ANTIPATRIARCAT: bell hooks

de Constanze Warta et Joëlle Meunier, FCE, 10 févr. 2022, publié à Archipel 311

Gloria Jean Watkins, plus connue sous son nom de plume bell hooks, scientifique, autrice et militante féministe afro-américaine, est décédée à la fin de l’année dernière, le 15 décembre 2021, à Berea, dans l’État américain du Kentucky. Par ses analyses, elle montre la fonction destructrice du patriarcat et proclame une sororité, si importante pour le combattre.

"Il est clair que nous ne pouvons pas inverser un système tant que nous participons à un déni col-lectif quant à son impact sur nos vies. Le patriarcat exige la suprématie masculine par tous les moyens nécessaires, et pour cela, il autorise et encourage la violence sexiste et ferme sciemment les yeux sur elle" (1). Bell hooks est née le 25 septembre 1952 à Hopkinsville, dans le sud des États-Unis, et a grandi dans une famille de la classe ouvrière, entourée de cinq sœurs et d’un frère, son père était videur et sa mère employée de maison. Elle écrit que son expérience de grandir pauvre, noire et femme a eu une profonde influence sur elle et lui a fait prendre conscience très tôt des rapports de genre, de classe et de race. Dès son enfance, elle fait l’expérience du racisme, notamment dans les écoles publiques soumises à la ségrégation raciale. Consciente de la violence exercée contre les femmes noires, elle refuse radicalement un avenir de femme de ménage ou au foyer. Hooks est avide d’apprendre, lit beaucoup, écrit des poèmes et rêve de devenir autrice. En 1978, elle publie son premier recueil de poèmes. Après avoir obtenu son diplôme de fin d’études secondaires, elle commence à étudier la littérature à la prestigieuse université de Stanford, étant l’une des rares femmes noires, de surcroît issue d’un milieu modeste. Pendant ses études, bell hooks découvre l’invisibilité totale des femmes noires dans l’Histoire. Dès lors, elle commence à faire des recherches sur l’existence des femmes noires et sur leurs histoires. Ce travail est à la base de son grand ouvrage Ain’t I a woman: Black Women and Feminism (2) - qu’elle publie en 1981, à l’âge de 19 ans.

Intersectionnalité

Dans ce livre, œuvre majeure du mouvement Black Feminism, bell hooks décrit les processus de marginalisation des femmes noires aux États-Unis et la double discrimination dont elles sont vic-times: la discrimination en tant que femme et la discrimination en tant que noire. En 1989, l’autrice féministe américaine Kimberlé Crenshaw définissait le concept d’intersectionnalité, c’est-à-dire le chevauchement de plusieurs rapports de domination qui conduisent à une oppres-sion fondée sur la classe, le sexe et la race. Dans Ain’t I a woman, bell hooks aborde plusieurs thèmes que l’on retrouve dans nombre de ses œuvres: l’expérience des esclaves noires, l’histoire et l’impact du sexisme et du racisme sur les femmes noires, la dévalorisation de la féminité noire, le rôle des médias, de l’éducation et de l’impérialisme patriarcal blanc, ainsi que le dénigrement de la race, de la classe et du sexe au sein du féminisme. «Les femmes noires avaient l’impression qu’on leur demandait de choisir entre un mouvement noir qui servait principalement les intérêts des hommes noirs sexistes et un mouvement féministe qui servait principalement les intérêts des femmes blanches racistes» (3). Après avoir rédigé une thèse sur l’écrivaine noire Toni Morisson en 1983, bell hooks est devenue professeure d’études africaines et afro-américaines à l’université de Yale dans le Connecticut. Pour elle, la pédagogie est une pratique de la liberté. Selon elle, la société ne peut être changée qu’en désapprenant et en détruisant tous les systèmes de domination et d’oppression, et en apprenant des méthodes pour comprendre, critiquer et analyser le monde. La sororité, la solidarité politique entre femmes, est un concept central dans l’œuvre de bell hooks. «La véritable solidarité politique consiste à apprendre à lutter contre l’oppression que l’on ne subit pas soi-même». (...) «Nous pouvons être sœurs, unies par des intérêts et des convictions communs, unies dans notre diversité, unies dans la lutte que nous menons pour mettre fin à l’oppression sexiste, unies dans la solidarité politique» (4). L’oppression de genre, de classe et de race a les mêmes racines, la lutte pour la libération sexuelle doit être la même que la lutte pour la libération des races.

La véritable sororité doit construire de véritables alliances entre les femmes et non reproduire des systèmes de domination et d’oppression. «Ne considérons pas ces choses séparément. Regar-dons comment elles convergent» (4).

Haine et amour

La concurrence entre femmes est à ses yeux un produit de l’idéologie sexiste. «C’est le sexisme qui conduit les femmes à se percevoir comme des menaces les unes pour les autres sans raison apparente. Le sexisme leur enseigne à être des objets sexuels pour les hommes; mais quand des femmes qui ont rejeté ce rôle considèrent avec hauteur et mépris celles qui ‘n’en sont pas là’, elles restent sous l’emprise du sexisme. Le sexisme conduit les femmes à dénigrer les tâches parentales en survalorisant leur emploi et leur carrière. De même, c’est parce qu’elles adhèrent à l’idéologie sexiste que certaines femmes enseignent à leurs enfants qu’il n’existe que deux types de schémas comportementaux: la domination ou la soumission. Le sexisme apprend aux femmes à détester les femmes, et, consciemment ou non, nous ne cessons de mettre cette leçon de haine en pratique dans nos échanges quotidiens.» (5).

Il y a des décennies déjà, elle a réfléchi à l’amour d’une manière qui semble à nouveau très actuelle aujourd’hui. «Quelqu’un qui abuse de toi ne t’aime pas», dit-elle en 2002 dans une interview. «On pourrait penser que cela va de soi. Mais en fait, nous sommes si nombreux/ses à avoir été blessé·es d’une manière ou d’une autre dans notre enfance que nous devons vraiment nous défaire de l’idée que quelqu’un·e qui nous fait du mal peut aussi nous aimer». Aujourd’hui, on par-lerait probablement de «relation toxique».

La manière dont bell hooks parlait et réfléchissait à l’amour a sans doute également influencé Mona Chollet, autrice de Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétéro-sexuelles (6).

Certains livres de bell hooks ont enfin été publiés par différentes maisons d’édition au cours des dernières années. Vous avez pu lire dans ces colonnes il y a deux ans le texte «Comprendre le pa-triarcat» (7).

Merci bell hooks pour ta contribution essentielle à la compréhension des contextes patriarcaux et pour ton invitation à les déconstruire. Cela vaut vraiment la peine de lire tes œuvres – elles nous ouvrent les yeux et les sens.

Constanze Warta Rédactrice Archipel Traduit et adapté par Joëlle Meunier Rédactrice Archipel

  1. Tiré de The will to change, Men, Masculinity, and Love, traduit en français sous le titre La Volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l’amour, Éditions divergences, 2021.
  2. Ouvrage traduit en français en 2015 par Olga Potot, sous le titre Ne suis-je pas une femme? Femmes noires et féminisme, dans la collection Sorcières des éditions Cambourakis, et préfacé par la réalisatrice française Amandine Gay.
  3. Tiré de Ne suis-je pas une femme? Femmes noires et féminisme.
  4. ibid.
  5. Tiré de «Sorority: Political Solidarity between Women», Feminist Review, no 23, 1986, traduit et publié en français en 2015 dans infokiosques.net sous le titre Sororité: La solidarité politique entre les femmes.
  6. Paru à La Découverte, collection Zones, en 2021.
  7. Publié auparavant sur <infokiosques.net>. Paru dans Archipel n0 283, 284 et 285. Vous trouverez les 3 articles dans les archives de notre site <forumcivique.org> en utilisant le mot-clé «bell hooks».