ANTIPATRIARCHAT : L’horizon sans les hommes, 1ère partie*

de Melusine, 15 nov. 2020, publié à Archipel 297

Et si la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes passait non pas par une redistribution des res-sources, mais par une remise en question directe des fondements socio-culturels de la masculinité et de la féminité? Je ne crois pas en l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans le discours autorisé, la revendication d’égalité tient aujourd’hui lieu d’abrégé consensuel des luttes féministes, devenue à la fois l’objectif institutionnel des politiques publiques et le slogan résumant – et limitant – les exigences émancipatrices des femmes. Elle a cela de confortable qu’elle paraît seulement exiger la réalisation effective d’un principe politique et philosophique dont la légitimité est depuis longtemps reconnue, inscrite aux frontons des codes et des bâtiments. Toute la radicalité potentielle d’une telle exigence, jamais nulle part réalisée, s’éteint pourtant dans ce vocable figé. Que voudraient donc les femmes? L’égalité avec les hommes: rien de trop, rien de plus qu’avoir ce qu’ils ont, rien de plus que faire ce qu’ils font. Cette revendication n’est pas seulement timide, elle n’a aucun sens: elle contient une impossibilité logique qui se révèle lorsqu’on se demande sérieusement ce que recouvre chacune des deux catégories qu’on prétend faire s’équivaloir, celle des hommes et celle des femmes. En effet, toute l’énergie performative du monde ne permettrait pas d’inscrire un signe égal entre des valeurs intrinsèquement dissemblables. L’égalité hommes-femmes est une contradiction, un oxymore qui n’a aucun espoir de réalisation: parce qu’il ne peut exister ce qu’on appelle aujourd’hui «des hommes», et qu’ils soient les égaux de celles qu’on appelle «des femmes».

Valence différentielle

Cette imposture, les travaux féministes se sont employés à la mettre au jour. C’est contre elle que s’est élaborée la notion de genre, dans son acception française telle que s’en construit aujourd’hui le consensus. Non pas les genres, comme «sexes sociaux» se distinguant des «sexes biologiques» et recouvrant des identités ressenties et vécues – bien que cette définition demeure courante tant dans la littérature scientifique que dans les textes militants. Mais bien le genre1 comme un système social produisant et – dans le même mouvement – hiérarchisant deux groupes distingués par leur sexe: les hommes et les femmes. Le genre, donc, compris comme principe de classement, qui sépare pour mieux ordonner.

Ce que cette notion permet de mettre en évidence, c’est que l’altérité ne précède pas la différence de traitement, de valeur et de droit. Autrement dit, ce n’est pas parce que les autres sont différent·es qu’on les traite différemment: mais c’est parce qu’il faut bien justifier l’existence d’un traitement différent qu’on crée des Autres, qu’on les différencie, les caricature et les met à l’écart. Ainsi, altérité et inégalité procèdent-elles du même geste, la première venant justifier la seconde et la perpétuer, lui donnant une raison, une nécessité et une évidence naturelle. Comme l’idéologie raciste de la supré-matie blanche vint autoriser l’asservissement et le massacre d’individu·es déporté·es aux marges de l’humanité, les constructions socio-historiques de la masculinité et de la féminité permettent aujourd’hui de justifier la persistance de rôles genrés différenciés. L’existence des catégories hommes et femmes est à la fois nécessaire et concomitante au rapport de domination qu’elles entre-tiennent. Car les différences qui les opposent ne sont jamais seulement des distinctions, des incom-mensurabilités, mais toujours des hiérarchies: c’est une «valence différentielle des sexes»2 qui fait primer le masculin et son monde – l’ensemble des représentations, pratiques, valeurs et principes qui sont associés aux hommes – sur le féminin. Le mythe de la complémentarité est toujours une vaste arnaque: à nous la douceur, l’attention, l’empathie, apanages glorieux qui nous rendent éligibles aux enfants morveux et aux meubles briqués. A eux la force, l’indépendance et l’analyse, dispositions fort sérieuses qui les condamnent à la décision, au travail d’importance et à toutes les choses graves du monde. Ils ont des permissions, nous des consolations. L’esprit, dès lors, achoppe, et peine à imaginer la réalisation d’une égalité entre des termes nécessairement inégaux, entre des hommes qui sont, par construction, plus que ne sont les femmes.

Partager ou abolir, il faut choisir

Cet horizon trompeur nous amène à croire que c’est par le partage qu’on pourra parvenir à cette égalité fantasmée. Partage de leurs privilèges et partage de nos fardeaux, grande redistribution générale entre hommes et femmes où, chacun·e faisant et recevant autant que l’autre, tou·tes pourraient vivre enfin en bonne intelligence. Cette idée paraît sensée lorsqu’on énumère les choses en quantité limitée qu’ils possèdent en surnombre parce qu’à nos dépens: salaires et patrimoine3, opportunités d’emploi et postes à responsabilité4, exposition médiatique et mandats pub-lics5, mais également temps de loisir et liberté d’esprit6. S’il est possible de vouloir partager avec eux ces avantages, il est moins évident d’imaginer partager nos servitudes. L’exemple du travail domestique est éclairant. Christine Delphy, théoricienne de l’exploitation économique des femmes, définit le travail domestique comme un travail réalisé pour autrui (et surtout, pour son conjoint) de manière gratuite: peut-on dès lors souhaiter son partage? Souhaiter mieux partager le joug pour amoindrir son poids? Delphy propose une solution plus radi-cale: elle refuse de considérer les tâches ménagères comme le lot commun du couple qu’il s’agirait de partager plus ou moins équitablement entre les partenaires. Elle propose au contraire de rétablir l’autonomie de ces dernier·es afin que, chacun·e prenant en charge ses besoins, aucun·e ne travaille plus pour l’autre. Dès lors, le partage dans le couple n’a de sens que pour l’entretien nécessaire des éventuels enfants et des personnes dépendantes: il ne concerne jamais le couple cohabitant sans per-sonne à charge. Du travail domestique (pour, ou plutôt à la place d’autrui), elle dit: «ce n’est pas son partage que l’on doit viser, mais son abolition»7, et de ces mots on pourrait plus largement s’inspirer: non pas tenter de répartir les poids et les gains inhérents au système patriarcal, mais s’attaquer à la balance.

Or, que l’on parle de genre, de classe ou de race, on envisage aujourd’hui principalement le rapport de domination comme une répartition inégale de biens, de capitaux, de statuts, de dispositions – des ressources donc, que chacun·e posséderait à parts inégales et qu’il serait possible de distribuer au-trement. A ressources, nous avons donné un nom, devenu commun dans le langage militant, celui de «privilèges». Il permet de désigner l’ensemble des bénéfices dont les membres du groupe dominant sont susceptibles de profiter: gagner plus d’argent, ne pas se faire agresser, avoir confiance en soi, être considéré·e comme un·e individu·e, obtenir du respect ou un emploi, jouir de droits fondamentaux, etc. – autrement dit, «un paquet invisible d’avantages immérités»8, dont l’expérience est quotidienne et bien souvent inconsciente. C’est un terme utile, en ce qu’il étend le champ du dicible, incluant des bénéfices de toute nature et traquant la domination jusque dans les espaces les plus intimes. Il a, par ailleurs, une force évocatoire certaine: les privilèges sont toujours injustes, et c’est bien pour ça qu’on les abolit. Enfin, cette notion permet une approche parallèle du fonctionnement des systèmes de domination: il y a des privilèges masculins, des privilèges blancs, des privilèges hétérosexuels, etc., détenus par des groupes dominants, aux dépens de groupes dominés.

Melusine

  1. Dans leur manuel Introduction aux Gender Studies (2008), Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Révillard définissent le genre comme «un sys-tème de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées». Pour une définition complète, voir l’entretien de Laure Bereni, «Genre: état des lieux» dans <laviedesidees.fr>
  2. Françoise Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996.
  3. Les hommes gagnent en moyenne 35 % de plus que les femmes (Observatoire des inégalités, données Insee, 2014) et détiennent un patrimoine supérieur de 18 % (En-quête Économie et Statistiques, Insee, 2014).
  4. Il y a 163 % plus de femmes en temps partiel (Observatoire des inégalités, données Insee, 2015) tandis que 86 % des postes de direction sont occupés par des hommes (Etude CSA-KPMG, 2015).
  5. A la radio et à la télévision, plus de 70 % des invité·es politiques et des expert·es sont des hommes (Rapport du CSA, «La représentation des femmes à la télévision et à la radio», 2017) comme par ailleurs 84 % des maires (Rapport «Les collectivités locales en chiffres 2016», Direction générale des Collectivités locales).
  6. Les hommes profitent en moyenne de quatre heures de temps libre par semaine de plus que les femmes (Enquête Emploi du temps, Insee, 2010).
  7. Christine Delphy, «Par où attaquer le ‘partage inégal’ du ‘travail ménager’?», Nouvelles Questions Féministes, vol. 22, 2003, p. 47-71.
  8. Peggy Mcintosh, «White Privilege and Male Privilege: A Personal Account of Coming to See Correspondences Through Work in Women’s Studies», Wellesley Center for Research on Women, 1988 (lire en ligne, en français).