A partir de discussions sur la question de la signification politique de la quête d’autonomie et de maîtrise des conditions de vie, quête associée à l’idée de désertion des villes, l ’idée d'une rencontre a émergé. Certain-e-s participant-e-s sont déjà dans cette démarche, d’autres y pensent sérieusement, d’autre en rêvent vaguement, d’autres sont un peu réticent-e-s. Il s'agissait de se rencontrer autour de travaux collectifs, de discuter ensemble de cette question, d’échanger des expériences respectives et de tisser des liens. Nous publions ci-dessous une introduction croisée aux conceptions de l’autonomie de Cornelius Castoriadis et d’Ivan Illich, un des textes qui a servi de base pour les discussions.
De nombreux textes circulent sur Castoriadis, peut-être moins sur Illich. Mettre en parallèle, et de manière critique, leurs deux conceptions de l’autonomie permet de souligner à quel point nous pouvons entendre dans ce terme assez répandu des choses bien différentes. L’enjeu de ce texte était, au départ, d’engendrer un débat dans le cadre de rencontres à Longo maï. Nous vous le proposons en deux épisodes, car l’auteur aimerait qu’il permette aussi à d’autres personnes, groupes ou collectifs de reprendre et de ré-élaborer cette notion d’autonomie, pour bien la séparer des problématiques de l’autarcie ou de l’autosuffisance.
Avant-propos Il s’agira ici, pour moi, de présenter deux auteurs qui ont, chacun à leur manière, essayé de donner un sens spécifique au concept d’autonomie. Chez l’un comme chez l’autre, le terme n’est pas utilisé en référence à la «mouvance autonome» qui est née en Europe occidentale dans les années 70. Il ne sera donc pas question ici de ces mouvements historiques. Mais, comme nous allons le voir, leurs pensées de l’autonomie ne sont pas sans rapport avec le contenu que nous avons ou pourrions donner à ce que nous nommons les luttes autonomes. Ce recours à des références théoriques ne vise donc pas tant à augmenter l’érudition qu’à nous permettre d’être plus clair, plus précis quand nous parlons d’autonomie. Et peut-être à orienter de manière nouvelle nos propres pratiques.
Castoriadis et Illich sont des penseurs des années 70, chacun pris dans des contextes bien différents. Le premier fuit la dictature grecque au tout début des années 50 afin d’éviter la répression et s’installe en France. Favorable aux conseils ouvriers et à l’autogestion généralisée, il s’intéresse aux déploiements du mouvement ouvrier tout en élaborant, en parallèle, une critique du déterminisme marxiste. Petit à petit (devenant peut-être de plus en plus philosophe) il se réinterroge sur la question de la démocratie athénienne et son héritage pour nous aujourd’hui. Sa pensée de l’autonomie, selon ses propres termes, vise à permettre à celles et ceux qui agissent d’être plus lucides afin de permettre un redéploiement de ce qu’il nomme le «projet d’autonomie» . Sa pensée n’est donc pas tant un programme qu’une critique, une volonté de rappeler certaines erreurs et certaines évidences qu’il juge nécessaires de toujours avoir à l’esprit.
Illich, de son côté, n’a ni le même parcours, ni les mêmes objectifs. Très imprégné par le christianisme dans un premier temps, il se penche progressivement sur les questions sociales liées au «développement». Intellectuel du Tiers-monde et plus spécifiquement d’Amérique latine, il critique d’abord les errements développementalistes pour finir par déboucher sur un véritable programme pour un «autre» développement dont l’un des axes centraux, aux côtés de la «convivialité» est l’autonomie. Pour dire bref, il va sans cesse opposer les «institutions autonomes» aux «institutions hétéronomes» . Je vais ici tenter brièvement de croiser ces deux approches, de montrer comment elles s’opposent et se complètent. Je pense qu’il s’agit d’un bon moyen de réinterroger la notion d’autonomie.
Autonomie politique… La pensée de Castoriadis est celle d’un philosophe. Même s’il fut proche des luttes, on doit reconnaître qu’il s’est porté à un niveau d’abstraction que n’a pas recherché Illich. Il propose ainsi quelque chose comme une philosophie de l’Histoire occidentale. Pour lui, l’Histoire n’est pas plus un continuum linéaire et cumulatif (de type progressiste) qu’un processus dialectique déterministe (de type hégélien ou marxiste). Elle est faite de ruptures, de sauts, d’événements qui auraient pu ne pas survenir. Le monde contemporain ne répondrait pas, ainsi, à une nécessité historique mais à des «choix» qui auraient pu ne pas être faits. Il y a pour lui, en matière de création sociale et historique une part d’arbitraire, d’événementialité que nulle philosophie de l’Histoire ne saurait intégrer. Inspiré sûrement par Arendt, il parlera à sa suite d’effets de «cristallisation» , de moments où une conjonction improbable de facteurs (politiques, économiques, amoureux, etc.) produisent de nouvelles formes sociales historiques. Toutefois, l’indétermination n’est pas complète: l’Histoire occidentale est parcourue par deux projets qui, repris à des échelles plus ou moins grandes, lui donnent une certaine unité.
Nous ne parlerons pas ici – car tel n’est pas vraiment notre sujet – du projet de maîtrise rationnelle du monde, de la société et des hommes. Nous retiendrons seulement, pour notre propos, qu’il s’agit du projet d’une rationalisation complète du monde qui tendrait vers des formes de domination technoscientifique totales (dures ou molles) que l’on entrevoit par exemple dans «Le meilleur des mondes» d’Huxley. L’autre projet qu’il décrit, à savoir le «projet d’autonomie» attirera surtout notre attention. Selon lui, ce projet émerge dans le cadre de la démocratie athénienne. Pour la première fois, une société décide de s’auto-instituer explicitement: les citoyens athéniens décident – ou se prennent pour l’origine – de leurs institutions sociales (économiques, politiques, etc.). Elles ne viennent pas d’un ailleurs que pourraient incarner l’Histoire, les dieux, la Nature ou toute autre chose. Elles viennent des Grecs eux-mêmes, et ils peuvent en décider. D’où cette vitalité intense de la vie politique athénienne, avec ses multiples retouches, ses multiples changements, etc. Evidemment, la démocratie grecque ne constitue en aucun cas une perfection, avec ses inégalités et ses évidences (notamment sur l’esclavage) qui restent totalement inquestionnées. Mais elle n’en demeure pas moins, du point de vue de Castoriadis, le premier exemple de société qui décide effectivement de se donner à elle-même ses propres lois – c’est l’étymologie d’autonomie: auto nomos = des lois pour soi, à partir de soi – après des examens profondément critiques. Ce projet sera, par la suite et sauf de manière ponctuelle, mis en sourdine sous l’effet notamment de la domination de l’Eglise chrétienne. Il reparaîtra doucement avec les mouvements du haut Moyen Age pour l’autonomie des communes, mais refait surtout surface à partir du XVIIIème siècle. La révolution américaine (We, the people ...) puis la révolution française seront encore de nouvelles actualisations (mises en acte et en pratique) du projet d’autonomie collective, c’est-à-dire d’une société qui va réflexivement se faire, ce qui exige une ré-interrogation permanente et collective sur ses croyances, ses orientations, ses institutions, ses pratiques. La «troisième» phase pour le projet d’autonomie est celle qui voit le jour avec la constitution d’un mouvement ouvrier, soucieux d’abolir la domination capitaliste, et qui tente d’en dévoiler les contradictions, les idéologies, les leurres métaphysiques, tout en élaborant une série de pratiques de solidarité et de lutte. Il faut bien voir néanmoins que Castoriadis, concernant la situation présente, se fait plus vague, presque dubitatif. Il se demande si le projet d’autonomie est toujours là, tandis que se répand le consumérisme, la démocratie molle de masse, et que la technoscience s’assure une puissante domination. Le projet d’autonomie, comme volonté collective d’une auto-institution de la société, est peut-être en train de disparaître. Sa disparition signifie le retour de l’hétéronomie, c’est-à-dire d’une situation dans laquelle le véritable questionnement est exclu, dans laquelle les institutions se donnent comme nécessaires, venant d’ailleurs (transcendantes), et par conséquent inchangeables. Une situation où en fait, nos propres institutions nous dominent, et nous entraînent sous l’effet de leurs propres logiques internes.
Comme on peut le voir, la notion d’autonomie chez Castoriadis est une notion largement liée au discours. Il affirme à plusieurs reprises, en tout cas, qu’une des questions centrales est celle d’une remise en cause des représentations et des évidences instituées (c’est-à-dire celles qui sont déjà là). Il y a chez lui une problématique centrale de l’assemblée qui discute et fait les lois. En un sens nous pourrons parler à son sujet d’une autonomie politique, d’une autonomie qui se fait et se produit non seulement à travers les luttes mais aussi dans la discussion. Une autonomie qui implique donc, notamment, la politique comme espace public séparé (dans le temps et l’espace) et dépassionné (les discours doivent être les plus rationnels possible), un espace dans lequel peuvent se dérouler sereinement et lucidement les discussions qui concernent l’ensemble de la société. Et cette conception tranche notablement avec celle d’Illich.
Et/ou autonomie locale? Chez Illich, il est bien plus question d’une autonomie locale. Sa réflexion commence par un doute sur le modèle de développement propre aux pays du Nord. Là où certains et certaines voient un progrès indubitable en matière technologique, éducative ou médicale, lui repère les failles, les moments où le progrès, par une sorte de Nemesis (c’est-à-dire une règle de la revanche) se retourne contre ses initiateurs. Ainsi va-t-il noter qu’à partir d’un certain seuil, l’éducation va nuire à l’éducation en empêchant d’apprendre véritablement, que la médecine finit par produire ses propres maladies, que les technologies finissent par ne plus produire d’avantages selon leurs critères mêmes d’efficacité. L’exemple le plus simple est celui des transports. Illich remarque que si la voiture permet en soi d’aller plus vite, le coût des infrastructures qui le permettent est considérable et qu’à partir d’un certain nombre de voitures, tout le monde va moins vite. Les raisonnements d’Illich passent par le détour du système. Il remarque qu’à une échelle massifiée, les bienfaits ponctuels que peuvent apporter telle ou telle innovation éducative, technologique ou médicale s’effacent pour apporter de nouveaux problèmes. L’éducation de masse va engendrer de nouvelles inégalités d’accès à l’éducation, de même pour les transports. Vont aussi surgir de nouvelles dépendances: on sera dépendant de l’électricité pour produire certaines choses, de la nouvelle médecine pour se soigner. Ainsi se rend-on dépendant de tout un système que l’on ne peut pas maîtriser et qui, par l’accroissement des dépendances qu’il occasionne, ne va pas cesser de grossir pour finir, du fait même de sa complexité, par produire des monstruosités et des désastres (écologiques, sociaux, économiques).
C’est à partir de cette critique qu’il en arrive à poser une distinction descriptive entre institutions autonomes et institutions hétéronomes. Ces dernières se repèrent par le fait qu’elles viennent comme de l’extérieur à une communauté locale, et qu’elles lui sont imposées. Illich ne s’oppose pas à ce qu’une communauté emprunte à une autre une institution si elle le décide en toute connaissance de cause. Dans ce processus de décision, la première communauté fait sienne la nouvelle institution, l’intègre dans ses pratiques, dans ses représentations, ses croyances. Ce qu’il considère comme nuisible en revanche, ce sont ces institutions qui y sont importées de force et détruisent la richesse locale. L’Etat moderne qui tend alors à s’asseoir en Amérique latine impose de force aux communautés locales l’éducation publique. Or, le savoir qu’elle propose, dans son abstraction, n’est pas forcément valable à une échelle locale. Au contraire même, elle projette les élèves dans un marché du travail géant dans lequel leurs compétences se mesurent à l’aune des diplômes. Ce qui a pour conséquence finale, comme Illich le remarque, de rigidifier ou de laisser disparaître les savoirs et les pratiques locales, jusqu’au point où on ne sait plus comment cultiver sans intrants chimiques sa propre terre, où l’on ne sait plus se soigner à l’aide des plantes locales, etc. Au fond, à travers la notion d’institution hétéronome, Illich va critiquer ces institutions qui, venant de l’Etat ou de toute autre instance centralisée et bureaucratique, vont contribuer à faire éclater les communautés locales et faire disparaître les savoirs et pratiques locales. Ce qu’il critique, en définitive, c’est cette étrange colonisation homogénéisante que produit un pouvoir central moderne, lequel, tout en remettant en cause les savoirs locaux et traditionnels, ne va proposer qu’un modèle qui porte en lui toutes sortes de catastrophes. Sa critique du développement occidental vise alors à démystifier tout ce qui, en soi, se donne comme un bienfait (l’accès à une culture humaniste, à une liberté de mouvement, des potentialités d’ascension sociales et de richesses matérielles supérieures, à une meilleure santé), mais implique des contreparties insupportables.
Ces contreparties insupportables sont d’abord les catastrophes, qu’elles soient écologiques ou sanitaires. Mais aussi – et surtout – une «perte d’autonomie» des communautés locales. Il y a, chez lui, une attention à ce qui existe dans les communautés, à leur manière de survivre, d’éduquer les enfants, de se soigner. Il y voit une richesse indéniable qui permet à ces communautés, tant qu’elles ne sont pas trop «happées» par l’Etat, d’élaborer des choses par elles-mêmes, avec leurs propres types de relations sociales et leurs propres formes culturelles. L’éducation ne se fait pas seulement dans la salle de classe, la technique n’est pas uniquement une affaire d’ingénieurs et d’écologues professionnels, la médecine ne peut être réduite à la biomédecine mécaniste moderne. Moins attaché que Castoriadis aux formes d’organisation politique, il donne ainsi une acception de l’autonomie qui s’apparente à un certain localisme. L’autonomie de telle ou telle institution est bien plus liée à son origine (qui l’a produite? Cela correspond-il à un savoir ancré dans une connaissance traditionnelle de la nature ou des autres?) qu’au processus décisionnel (l’assemblée, par exemple) qui en a décidé ainsi.
Deux conceptions opposées?
On pourrait dire qu’à ce niveau, ces deux conceptions de l’autonomie non seulement diffèrent mais s’opposent. Castoriadis serait loin d’accepter comme «autonomes» des institutions qui, pour traditionnelles et locales qu’elles soient, sont liées à des croyances religieuses que personne, à l’intérieur de la communauté ne pourrait même songer à remettre en cause. Cette clôture religieuse inquestionnable est pour lui un obstacle absolu à une autonomie véritable, c’est-à-dire réflexive. Peut-être parlerait-il à ce sujet d’indépendance, d’autarcie, mais non d’autonomie. La problématique du questionnement permanent est pour lui bien trop importante pour être laissée de côté. L’autonomie collective ne peut pas, de son point de vue, être pensée dans un monde où, sous l’effet de croyances religieuses inquestionnables, les individus ne sont pas eux-mêmes autonomes, c’est-à-dire aptes, à leur niveau, à remettre en cause ce qui se donne comme évident ou indubitable. A l’inverse, Illich pourrait bien s’opposer à l’autonomie «à la Castoriadis». La question de l’origine prime tant chez lui sur la question du processus de décision que l’on peut se demander si oui ou non il jugerait «autonome» une communauté qui se serait vu imposer la «forme-assemblée» de l’extérieur.
Ces oppositions, en définitive, appellent certaines questions.
Pouvons-nous considérer qu’à l’heure où nous constatons une perte bulldozerienne des savoirs traditionnels, est-il pertinent d’avoir une conception de l’autonomie à la Illich, c’est-à-dire qui accepte – voire même encourage face au désastre en cours – les communautés religieuses locales? A l’inverse, pouvons-nous considérer comme autonome une institution qui, pour avoir été décidée en assemblée, n’en est pas moins synonyme de nouvelles dépendances et d’une perte de «connaissances ancrées» ? Ces questions sont éminemment difficiles, et renvoient à d’autres: la «forme-assemblée» est-elle seule apte à permettre des décisions autonomes, c’est-à-dire qui enveloppent les envies de l’ensemble de la communauté? Ou: jusqu’où des stratégies de conservation de choses, de savoirs et de pratiques nécessaires peuvent nous pousser à oublier ou à laisser de côté «pour l’instant» des problématiques d’émancipation? Ou encore, à l’inverse: n’est-ce pas ce type de problématiques (d’émancipation, etc.) qui a conduit à la perte des savoirs locaux propres à une autonomie illichéenne, locale et ancrée dans un environnement et des rapports affectifs? Etc. etc. etc.
M. Chameau
Etudiant Paris