DOSSIER AGRICULTURE: Forum au Mali

26 mai 2010, publié à Archipel 150

Pourquoi luttons-nous? Contre quoi? Que pouvons-nous faire? Ce sont les questions que se posaient paysannes et paysans, pêcheurs, bergers nomades, indigènes et représentant-e-s d’ONGs entre le 22 et le 27 février 2007 lors d’un Forum au Mali, pour renforcer le mouvement mondial pour la souveraineté alimentaire.

Nyéléni était une femme. Elle vivait au 18ème siècle dans un village de la forêt guinéenne en Afrique de l’Ouest. En langue bambara, Nyélé signifie «la fille aînée». Elle est restée fille unique, une malédiction pour les Bambara car si Nyéléni se mariait, ses parents resteraient seuls lorsqu’ils seraient vieux. Pendant son enfance, elle souffrait des moqueries du village. Nyéléni décida de rendre leur dignité aux femmes. Elle s’occupa de ses parents et refusa toutes les propositions de mariage. En plus des travaux traditionnellement féminins, elle faisait aussi ce qui dans son peuple était considéré l’affaire des hommes: creuser des puits, aller à la chasse, s’occuper des abeilles. Nyéléni ne participait pas aux fêtes du village mais défiait les hommes lors de concours agricoles. Elle vainquit tous les hommes du village et des alentours. Elle améliora les méthodes de culture et créa par la sélection des semences des variétés de céréales comme le fonio. Nyéléni devint une légende et est aujourd’hui symbole de détermination, espoir et entraide, nous expliquent les femmes maliennes le premier jour du Forum des Femmes.

Un Forum à la campagne

Nyéléni, le village au bord du barrage de Sélingué, a été construit exprès pour le Forum. En seulement deux mois, tous les maçons et charpentiers de la région ont édifié 110 petites maisons rondes en briques de terre pour les 500 délégué-é-s. Dans les maisons de terre, couvertes avec des bambous et de la paille de riz, la fraîcheur de la nuit se maintient jusqu’à midi, dehors les températures montent jusqu’à 38°C. Lorsque nous arrivons la veille de l’ouverture du Forum, il manque encore l’électricité, l’eau et les portes des toilettes sèches. Dans une dernière action nocturne, tout est achevé.

Les participant-e-s viennent surtout des pays du Sud de la planète, nous sommes 45 Européen-ne-s, je suis la seule venue de l’Autriche. Suite aux expériences des Forums Sociaux Mondiaux avec 150.000 personnes, le nombre de participant-e-s a été limité à 500. Via Campesina, la Marche Mondiale des Femmes, Friends of the Earth, des organisations de pêcheurs traditionnels et des mouvements sociaux du monde entier ont préparé ce Forum pendant deux ans. Ils ont attribué les trois quarts des places à des organisations d’Afrique, d’Asie, d’Amérique centrale et du Sud, car dans de nombreux pays du Sud, 80% de la population travaillent dans l’agriculture. «La plupart d’entre nous produisent de la nourriture», peut-on lire dans la Déclaration de Nyéléni, rédigée lors du Forum. «Nous sommes prêts, capables et désireux de nourrir les peuples du monde. Notre patrimoine en tant que producteurs alimentaires est crucial pour l’avenir de l’humanité. Cela vaut particulièrement pour les femmes et les peuples indigènes, créateurs historiques de savoirs alimentaires et agricoles, qui sont sous-estimés. Cependant, ce patrimoine et nos capacités à produire des aliments sains, de qualité et en abondance se voient menacés, sapés, par le néolibéralisme et le capitalisme mondial».

Pendant les deux premiers jours, nous établissons le programme et écoutons divers discours d’ouverture, entre autres celui du Président du Mali. Le Mali a inclus la souveraineté alimentaire dans sa loi sur la politique agricole. Ensuite, nous nous divisons en groupes de travail par thème:

  1. Marchés locaux et commerce mondial

  2. Savoirs traditionnels et technologie

  3. Ressources naturelles telles la terre, l’eau, les semences, la biodiversité en tant que patrimoine commun

  4. Utilisation des ressources naturelles par les différents secteurs

  5. Conflits et catastrophes

  6. Conditions de vie et de travail, migration

  7. Modèles de production

Je choisis le troisième groupe, car la génétique et la protection des semences paysannes rentrent dans ce cadre. Dans chaque groupe nous travaillons sur trois questions: pourquoi luttons-nous? Contre quoi? Que pouvons-nous faire? Notre groupe rassemble une centaine de personnes de toutes les parties du monde. Henry Saragih d’Indonésie, le secrétaire général de Via Campesina: «Avant l’expansion du néolibéralisme nous disposions du droit d’utiliser la terre et l’eau. Cela a changé. De nombreuses personnes travaillant dans l’agriculture ont faim aujourd’hui, car tout est exporté. Cela concerne aussi la pêche.»

Les rapports sur la destruction de l’environnement et la mainmise de firmes multinationales sur les terres, les forêts, les semences et les mers sont bouleversants. En Malaisie et en Indonésie des marchands sans scrupules rasent la forêt vierge et installent des plantations de palmiers, en Asie du Sud-Est les droits de pêche sont privatisés. Des pêcheurs avec de petits bateaux perdent leur travail, car des grandes entreprises exploitent les mers avec des bateaux industriels. Lors de ce Forum, l’impérialisme, le néolibéralisme, le libre commerce et le patriarcat se retrouvent sur le banc des accusés. Les gouvernements font venir des firmes multinationales dans leurs pays et participent à la déportation de communautés indigènes qui ont des droits sur l’utilisation des terres mais pas de titre de propriété. Une lutte pour la survie.

Entraide et résistance

Les nombreux exemples d’entraide et de résistance sont très encourageants. Selon la langue, nous nous répartissons en plus petits groupes, ainsi la traduction n'est plus nécessaire. Je choisis le groupe anglophone, dans lequel l’Asie est fortement représentée. Pour Pramila Swaim, une indigène de l’Etat fédéral indien Orissa, les mouvements de base sont indispensables. Sans eux, la souveraineté alimentaire n’est qu’un mot sans contenu. Les décisions doivent être prises au niveau local. Pramila dirige une bourse aux semences non-commerciale. Elle distribue des semences aux paysannes et paysans qui les lui rendent plus tard, parfois des variétés qu’elle n’a pas encore. Pramila travaille dans 2000 villages. Elle souligne qu’il ne s’agit là que de son domaine et qu’il y a d’autres bourses du même genre. Les semences doivent rester entre les mains des communautés qui les ont sélectionnées depuis des siècles.

Dans le sud de l’Inde, Monsanto a semé du maïs OGM sur des champs expérimentaux. Quelques milliers de paysans ont incendié les champs et fait pression sur leur gouvernement jusqu’à ce que Monsanto soit obligé de partir. «Nous ne sommes qu’un Etat fédéral de l’Inde avec 50 millions d’habitants. Nous voulons une Inde sans OGM.» D’autres pays, d’autres dimensions. Nous tous voulons un monde sans OGM.

Lorsqu’il s’agit de répondre aux questions, nous tombons rapidement d’accord. La souveraineté alimentaire nécessite une réforme agraire profonde qui garantisse le droit d’utilisation des terres, de l’eau et des semences à ceux et celles qui y travaillent, une économie solidaire où l’on privilégie les hommes et les femmes et non pas le profit. Les connaissances existent. Les résultats des discussions sont résumés dans la Déclaration de Nyéléni, les actions proposées dans un plan d’action global. Des organisations qui n’ont pas participé au Forum peuvent s’y joindre.

La cuisine: une place au soleil entourée d’une clôture. Environ 50 femmes préparent pour nous le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner. Des grandes marmites sur des feux ouverts. Au petit déjeuner on nous sert des petits beignets de millet frits dans l’huile de sésame, une tisane de feuilles de la savane. Les femmes cuisinent du maïs, du millet, du riz, des choux, du poisson, de la viande de mouton, poulets et bœufs, le tout provenant du village. Elles préparent des sauces avec des feuilles que nous ne connaissons pas. Ici on récolte des mangues et des petites bananes tout le long de l’année. A 4 heures du matin, avant qu’au loin le muezzin appelle à la prière, j’entends des voix. Comme si on réveillait quelqu’un d’autre, ensuite des discussions et des rires. Je regarde dehors car je ne peux plus dormir. Six hommes du Népal sont assis sur une nappe de raphia. Ils m’invitent à m’asseoir avec eux. Très gentils et de bonne humeur ils me racontent: «Nous aussi nous sommes des paysans de montagne. Chez nous, les trois quarts de la population travaillent dans l’agriculture. On vient de chasser le roi. Cette dynastie avait été au pouvoir pendant 238 ans. Vous en Europe, vous n’avez plus de roi? Nous avons manifesté dans la capitale Katmandou. L’armée a tiré sur la foule et tué 25 personnes. Des millions sont venus dans la ville pour protester. Nous avons manifesté pendant 19 jours, puis il est parti. Maintenant nous rédigeons une nouvelle constitution, la souveraineté alimentaire y figurera.»

Au lever du jour, nous allons prendre le petit-déjeuner.

Extrait de la Déclaration de Nyéléni

27 février 2007

Nous, plus de 500 représentants de plus de 80 pays, d’organisations de paysans, de pêcheurs traditionnels, de peuples autochtones, de peuples sans terre, de travailleurs ruraux, de migrants, d’éleveurs nomades, de communautés habitant les forêts, de femmes, de jeunes, de consommateurs, de mouvements écologistes et urbains, nous sommes réunis dans le village de Nyéléni à Sélingué, au Mali, afin de renforcer le mouvement mondial pour la souveraineté alimentaire. Nous le faisons brique par brique, en vivant dans des cases construites à la main dans le respect de la tradition locale et en consommant des aliments produits et préparés par la communauté de Sélingué. Nous avons baptisé notre démarche collective «Nyéléni», en hommage à une légendaire paysanne malienne qui nous a inspirés, une femme qui a remarquablement cultivé les terres et nourri les siens.

La plupart d’entre nous sommes producteurs et productrices alimentaires et sommes prêts, capables et désireux de nourrir les peuples du monde. Notre patrimoine en tant que producteurs alimentaires est crucial pour l’avenir de l’humanité. Cela vaut particulièrement pour les femmes et les peuples indigènes, créateurs historiques de savoirs alimentaires et agricoles, qui sont sous-estimés. Cependant, ce patrimoine et nos capacités à produire des aliments sains, de qualité et en abondance se voient menacés, sapés, par le néolibéralisme et le capitalisme mondial. La souveraineté alimentaire nous donne l’espoir et le pouvoir de préserver, de récupérer et développer notre savoir et capacité de production alimentaire.

La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. Elle représente une stratégie de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial et du régime alimentaire actuel. Elle donne des orientations pour que les systèmes alimentaires, agricoles, halieutiques et d’élevage soient définis par les producteurs locaux. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux économies et aux marchés locaux et nationaux et fait primer une agriculture paysanne et familiale, une pêche traditionnelle, un élevage de pasteurs, ainsi qu’une production, distribution et consommation alimentaires basées sur la durabilité environnementale, sociale et économique. La souveraineté alimentaire promeut un commerce transparent qui garantisse un revenu juste à tous les peuples et les droits des consommateurs à contrôler leurs aliments et leur alimentation. Elle garantit que les droits d’utiliser et de gérer nos terres, territoires, eaux, semences, bétail et biodiversité soient aux mains de ceux et celles qui produisent les aliments. La souveraineté alimentaire implique de nouvelles relations sociales, sans oppression et inégalités entres les hommes et les femmes, les peuples, les groupes raciaux, les classes sociales et les générations. (...)