjà vers sa fin. La «Tante Trude», une maison vide au centre ville, a été squattée; avec un infocafé et toutes les structures de la future scène alternative des jeunes. C’est là qu’ont eu lieu, à la St-Sylvestre 1989, les premiers affrontements avec les skinheads néonazis qui s’étaient glissés dans l’effervescence des célébrations. J’ai finalement tiré des feux d’artifice, mais sur eux.

C’est ici en Roumanie que j’ai commencé à me reconnaître comme citoyen allemand. Plus longtemps que je ne l’ai fait dans l’Allemagne réunifiée, je vis maintenant ici, avec quelques visites rares mais appréciées sur la côte baltique... «A l’époque, tu aurais dû jouer au football», m’a dit une fois Schippi. Plus je remonte le temps de ce séisme de 1989, plus je suis en colère contre ce pays disparu, où je suis né.

Où en sommes-nous aujourd’hui, quelles règles nous poursuivent et quelles règles poursuivons-nous?

En souvenir de Michael Krenkel et de toutes mes compagnes et compagnons d’alors.

Merci à Pit Köppen

Joachim Cotaru

  1. L’appartenance au Freien Deutsche Jugend, l’organisation des jeunes du parti unique de la RDA, était quasiment obligatoire. Très peu s’y dérobaient.

  2. En 89/90, «l’avocat de l’Eglise» Wolfgang Schnur travaillait surtout dans la sphère du parti chrétien-démocrate. Peu après les élections de mars 90, il fut démasqué comme espion de longue date de la Stasi.

  3. Erweiterte Oberschule, l’équivalent du lycée.

  4. Une des premiers et des plus célèbres des groupes de rock de langue allemande des années 1970, début 80, Ton Steine Scherben était connu pour ses paroles au contenu hautement politique et émotionnel. Le groupe est devenu le porte-voix musical des nouveaux mouvements de gauche.

  5. Raccourci plutôt vulgaire des habitants du lieu; elle s’appelle en réalité «Fontaine de la Joie de vivre»!

  6. Lotissement protégé de la réalité extérieure et des regards de ses citoyens situé en-dehors de Berlin, où vivait la nomenklatura de la RDA.