... Contre la glorification de la colonisation en Lorraine. En dépit de critiques massives, la commune de Toul (Meurthe-et-Moselle) a fait ériger le 24 octobre dernier une réplique en bronze de 2,50 mètres de haut du général Marcel Bigeard «dans ses meilleures années».
Le 11 janvier dernier, environ 250 personnes ont réagi par une manifestation à cette glorification anachronique du général accusé de torture. Si pour certain·es, il s’agit de rendre hommage à un «enfant glorieux de la commune», pour beaucoup, cette installation est une gifle aux descendant·es et aux personnes touchées par la politique coloniale sanglante de la France, en Afrique du Nord et ailleurs. L’érection de la sculpture de Bigeard, plus grande que nature, soulève de nombreuses questions sur la place actuelle de la pensée impérialiste au sein de la société française.
Le colonialisme glorifié à demi-mot
Après le décès du général à un âge avancé en 2010, des proches avaient lancé une fondation en mémoire du soi-disant héros de guerre. Le sculpteur Boris Lejeune − connu jusqu’à Saint-Pétersbourg pour ses «délits artistiques»[1] − avait coulé pour le compte du groupe une statue de 2,5 m de haut, qui était entreposée depuis des années dans une caserne du 516e régiment du train de Toul et qui avait été offerte à la ville. Les opposant·es à la statue craignent que Toul ne devienne une capitale de pèlerinage pour les nostalgiques de la droite. Iels accusent Bigeard d’avoir eu recours à la torture et d’avoir inventé les «crevettes Bigeard»[2], horrible pratique pendant la guerre d’Algérie qui consistait à jeter les opposant·es ligoté·es et les pieds bétonnés dans la Méditerranée. Après plusieurs décisions du conseil municipal, l’inauguration, très discrète, a eu lieu par une journée d’automne brumeuse. Il n’y a pas eu d’annonces officielles sur l’érection prochaine du monument − le risque que les côtés sombres de Marcel Bigeard soient mis en lumière semblait trop grand. Une absence totale de faste, au-delà d’une «Marseillaise» chantée en petit comité, ressemble à la tentative de normaliser en catimini une politique commémorative redoutable.
La commune dirigée par le maire socialiste Alde Harmand tente d’esquiver la contradiction entre l’historicisation publique et l’embellissement de l’époque coloniale d’une part, et le besoin évident de justice d’autre part. Les «camarades socialistes» du PS ont donc été totalement absent·es des protestations contre la statue. Fin 2011, la pression publique avait empêché que les cendres du général soient transférées de Fréjus aux Invalides. À l’époque, de nombreuses person-nalités de gauche s’étaient élevées contre tout hommage public.
Un mal nécessaire?
Le très décoré général faisait figure de «soldat modèle» au milieu du siècle dernier, il était célèbre pour son engagement dans la Résistance française et les «exploits» qui avaient suivi dans les territoires français d’outre-mer, comme la «bataille de Điện Biên Phủ» perdue. Pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), il avait dirigé le 3e régiment de parachutistes coloniaux (RPC). Avec les mots «je ne regrette rien», Bigeard a défendu la pratique de la torture des paras français jusqu’à un âge avancé comme un «mal nécessaire».
Même s’il devait toujours nier sa propre participation, la torture était pour lui une «mission ordonnée par le pouvoir politique». C’était sans doute aussi le cas des «centres d’entraînement à la pacification et à la contre-guérilla» (CIPCG) en Algérie, mis en place par des militaires et des services de renseignement français et inspirés de la «contre-insurrection» américaine, que fréquentait le tristement célèbre général.
La contestation malgré tout
À Toul, la protestation contre cette glorification coloniale est organisée en premier lieu par le collectif «Histoire et Mémoire dans le Respect des Droits humains». Quelques autres groupes humanitaires et antifascistes de la région se sont joints à la manifestation qui s’est rassemblée à la gare par un froid hivernal ce samedi après-midi de début janvier. Même si, au grand regret de tous·tes, la participation au rassemblement est resté très limitée, et grâce à une demi-douzaine de discours, de slogans forts et d’actions symboliques, le cortège étendu et bardé de drapeaux colorés a pu attirer l’attention dans cette commune de plus de 15.000 habitant·es située sur les bords de la Moselle.
Pour Farès Ben Mena de l’organisation anticoloniale «Survie»[3], la mobilisation relativement faible est l’expression d’un «manque de prise de conscience des contradictions (post)coloniales dans la société française». Il s’agit pour l’initiative de «s’adresser à la population et d’encourager l’esprit critique» par différentes interventions. En outre, «ni la guerre d’Algérie ni l’exploitation de nombreux autres pays d’Afrique ne font l’objet d’un travail de mémoire. Rien n’est soldé». C’est aussi pour revendiquer cela que la mobilisation et le travail continu des groupes locaux sont importants.
Pas de consensus en vue
La manifestation a été l’occasion pour de nombreuses initiatives de personnes concernées et collectifs anticapitalistes et anticoloniaux d’informer sur ces dysfonctionnements. Dans l’espoir de trouver ainsi d’autres militant·es et de visibiliser les dangers de la glorification de la colonisation. D’un autre côté, le sentiment reste que le rejet de la statue est loin de faire consensus à Toul. En témoignent par exemple des passant·es portant des casquettes de parachutiste aux abords du cortège ou la poignée de néonazis qui «protégeaient» le parc avec la statue au début de la manifestation.
Au-delà des protestations symboliques contre la glorification du passé et du présent de la «Grande Nation», les coupables vieillissants de l’époque coloniale devraient se sentir en sécurité, du moins en ce qui concerne l’Algérie. Trois lois d’amnistie empêchent jusqu’à présent de juger les tortionnaires à la retraite. Autant de raisons de se sentir impuissant·es face à cet étalage de fantasmes militaristes de grande puissance. Plusieurs participant·es à l’assemblée ont exprimé le souhait que de tels monuments soient «renversés, plutôt que dressés». «Il y a un port juste à côté», murmurait une manifestante. Mais cette fois, le cortège s’est terminé au pied de la statue sans incident notable.
Luc Śkaille
- Vendredi 13 octobre 2023, un monument à Jeanne d’Arc créé par le sculpteur franco-russe (né à Kyiv!) a été inauguré à Saint-Pétersbourg, à un emplacement presti-gieux dans le cœur historique de la ville qu’est le quartier de l’Amirauté. La cérémonie s’est tenue en présence des membres des associations françaises «Les amis de Jeanne d’Arc» et «Notre-Dame de Bermont». La statue intitulée «Va, Fille de Dieu, va!» exprime la vocation de Jeanne pour la défense de la Foi et de la Patrie, et apporte un message de paix pour les peuples (sic!).
- Technique sordide surnommée ainsi par les Algérien·nes.
- https://survie.org/