UKRAINE / FEMINISME: Les féministes ukrainiennes sous les yeux de l’Occident

de Elisa Moros, 12 juil. 2022, publié à Archipel 316

Il ne s'agit ici pas de la tradution de l'article paru en allemand dans Archipel 316, mais l'article ci-dessous traite la même question sous un autre angle.

Il me semble que l’expérience des féministes kurdes remet au moins partiellement en cause le féminisme antimilitariste canonique. La théorie féministe antimilitariste a été forgée à partir de l’expérience militante de nombreuses femmes et féministes issues de mouvements pacifistes très divers autour du monde. Néanmoins, elle ne peut faire l’impasse des expériences où les féministes prônent la lutte armée.

Si ces expériences percutent le cadre théorique féministe antimilitariste, il faut admettre que celui-ci soit questionné et enrichi. Il ne s’agit pas d’invalider les apports du féminisme antimilitariste mais bien de les actualiser à l’aide des différentes positionnalités (1).

Quand les féministes kurdes défient les féministes pacifistes occidentales

Plusieurs chercheuses féministes (Dirik, Tank, Şimşek et Jongerden, etc.) ont dénoncé la fascination orientaliste des médias occidentaux pour les femmes kurdes combattantes. Ces autrices montrent que l’image des femmes kurdes véhiculée par les médias sert à les instrumentaliser comme symboles de la libération occidentale dans un Orient qui est à son tour dépeint comme barbare. Ce portrait occidentalo-centré a pour but et effet de silencier les femmes kurdes dont les discours politiques (2) ne sont jamais relayés, et pour cause, s’ils l’étaient, la narration portée par les médias occidentaux serait contestée et invalidée. La féministe Kurde Dilar Dirik a également interrogé le rôle du féminisme occidental dans cette construction discursive orientaliste des combattantes kurdes: «Cependant, certaines féministes occidentales ont remis en question sa légitimité [de la lutte des YPJ et YJA Star] et l’ont rejetée comme du militarisme ou une cooptation par des groupes politiques. Les récits des médias occidentaux ont dépeint cette lutte de manière dépolitisée, exotique, ou en faisant des suppositions généralisées sur la désaffection ‘naturelle’ des femmes pour la violence. Si les re-portages des médias ont été dominés par un regard masculin, c’est en partie dû au refus des féministes de s’engager sur ce sujet important. On ne peut s’empêcher de penser que l’une des raisons de cette hostilité provient peut-être du fait que les femmes militantes qui prennent leurs affaires en main entravent la capacité des féministes occidentales à parler au nom des femmes du Moyen-Orient, perçues comme des victimes impuissantes.»

Dans ce même article, intitulé «Feminist pacifism or passive-ism?», elle dénonce l’incapacité d’un féminisme naïvement pacifiste à distinguer entre la violence comme oppression et la violence comme acte de résistance ou d’autodéfense:

«Contrairement à la violence qui vise à assujettir ‘l’autre’, l’autodéfense est un dévouement et une responsabilité totale envers la vie. Exister signifie résister. Et pour exister de manière significative et libre, il faut être politiquement autonome. En clair, dans un système international de violence sexuelle et raciale, légitimé par les États-nations capitalistes, l’appel à la non-violence est le luxe de ceux et celles qui sont dans des positions privilégiées de sécurité relative, croyant qu’iels ne se retrouveront jamais dans une situation où la violence deviendra nécessaire pour survivre. Bien que théoriquement convaincant, le pacifisme ne rend pas compte de la réalité de nombreuses femmes et revêt donc un caractère plutôt élitiste du premier monde.»

Une des principales penseuses du féminisme antimilitariste, Cynhthia Cockburn, interviewait en 2015 deux féministes antimilitaristes, membres de la Women’s International League for Peace and Freedom (WILPF) ayant vécu sous le nazisme, à propos de ce qu’elle appelle le «dilemme pacifiste». Elle leur a demandé si elles inviteraient les femmes combattantes kurdes à abandonner les armes au nom du pacifisme. Les deux interviewées ont répondu:

«Je ne le pense pas. Assises ici en sécurité, hors de la zone de guerre, nous devrions les comprendre, pas les condamner. Résister est un droit humain. Toutefois, à long terme, nous ne devons pas accepter que le militarisme soit la seule réponse. Nous devrions sérieusement commencer à construire des ‘mécanismes de rétablissement de la paix’.» «En tant que Wilpfer, je voudrais parler avec les femmes peshmerga (3), entendre ce qu’elles disent. Le fascisme est si sale. C’est comme une pieuvre, qui introduit ses tentacules dans la société, avec son idée raciste de la supériorité d’un type de personne sur un autre. Je pourrais bien être d’accord, et dire aux femmes kurdes: ‘Oui, vous devez vous battre’. Mais, peut-être qu’une fois le combat terminé, elles regarderont en arrière et diront: ‘Ce n’était pas la bonne façon de faire’».

Je partage avec ces femmes les idées suivantes:

  • notre rôle depuis l’extérieur de la zone de guerre est de soutenir et non de condamner les femmes et féministes résistantes;
  • nous devons toujours écouter ce que les premières concernées ont à nous dire;
  • soutenir les femmes dans le monde dans leurs combats, y compris militaires, n’est pas incompatible avec le fait de se battre, dans un contexte plus large et à plus long terme, pour la démilitarisation du monde.

Les féministes ukrainiennes, quelle place?

Je discutais récemment avec une féministe ukrainienne, militante de longue date, aujourd’hui réfugiée dans un pays de l’Europe occidentale. Elle me faisait part de sa difficulté à s’exprimer ouvertement sur les problématiques politiques, et particulièrement de genre, existantes en Ukraine, car elle a l’impression que la gauche et le féminisme occidentaux exigent la perfection de la société ukrainienne comme condition indispensable à tout soutien. Il faudrait que la société ukrainienne soit libre de toute contradiction pour avoir pleinement le droit de se battre contre l’envahisseur russe. Face à cette injonction du féminisme occidental, elle, comme beaucoup d’autres femmes, se sent obligée de choisir entre exprimer ses questionnements féministes sur ce qui se passe en Ukraine et la recherche de soutiens à la résistance contre l’envahisseur au sein de la gauche occidentale. Les injonctions féministes qui obligent les femmes à choisir entre le féminisme et leurs autres luttes ont pour effet d’éloigner les femmes du féminisme. Il s’agit là d’un problème récurrent du féminisme occidental que les féministes contre-hégémoniques n’arrêtent pas de pointer.

Pourtant, les analyses et le militantisme féministes restent indispensables en Ukraine, comme partout ailleurs. Au sein du Collectif féministe du Réseau Européen de Solidarité avec l’Ukraine, j’ai le plaisir de travailler avec des féministes ukrainiennes qui militent sur place. Elles rapportent que la majorité de la société ukrainienne, y compris de nombreuses femmes ukrainiennes, est soit indifférente soit méfiante à l’égard du féminisme. Cette situation a empiré avec la guerre. Les militantes féministes sont confrontées à des difficultés financières ainsi qu’à l’hostilité des propriétaires lors-qu’elles tentent de trouver des espaces pour mener leur activité. Viktoriia Pigul, une camarade militante féministe anticapitaliste ukrainienne, s’appuyant sur plusieurs témoignages de femmes et de filles ukrainiennes, a rapporté les multiples violences qu’elles subissent. Comme tout le monde le sait maintenant, au cours des dernières semaines, de nombreuses femmes et enfants ont été brutalisé•es et violé•es par des soldats russes. Beaucoup d’entre elles manquent de ressources pour échapper à ces violences. Beaucoup fuient vers la Pologne, ignorant que l’avortement y est interdit par la loi (car ce n’est pas le cas en Ukraine). À leur arrivée en Pologne, elles sont souvent exposées à des abus de toutes sortes de la part des hommes. Dans ce contexte, le militantisme féministe en Ukraine est plus essentiel que jamais. Olena Lyubchenko a récemment publié une très riche, et indispensable, analyse où elle montre comment la militarisation de l’Ukraine dans les dernières années s’est accompagnée de mesures d’austérité qui ont déplacé le fardeau de la résistance contre l’agression russe sur les femmes au sein des foyers en même temps qu’elles ont préparé l’État à un processus très inégalitaire d’intégration «euro-atlantique»:

«La militarisation, l’austérité et l’agression agissent dans ce contexte comme des processus de dé-possession et d’accumulation primitive. Ils génèrent des réserves mondiales de main-d’œuvre dont les mouvements transfrontaliers sont au cœur de la production et de la reproduction du capital et du travail à l’échelle mondiale. De cette manière, la citoyenneté racialisée reproduit la précarité et l’exclusion pour certaines, la sécurité et l’inclusion pour d’autres, tout comme la différenciation his-torique de la classe ouvrière ukrainienne au sein du capitalisme mondial est réécrite et instrumenta-lisée.»

Tout comme Dilar Dirik dénonçait l’instrumentalisation des femmes combattantes kurdes dans les médias occidentaux, Olena Lyubchenko dénonce dans cet article l’instrumentalisation de la résistance ukrainienne dans les discours médiatiques et institutionnels occidentaux qui dépeignent les ukrainien•nes comme des héros et héroïnes menant une guerre «pour l’Europe» (4). Dans ce contexte, et toujours dans la continuité de la critique menée par Dilar Dirik, il me paraît indispensable d’interroger le rôle du féminisme occidental (et plus largement de la gauche occidentale) dans cette instrumentalisation.

Un manifeste féministe pacifiste transnational a été signé, il y a quelques semaines, par 150 éminentes féministes d’Europe et des Amériques, sans une seule féministe ukrainienne ou de l’Europe post-soviétique. Certaines féministes occidentales, en lien avec les féministes ukrainiennes, ont refusé de le signer. Ce manifeste reproduit la vision dominante de la géopolitique pour laquelle les grandes puissances impérialistes sont les seules actrices de l’histoire. Il ignore ainsi la réalité mul-ti-scalaire et l’agentivité5 des différents acteurs et actrices mis•es en lumière par la critique féministe de la géopolitique. Il réduit la guerre menée par Poutine contre l’Ukraine à un simple conflit in-ter-impérialiste, effaçant ainsi l’agentivité de tou•tes et chacun•e des Ukrainien•nes. Une seule ligne sur plus d’une trentaine est accordée aux Ukrainien•es:

«Nous sommes aux côtés du peuple ukrainien qui veut la paix dans sa vie et exige un cessez-le-feu.»

Voilà comment réduire en une seule ligne 44 millions de personnes au cliché de victime passive qui a besoin, encore une fois, d’être sauvée par les Occidentaux. Les Ukrainien•nes qui résistent active-ment, et militairement, à l’agression qui leur a été imposée n’intéressent pas les féministes pacifistes occidentales, tout comme iels n’intéressent pas leurs amis hommes de la gauche occidentale. Il semblerait que les Ukrainien•nes ont le droit à notre solidarité en tant que victimes passives, mais pas en tant que résistant•es actives. Cette caricature des Ukrainien•nes comme victimes passives de l’instrumentalisation de l’OTAN ou de l’Europe rejoint celle des médias occidentaux qui les dépeint comme les héro•ïnes de l’Europe et de l’Occident en ce qu’elle efface tout autant leurs voix et leurs volontés politiques. De très nombreux/ses Ukrainien•nes sont résolu•es à se battre, y compris militairement, et cette volonté n’est imposée ni par Zelensky ni par l’OTAN comme le montre la forte implication dans la résistance ukrainienne de tous les secteurs de la société. C’est pourquoi, si les positions des féministes et des anticapitalistes sur des sujets tels que la livraison d’armes ne risquent guère d’avoir un impact sur les décisions des responsables politiques occidentaux, elles ont un vrai impact sur les féministes et la gauche ukrainienne. En effet, l’abandon de (quand ce n’est pas l’opposition à) la résistance ukrainienne de la part de la gauche et du féminisme internationaux, fragilise nos camarades ukrainien•nes au sein de la résistance, et il met à mal leur capacité à porter à terme un projet politique émancipateur pour tou•tes les habitant•es de l’Ukraine.

Pour un féminisme dialogique et international

La résistance ukrainienne est loin d’être parfaite ou libre de contradictions. Elle est traversée par des conflits de classe, de genre et de race, comme le sont toutes nos sociétés. Les femmes ukrainiennes subissent maintenant la guerre, les agressions, les tortures et les viols en masse des troupes russes sans pour autant arrêter de subir les violences qu’elles subissaient avant la guerre de la part des hommes ukrainiens et de l’État. En outre, le contexte de guerre renforce l’autoritarisme de l’État ainsi que la division sexuelle du travail (conscription militaire réservée aux hommes, réaffectation des femmes au travail de reproduction sociale, etc.). Le renforcement des rapports de sexe accroît le pouvoir des hommes et de l’État sur les femmes qui deviennent à leur tour plus vulnérables et davantage exposées aux violences. Dans ce contexte, les féministes anticapitalistes prises dans cette réalité complexe et multi-scalaire, se battent avec leurs concitoyens contre l’envahisseur russe tout en continuant à se battre contre une partie de leurs propres concitoyens: contre les politiques néolibérales du gouvernement et les attaques des employeurs, contre les violences sexistes, racistes ou lgbtqi+phobes, etc . Se battre simultanément avec et contre ne peut être incompréhensible que pour la minorité de per-sonnes qui ont le luxe de n’avoir qu’un seul ennemi/front. Quelque chose que nous ont appris les féministes contre-hégémoniques est que la positionnalité est centrale à toute politique féministe. Pour prendre un exemple, le Combahee River Collective, un des plus importants collectifs féministes noirs lesbiens, refusait le séparatisme lesbien considérant qu’il est, en termes d’analyse comme de stratégie, inopérant pour les femmes noires qui ne peuvent pas se permettre le luxe de se désolidariser des hommes noirs dans leur lutte commune contre le racisme. Barbara Smith va jusqu’à dire:

«Le séparatisme est rarement impliqué dans un véritable changement politique, qui affecte les insti-tutions de la société de manière directe. […] Nous avons remarqué que les séparatistes de notre coin, au lieu de s’organiser politiquement, font souvent des actes de zapping. Par exemple, elles peuvent venir à une réunion ou à une série de réunions, puis poursuivre leur chemin. Il n’est pas évident de comprendre ce qu’elles essaient réellement de changer. Nous pensons parfois que le séparatisme est une politique sans pratique.» (6)

En effet, dans le contexte actuel, il est tout à fait conséquent pour les féministes russes de revendi-quer le pacifisme pour se désolidariser catégoriquement de Poutine, de la guerre qu’il mène, et de toute la partie de la société russe qui la soutient. Dans leur manifeste anti-guerre, les féministes pacifistes russes caractérisent la guerre comme une guerre d’agression, et Poutine comme le seul et unique responsable. Cette position pacifiste de la part des féministes russes est donc tout à fait com-patible avec le soutien à la résistance armée en Ukraine. En revanche, il paraît impossible pour de nombreuses féministes ukrainiennes de se désolidariser de leur communauté (aussi sexiste soit-elle), ne serait-ce que pour une question de survie. Pourtant, elles n’ont d’autre choix que continuer à mener la bataille féministe au sein de leur propre société si elles ne veulent pas voir le sexisme se renforcer davantage. Si le séparatisme lesbien était le luxe de celles qui ne subissaient que l’oppression de genre/sexualité, le pacifisme abstrait est le luxe de celles qui ne vivent pas sous les bombes et n’éprouvent aucun besoin de se défendre militairement. Faire de la politique féministe loin du champ de bataille est aussi facile que stérile.

Une politique féministe internationaliste doit partir du soutien et du dialogue avec les premières concernées, car toute politique féministe qui se fait sans elles, se fait in fine, contre elles, et donc nuit à la construction d’une solidarité féministe internationaliste. Comment peut-on qualifier de féministe et internationaliste une position qui tourne le dos aux féministes ukrainiennes et a pour effet de les bâillonner sur les problématiques de genre en Ukraine? Les seules actrices politiques à même de faire triompher le féminisme, le pacifisme et toute politique émancipatrice en Ukraine sont celles qui sont sur place. On ferait mieux de commencer par les écouter et les soutenir, malgré les éventuels désaccords, car ce seront elles, telles qu’elles sont et avec les contradictions qui leur sont propres, qui mèneront la lutte, et personne d’autre.

Elisa Moros*

  • Militante socialiste et féministe, membre du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine et contre la guerre.
  1. Contexte social et politique qui crée votre identité en termes de race, de classe, de sexe, de sexualité et d’aptitude. La positionnalité décrit également la manière dont votre identité influence, et potentiellement biaise, votre compréhension et votre vision du monde. [NDLR]
  2. Dirik, Dilar (2017) «Self-Defense Means Political Autonomy! The Women’s Movement of Kurdistan Envisioning and Pursuing New Paths for Radical Democratic Autonomy». Development 60, 74–79. (...)
  3. Le mot peshmerga pour parler des femmes kurdes combattantes pose problème. En effet, les peshmergas sont les combattants kurdes en Irak. Comme l’expliquent Dilar Dirik et Bahar Munzir, les femmes combattantes kurdes en Irak sont très minoritaires et contraintes à une division sexuelle du travail rigide au sein des unités de combat, car les deux partis dirigeant le Kurdistan irakien sont patriarcaux. Or les femmes combattantes des YPJ et YJA-Star sont souvent erronément appelés peshmergas par les médias occidentaux. Cynthia Cockburn reproduit cette erreur dans son article, qui est reprise par les interviewées à leur tour.
  4. Où le mot «Europe» est identifié la plupart du temps à l’Union européenne comme marqueur de «civilisation» contre les «barbares» qui n’en font pas partie ou refusent sa discipline.
  5. Faculté d’action d’un être; sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. [NDLR]
  6. Smith, Barbara and Beverly (2015) «Across the Kitchen Table: A Sister-to-Sister Dialogue». in Moraga and Anzaldúa (eds.) This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color. SUNY Press: New York. p.119.