Afin de comprendre l’impact de cette évolution dans un pays européen exportateur de bois et connu pour ses forêts magnifiques, le Forum Civique Européen a proposé d’inviter à la rencontre de Biberacte Orlando Balas qui lutte contre la déforestation massive dans son pays, la Roumanie. Voici des extraits de sa présentation.
La Roumanie possède environ 6.250.000 ha de forêts, et 27% du pays est boisé. Il se situe ainsi sous la moyenne européenne qui est de 30% de surface boisée.
Un peu d’Histoire
Avant le communisme, en 1948, la Roumanie possédait environ 6.486.000 ha de forêts. Environ 1.942.000 ha appartenaient à l’Etat et 2.097.000 ha à des privés, personnes physiques et juridiques confondues. Par ailleurs, 681.000 ha appartenaient aux communes et aux villes, 656.000 ha à des coopératives, 468.000 ha à des églises et monastères et 126.000 ha à des fondations.
L’Etat communiste a nationalisé les forêts privées, tantôt en confisquant, tantôt en offrant des dédommagements, en fonction de différentes lois. L’Etat communiste a plutôt préservé le patrimoine forestier car pendant les 41 ans de régime communiste, la surface boisée de Roumanie n’a baissé que de 120.000 ha.
Suite au changement du régime politique en 1990, la législation a ouvert la voie à la rétrocession des forêts aux propriétaires privés, en commençant par des surfaces d’un maximum d’un demi-hectare (loi 18/1991). Cependant, cette loi a été modifiée par la suite, ce qui a permis de rétrocéder des surfaces bien plus amples. La loi 1/2000 a permis des rétrocessions jusqu’à 50 ha et la loi 247/2005 autorise des rétrocessions intégrales. Ces lois sont le résultat de pressions exercées par des anciens grands propriétaires. Ceux-ci vivent à l’étranger, mais désirent exploiter «leurs» forêts dans un minimum de temps et en maximalisant les profits. Ainsi le prince Dimitrie Sturdza a récupéré 26.000 ha de forêts qu’il exploite intensivement.
L’affaiblissement de l’autorité étatique et la croissance de la corruption dans la justice et dans l’administration ont permis une série de rétrocessions illégales et l’exploitation sauvage des forêts par les privés: Suite aux rétrocessions, la surface boisée administrée par l’Etat a été amputée de 3.029.000 ha. La Cour des Comptes estime qu’une surface de 561.000 ha de forêts a été rétrocédée de manière illégale, sur la base de faux.
Alors qu’en 1948, 2.846.000 ha de forêts appartenaient à des personnes physiques ou juridiques privées, après 1990 les demandes de rétrocession couvrent 3.421.000 ha. En plus, il ne faut pas oublier que nombre de propriétaires d’avant le communisme n’ont pas eu d’héritiers, que l’Etat communiste a acquis une partie des forêts en fonction de lois internationalement reconnues, dont les lois punissant les criminels de guerre, et que quantité d’expropriés ont reçu des dédommagements pour les forêts nationalisées. Par ailleurs, la loi ne permet pas de rétrocéder les forêts qui, avant 1948, appartenaient à des sociétés commerciales.
Coupes rases et déboisement massif
Selon certaines sources de l’Office National des Forêts roumain, 80% des forêts administrées par des privés ont été abattues ou ont été exploitées bien au-delà des limites prévues par la loi. Il en va ainsi d’un certain Mihai Pascovici qui, aidé d’ouvriers, a coupé en une seule nuit les 30 ha de forêts qu’il venait de récupérer. Il a été condamné avec sursis. Ainsi, d’immenses surfaces boisées sont rasées par leurs propriétaires ou par des bandes organisées de voleurs de bois, qui bénéficient de la protection des institutions étatiques.
Dans mon roman La Muette, qui traite des déboisements, je cite un autre exemple: dans une localité du département de Suceava, au nord de la Roumanie, 240 ha de forêts de hêtre ont été coupés entre 2002 et 2003 par les habitants des villages voisins, protégés par la police locale et l’administration départementale. A certains moments, plus de 700 personnes ont participé en toute tranquillité à ces coupes. Les sylviculteurs et les ouvriers du bois de Roumanie appellent la forêt «la muette», puisqu’elle ne crie pas lorsqu’on l’abat.
Bien que les autorités prétendent que ces problèmes surviennent surtout dans les forêts rétrocédées aux privés, les vols de bois et l’exploitation au-delà des limites légales ont lieu aussi dans les forêts domaniales. Cette situation est tolérée voire encouragée par les autorités. Certaines personnalités du domaine forestier estiment même que seule la moitié du bois coupé en Roumanie l’est de façon légale.
Les malfaiteurs peuvent agir sans craindre les autorités. Les gendarmes, qui sont les seuls à pouvoir faire face à la mafia du bois, n’ont plus le droit d’effectuer des contrôles. Ils ont été remplacés par les autorités forestières, les municipalités et la police locale, qui se laissent corrompre. Les amendes pour délits forestiers ne représentent qu’un mince pourcentage des sommes gagnées par la vente du bois des coupes illégales.
Les départements les plus atteints par les déboisements sont Harghita et Covasna, au cœur de la Roumanie et Maramures, au nord du pays. Tout semble indiquer que l’actuel ministre de la Défense, Mircea Dusa, dirige la mafia du bois dans le département de Harghita. Par ailleurs, dans cette zone, ce sont les politiciens hongrois de Roumanie qui sont impliqués dans le vol de bois. Le plus connu est Attila Verestoy, dit «Cherestoy», c’est-à-dire bille de bois, et surnommé encore «la tronçonneuse de Dieu», à l’instar du roi hun Attila qui était «le fouet de Dieu».
Par conséquent, même si les données officielles n’admettent qu’une faible réduction de la surface boisée de la Roumanie, la quantité et la qualité du peuplement forestier ont été énormément réduites ces derniers 23 ans, avec de graves conséquences pour l’habitat naturel roumain et la vie des hommes et des animaux. Les surfaces des parcs naturels, où l’exploitation du bois est interdite, sont réduites d’année en année. De 2008 à 2012, les zones protégées ont perdu 380.000 ha.
La pression de l’exportation
La Roumanie est un grand exportateur de bois. En 2011, le pays a exporté presque 5.000.000 tonnes de bois et de produits ligneux, surtout vers les pays arabes, la Turquie, la Chine et le Japon. Les plus grands importateurs européens de bois roumain sont l’Italie, l’Autriche, la Hongrie et l’Allemagne.
Vu que le prix du bois brut augmente constamment, les compagnies forestières ont accru le volume des coupes. Les champions dans le domaine sont les compagnies autrichiennes Schweighofer1 et Egger. Schweighofer Holzindustrie détient quatre sites de traitement du bois à Sebes, Comanesti, Siret et Radauti. En plus, Schweighofer désire ouvrir un nouveau site dans le département de Harghita, ce qui signerait l’arrêt de mort des forêts dans cette zone. Dans sa seule implantation de Radauti, Schweighofer traite 1.500.000 de m³ de bois par an, alors que les limites légales pour les coupes sont de moins de 17.000.000 m³ par an pour toute la Roumanie.
Une autre entreprise autrichienne, Kronospan, produit chaque année à Sebes 840.000 m³ de PAL (panneaux de particules de bois) et 400.000 m³ de MDF (medium density fibreboard). En 2010, la Commission européenne a alerté la Roumanie sur la pollution au formaldéhyde produite par cette entreprise, mais on n’a cependant pas pris de mesures pour la protection de l’environnement.
Les destructions dans les forêts peuvent avoir des conséquences économiques graves. Par exemple, le plateau Padis du Parc Naturel Apuseni dans les Carpates Occidentales a un très bon potentiel touristique, mais il est sauvagement défriché, bien qu’il appartienne à une aire protégée.
Le bois-énergie
Ces dernières années la Roumanie a vu différents projets de production d’énergie électrique et thermique non-écologiques. A côté de centaines de microcentrales hydrauliques où des conduites en béton canalisent les cours d’eau pour une production électrique «verte», on a construit des centrales à biomasse dont les principaux promoteurs sont les grandes compagnies forestières telles que Schweighofer qui peuvent ainsi mettre à profit leurs déchets de bois comme combustibles. La centrale de Radauti, une propriété de Schweighofer, produit 22 mégawatts d’énergie électrique et thermique par an. Vu que Schweighofer est de ce fait considéré comme producteur d’énergie «verte», la compagnie reçoit en plus des Certificats verts, ce qui rend l’affaire fort lucrative.
En 2009, Schweighofer a voulu créer une centrale à biomasse dans ma ville natale, Oradea, chef-lieu du département de Bihor. Le maire, dont j’étais à l’époque le conseiller environnemental, a rejeté le projet. La compagnie autrichienne a reconnu vouloir exploiter les forêts de Bihor pour faire fonctionner la centrale, ce qui aurait nuit à l’écosystème. Rejeté à Oradea, le projet a été accepté à Beius, une petite ville située à soixante kilomètres, entourée de forêts qui alimentent la centrale. Schweighofer déclare exploiter exclusivement le volume de bois fixé par la loi. Cependant, si Schweighofer utilise au maximum les ressources légalement disponibles dans une région donnée, cela signifie que les autres industries et personnes privées qui exploitent le bois doivent procéder à des coupes illégales, ce qui mène inévitablement au déboisement.
En mars 2011, le Conseil local d’Oradea a approuvé à l’unanimité un projet présenté pour la première fois en début de séance par l’un des maires adjoints. Par un contrat, dont les clauses étaient confidentielles, la ville s’associait à une compagnie non nommée, qui devait ouvrir une centrale à biomasse d’une capacité de 10 mégawatts d’énergie électrique et thermique. L’investissement s’élevait à 15 millions d’euros. Le mémorandum était rédigé à la hâte, dans un roumain et un anglais bourrés de fautes, pleins d’arguments populistes qui présentaient le projet comme un pas vers une ville plus verte et indépendante sur le plan énergétique. Des personnes qui connaissaient mieux le projet m’ont informé que cette centrale à biomasse était censée utiliser du bois provenant des forêts qui entouraient la ville d’Oradea. J’ai entrepris alors de faire pression sur le maire en lui expliquant que ce projet, nuisible pour la ville, allait annuler l’effet positif de toutes ses autres réalisations. Avec une biologiste reconnue, Anna Marossy, nous avons lancé une pétition pour bloquer le projet. Nous avons récolté presque 700 signatures et avons déclenché un grand scandale médiatique, de sorte que le maire a organisé un débat public sur ce sujet.
A ce débat ont participé également les représentants de la compagnie autrichienne RES. Je leur ai demandé quel combustible ils comptaient utiliser. Leur réponse était: les brindilles et le bois mort des forêts, «des quantités suffisantes pour 3 à 5 ans». Or il est évident qu’aucune compagnie n’investirait 15 millions d’euros dans une centrale dont la durée de vie ne serait que de 3 à 5 ans. Je leur ai demandé encore comment ils comptent s’assurer que le bois qu’ils utilisent ne provient pas de forêts vivantes et comment ils veulent éviter le déboisement. Ils ont répondu qu’ils achèteraient le bois d’une compagnie intermédiaire qui s’occuperait de ces problèmes et que cela ne les regardait pas, qu’il faudrait m’adresser à cette compagnie. Or cette compagnie n’existait pas encore!
Suite à ce débat public et suite à la pétition, le projet a été tacitement abandonné. Il se peut que la compagnie autrichienne se soit retirée après s’être rendu compte de l’hostilité de l’opinion publique. D’autre part, dès ce moment, la stratégie énergétique de la ville d’Oradea a changé: la municipalité soutient maintenant le passage du charbon au gaz pour chauffer la ville. La raison en est que les politiciens pourraient gagner bien plus avec de tels investissements que d’une centrale à biomasse de 15 millions d’euros, notamment en prenant des commissions des compagnies qui construiraient la centrale à gaz, évaluée à 53 millions d’euros du trésor public. Par ailleurs, dans les environs d’Oradea, les politiciens ont approuvé quelques projets d’exploration et d’exploitation de gaz de schiste qui pourraient approvisionner cette centrale. Les habitants d’Oradea protestent contre l’exploitation du gaz de schiste depuis mars 2013.
Autres combats Depuis début septembre, une autre série de manifestations a lieu dans toute la Roumanie: des dizaines de milliers de gens protestent contre le plus grand projet d’exploitation minière à base de cyanure de toute l’Europe: le projet de mine d’or de Rosia Montana2. Aux protestations contre le projet minier se joignent de plus en plus de voix qui demandent au gouvernement de changer son attitude face à l’environnement, au patrimoine naturel. A Oradea, nous avons demandé les changements suivants: l’abandon du projet de Rosia Montana, l’interdiction de l’exploitation minière à base de cyanure en Roumanie, l’interdiction de l’exploitation du gaz de schiste en Roumanie, l’abandon des projets de microcentrales hydrauliques qui détruisent les cours d’eau, l’interdiction des OGM, la mise en place de mesures concrètes contre le déboisement, une réduction du volume de bois coupé et exporté et, pour finir, une clause constitutionnelle qui fait de la protection de l’environnement un devoir de l’Etat. Peut-être nos revendications et notre combat paraissent-ils idéalistes, mais nous ne pouvons mettre fin à l’agression des industries nocives, nous ne pouvons avoir un monde meilleur, plus propre, si nous ne sommes pas idéalistes, si nous n’avons pas le courage de mener les combats qui sont en apparence perdus d’avance.
L’entreprise autrichienne Holzindustrie Schweighofer a fait en 2011 un profit de 73 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 340 millions d’euros en Roumanie, tandis que Romsilva, l’administration d’Etat des forêts, faisait un profit de 0,2 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 287 millions d’euros.↩
Voir Archipel No 219, octobre 2013: Nous sommes unis, déçus, et bientôt en colère.↩