L’article qui suit est une analyse de Karl-Heinz Lewed, membre du groupe Krisis, concernant les prises de position de Thilio Sarrazin dans la revue transculturelle berlinoise Lettre Internationale d’octobre 2009
S’il est vrai que depuis le Krach de la «nouvelle économie», les promesses grandiloquentes de mode de vie postmoderne se sont petit à petit dissipées pour laisser place à des risques toujours plus menaçants, l’effondrement actuel de l’économie mondiale nous confronte à une nouvelle réalité de crise. L’exclusion hors du système des rapports de travail salarié, tant au niveau réel que formel, ne touche plus uniquement les «classes inférieures», mais avance inlassablement vers le «ventre mou» de la classe moyenne. Dans le processus de crise du travail abstrait, la «production séculaire de déchets humains» (Zygmunt Bauman1), c’est-à-dire l’exclusion d’humains inutiles au processus de la valorisation, ne s’arrête pas devant la classe moyenne, même si celle-ci aime à se raconter une autre histoire.
Il n’est donc pas étonnant qu’un sentiment irrationnel de menace continue à frayer son chemin et domine de plus en plus l’air du temps en proposant des réponses régressives face à l’exclusion sociale.
L’intervention de Sarrazin, «De la classe au lieu de la masse» dans Lettre Internationale, représente en ce sens une rupture idéologique. La prise de position de l’ancien ministre des Finances de Berlin a touché le nerf raciste et culturaliste de la classe moyenne, et a déclenché une vague d’approbation chargée de ressentiments.
A tel point que les rédacteurs de l’hebdomadaire Die Zeit, qui n’ont pas peur du ridicule, se sont montrés choqués de cette soudaine apparition d’une «colère refoulée», bien que ce soit eux qui depuis des années l’aient attisée dans leurs éditoriaux. Néanmoins, il faut bien donner raison à Jörg Lau, journaliste à Die Zeit, sur un point: «C’est la haine déchaînée de la classe moyenne qui pose question.» La peur rôde dans cette classe moyenne, la peur de la perte des gratifications de la société du travail et de la consommation, la peur de sa propre dégringolade et de l’exclusion sociale. En même temps, ce sentiment de menace fait basculer la société vers la construction d’une «société du mérite»2. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que l’exclusion sociale est reliée aux questions culturelles et ethniques. La beauferie raciste de la classe moyenne enfle et peut s’appuyer sur un développement qui, sous la forme du néolibéralisme, a déjà transformé le climat social au cours des dernières années et décennies.
Travailler plus pour gagner plus
L’idéologie libérale de la responsabilité économique individuelle ne faisait pas seulement partie de l’auto-idéologisation de la classe moyenne en tant que «société du mérite», mais visait surtout les «exclus de la modernité»3. La possibilité de réussite professionnelle et d’épanouissement dans la consommation pour les uns entraînait la menace d’exclusion et d’appauvrissement pour les autres. Provisoirement, cette polarité d’intégration et d’exclusion pouvait être maintenue en équilibre par l’idéologie de la liberté et de la responsabilité individuelle. La réussite face à la concurrence, ainsi que les promesses de l’univers de la consommation, seraient l’expression de la volonté de réussite individuelle. De l’autre côté, l’échec révèlerait les déficits personnels, et c’est sur ces déficits qu’on demande à ceux qui sont déjà perdus pour le système de travailler. S’ils ne le font pas bien, on les «aide» volontairement avec les moyens coercitifs de l’Etat social sous la bannière du slogan cynique d’«aider et exiger»4. La caractéristique centrale du processus de crise capitaliste, c’est-à-dire le fait qu’une partie de plus en plus grande de la population devient superflue, peut ainsi disparaître derrière la façade de la responsabilité individuelle. Le fait que «ça» n’allait plus très bien, qu’il devenait difficile de s’en sortir, que les dettes s’accumulaient, tout cela relevait uniquement de la responsabilité des sujets individualisés. L’évacuation de la logique capitaliste de l’exclusion, à travers la projection sur l’individu, va de pair avec la création d’une société basée sur la volonté de la réussite et du mérite. L’exclusion hors du système du travail et de la valorisation entraîne l’expulsion hors du «collectif du mérite». Si par contre on veut y rester intégré, cela demande une autodiscipline inconditionnelle ainsi qu’une soumission aux impératifs de la concurrence.
Halte au Welfare state
Depuis 2008, la grande crise que subit le système capitaliste actuel nous démontre que ce ne sont ni une discipline de fer, ni la soumission au principe de compétitivité qui feront reculer l’exclusion, ce qui n’empêche pas ces principes d’être imposés avec une agressivité toujours plus grande. L’intervention de Sarrazin va dans ce sens. La crise de Berlin ne serait pas seulement économique ou sociale, il s’agirait surtout d’une crise de l’histoire des mentalités ou encore plus des cultures. Il désigne deux facteurs liés comme étant responsables: l’initiative personnelle et la volonté de compétitivité, gangrenées par une économie de subventions, ainsi que l’hédonisme et le laisser-aller de la génération 68. Pour le Berlin de l’après-guerre, Sarrazin constate en résumant: «L’élite économique (…) a quitté Berlin. Sont arrivés les soixante-huitards et tous ceux qui voyaient Berlin plus comme un espace de vie. Des gens qui aimaient bien être actifs professionnellement étaient remplacés par ceux qui aimaient bien vivre (…). A Berlin traînaient des gens engraissés par les allocations et qu’on a dû, au prix d’un sevrage douloureux, habituer de nouveau à la réalité. Une telle chose ne peut se faire que par le remplacement d’une population, on ne change pas les gens. Si quelque chose doit changer à Berlin, cela ne sera que par le changement de générations.» Il y a donc une part importante de la population qui, pour des raisons de laisser-aller assisté, de «je m’enfoutisme berlinois» ou de décadence individuelle, ont retardé le progrès économique afin de vivre la belle vie aux frais de la communauté. Cela serait caractéristique de Berlin, mais évidemment aussi de toute l’Allemagne.
Puis se pose la question de la valorisation économique de ces «allocataires obèses»: «A Berlin encore plus qu’ailleurs, se pose le problème d’une couche inférieure qui ne participe pas au circuit économique usuel.» Berlin comporterait une part non négligeable «de gens, environ 20% de la population, qui sont économiquement inutiles, 20% vivent de Hartz IV5 et d’allocations. (...) Cette partie doit disparaître. Une grande partie des Arabes et des Turcs dans cette ville, dont le nombre a augmenté à cause d’une mauvaise politique, n’a pas de fonction productive, mis à part le commerce de fruits et légumes, et ne va probablement pas développer d’autres perspectives. Cela s’applique aussi à une partie de la classe inférieure allemande. (…) Berlin a un problème économique avec la taille de la population existante.» On mêle à l’idéologie de la «société du mérite» un racisme culturaliste agressif qui vise en premier lieu les «Arabes et les Turcs» et qui, depuis quelques années, sous l’étiquette du «choc des civilisations», avait déjà profondément pénétré le discours social. La confrontation entre la «communauté de compétitivité» encore intégrée et ceux qui sont déjà victimes de l’exclusion économique est menée à travers les mêmes schémas que ceux de la guerre des cultures entre Allemands (ou de manière plus générale les tenants de la culture occidentale) et Musulmans. Les ressentiments culturels, en mettant uniquement l’accent sur les différences, servent systématiquement à cacher les contradictions et les contraintes sociales comme causes de l’exclusion. «L’origine musulmane» des exclus et des marginalisés serait la vraie raison de leur incompétence face au principe de compétitivité. C’est alors l’être culturellement différent qui est à l’origine de la désintégration sociale. Sarrazin dit à ce propos: «Ceux qui font un contraste défavorable sont les Arabes et les Turcs. (...) Beaucoup parmi eux ne veulent pas ou alors ne sont pas capables de s’intégrer. Nombreux sont ceux qui ne veulent pas d’intégration, mais veulent juste vivre leur vie. En plus de cela, ils entretiennent une mentalité qui est agressive et atavique.»
L’argument culturaliste
Cet ostracisme culturaliste ne s’interroge pas sur la coïncidence entre d’un côté, leur prétendue inutilité du point de vue de la logique de la valorisation économique – c’est-à-dire l’absence de toute «fonction productive» des «Arabes et des Turcs» – et de l’autre leur prétendu manque de volonté d’intégration. Cette mise en corrélation naît d’un désir irrationnel de trouver un support de projection pour écarter la menace anonyme engendrée par la défaillance de la valorisation économique qui touche de plus en plus de secteurs. Si «nous les Allemands, nous embrassons de plus en plus la mentalité turque, nous allons avoir un gros problème». C’est à travers la personnification des contraintes autonomisées du système que se défoule la «fausse conscience», en rendant responsable un certain groupe.
Si l’exclusion est justifiée de manière culturelle, alors il faut être partie prenante de la «vraie culture». La «vie rejetée»6 sert de ligne de démarcation négative en vue d’une autodéfinition culturaliste de ceux qui font partie de la «société du mérite». Pour cela, il faut dire à ceux «qui ne veulent pas être les porteurs du principe de compétitivité qu’ils peuvent très bien aller ailleurs s’ils souhaitent ne rien faire. Moi, j’utiliserai un ton tout à fait différent: chacun qui sait faire quelque chose, et qui essaie, est le bienvenu chez nous, les autres peuvent aller ailleurs… Ainsi, il serait clair que nous voulons une ville des élites et non pas la ‘capitale des assistés’. Ce n’est pas la chaleur du foyer turc qui va faire avancer la ville».
Ainsi se crée un mythe du progrès et de notre propre avenir qui voit sa réalisation menacée par les «bons à rien». C’est de leur faute si toute la potentialité productive ne se réalise pas pleinement et que la société du mérite tombe en désuétude. Pour rendre ce scénario de déclin et de naufrage plus éloquent, Sarrazin use du stéréotype raciste, devenu depuis un lieu commun, de la conquête biologique des Musulmans par le biais de la démographie: «Les Turcs envahissent l’Allemagne de la même manière que les Kosovars ont envahi le Kosovo: par un taux de natalité plus élevé.»
Si le processus d’exclusion sociale était jusqu’à présent essentiellement interprété comme une défaillance ou une faute personnelle, le durcissement de la crise voit naître des fantasmes idéologiques qui se situent de plus en plus dans des sphères culturalistes. On thématise de moins en moins la marginalisation sociale. Celle-ci fait désormais l’objet d’une réinterprétation: un moyen d’expansionnisme musulman qui viserait la désintégration et la déchéance de la «société du mérite» occidentale. «L’élimination du déchet humain»7 par le processus de crise paraît dans la construction culturaliste comme un acte de légitime défense et en même temps comme un acte de désespoir de la «société du mérite» devenue folle.
Et ils criaient tous à l’unisson: «On a bien le droit de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas!»
- Zygmunt Bauman est un théoricien polonais. Il est né à Poznam en Pologne en 1925. Il a enseigné la philosophie et sociologie à l’Université de Varsovie. Il a combattu contre le nazisme dans les rangs de l’armée russe. Il a été contraint de quitter la Pologne communiste en 1968 lors des persécutions antisémites. Il a rejoint l’université de Leeds en 1973 comme professeur de sociologie. Il est entre autres l’auteur de Modernité et holocauste, paru à La Fabrique en 2002, rééd. Complexe, 2009.
Les citations sont tirées de Le coût humain de la mondialisation, Hachette Pluriel, 2009.
Traduction Paul Braun - Zygmunt Bauman, ibid.
- Zygmunt Bauman, ibid.