Les chants militants ont jailli de centaines de gorges fin août, dans le paysage vallonné du sud de la Meuse en France. Le rassemblement des Chorales révolutionnaires à l’ancienne gare de Lumé-ville-en-Ornois était l’une des nombreuses expressions de la protestation contre le projet CIGEO(1), sans doute le plus grand centre de stockage de déchets nucléaires au monde, qui doit voir le jour dans l’arrière-pays lorrain.
Même s’il n’existe guère de solutions crédibles au problème des déchets de l’industrie nucléaire, l’État français a renforcé cette année ses ambitions de grande puissance nucléaire. Début juillet, les choses se sont enchaînées: le lobbying du commissaire Thierry Breton, favorable à l’industrie, pour que le Parlement européen reconnaisse le gaz naturel et l’énergie nucléaire comme des «énergies propres» a porté ses fruits. Occultant la menace apparente de pénuries d’approvisionnement, notamment en provenance du Kazakhstan et de la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine, la majorité de droite à Strasbourg a pu être enthousiasmée par cette décision très serrée.
Et même si le secteur privé se montre de moins en moins intéressé par la construction de nou-velles centrales nucléaires, Macron veut lancer jusqu’à 14 nouveaux réacteurs à eau haute pression de la série Areva-Siemens. Dans la foulée de la nouvelle taxonomie sur les énergies renouvelables, la renationalisation finale du groupe EDF a été décidée pour un montant de 9 milliards d’euros – si toutefois la plainte des actionnaires pour un doublement des recettes n’aboutit pas. La moitié des réacteurs français sont actuellement à l’arrêt en raison de problèmes de sécurité, des milliers de mégawatts d’électricité sont importés chaque jour – il n’est pas question d’exporter cette énergie trop chère. Alors que la Cour des comptes prévoit des centaines de milliards pour la rénovation du parc existant, l’enfermement dogmatique de la France dans l’énergie nucléaire semble de plus en plus inexplicable.
Cigéo déclaré «d’utilité publique»
Mais l’acharnement de la France va nettement plus loin, car le 8 juillet nous a réservé une autre nouveauté: le projet de centre d’enfouissement de déchets atomiques de Bure a été promu «d’utilité publique» par la dame de fer Élisabeth Borne, fraîchement désignée Première ministre, avec une DUP2. Car l’un des éléments clés de la nation nucléaire est le problème non résolu du stockage définitif des déchets, dont Paris prévoit la réalisation dans le sud de la Lorraine, peu peuplé. Le plus grand projet industriel d’Europe doit être réalisé dans le village de Bure, qui compte 80 habitant·es et se trouve à 130 kilomètres de la frontière allemande. Selon Paris, 99 % de la radioactivité de l’industrie nucléaire française devrait y être enterrée, à 500 mètres de profondeur. Le remplissage doit s’étaler sur un siècle, à raison d’environ trois convois «Castor» par semaine, une fois les infrastructures telles que les voies ferrées et les puits réalisé·es. La DUP doit maintenant permettre l’expropriation des terres, ce qui semble nécessaire compte tenu de l’hostilité persistante d’une partie de la population locale. Le temps est compté pour la réalisation d’un site de stockage définitif, même si, de facto, aucune solution technique ou scientifique n’existe à l’heure actuelle dans le monde. Dans l’usine de plutonium de La Hague, tous les entrepôts intermédiaires débordent, tandis que des dizaines de milliers de mètres cubes de déchets s’accumulent sur les 19 sites de réacteurs. Le mouvement antinucléaire a récemment freiné l’extension des capacités de stockage. Tant le démantèlement des installations existantes que l’avenir des nouveaux déchets produits ne sont absolument pas clarifiés. Et tandis que la résistance continue de retarder le projet de Bure, l’approche antidémocratique de l’industrie nucléaire devient de plus en plus évidente. D’un côté, une militarisation massive de la région a lieu depuis plus de vingt ans, avec la répression que cela entraîne, et de l’autre, des di-zaines de millions de «paiements d’accompagnement» vont dans les coffres des communes et des propriétaires fonciers désireux de collaborer.
La farce démocratique d’une consultation soi-disant exempte de protestations est également mise à mal par l’État nucléaire: parallèlement à la DUP, l’État a en effet lancé une OIN(3) qui an-nule le pouvoir de toutes les communes impactées directement par CIGEO. On construit donc le grand trou avec la carotte et le bâton, et là où le spectacle de la participation semble insuffisant, le masque de l’État centralisé tombe, dévoilant en toute tranquillité ses traits autoritaires.
Contestation antinucléaire
Depuis toujours, la France fait tout pour dissimuler la contestation de sa politique nucléaire, mais la dynamique de ces dernières années ne peut être passée sous silence, notamment à Bure. L’été dernier encore, un millier d’opposant·es au nucléaire se sont retrouvé·es sur le site de l’ancienne gare de Luméville. Des tronçons de voies ferrées, un dépôt de l’Agence qui gère l’enfouissement des déchets radioactifs à Gondrecourt et plusieurs sites de forage ont été sabotés au cours de l’année, tandis que l’État s’est largement fait démolir dans les médias et dans la rue lors de son procès contre les présumés coupables à Bar-le-Duc. Même si les Commissaires enquêteurs(4), soi-disant indépendants, n’en ont pas tenu compte, les protestations autour de l’audience de la DUP de l’automne 2021 ont été intenses. Une partie des mairies concernées ont été bloquées par des tas de fumier et des bottes de paille, et des affronte-ments ont duré des heures, à Bure. Dans ce contexte, des réunions d’information publiques de l’ANDRA(5) ont été chahutées jusqu’à leur annulation – tout comme l’audition sur le projet de contournement routier dans la salle des fêtes d’Échenay.
Et la résistance contre CIGEO n’a pas fait de pause cette année non plus. Un carnaval coloré a défilé à Bure pendant la fête de la Maison de Résistance en mars et des inconnu·es ont tordu des voies de train sur le tronçon de construction du tracé Castor près de Ligny-en-Barrois à l’occasion de l’anniversaire de Fukushima.
En été, une station de mesure environnementale à Montiers-sur-Saulx et un site de forage près de Cirfontaines ont pris feu. A la gare de Luméville, plusieurs centaines de personnes ont participé en juillet à une «fête des barricades» pour préparer la défense du site menacé d’expropriation. La troisième édition du festival Les Bure’lesques du mouvement de résistance à Hévilliers a atteint un record de fréquentation avec 2.000 personnes en août.
Début septembre, le bras juridique de la résistance a déposé une plainte de 200 pages contre la DUP. Dans les villages environnants, de plus en plus de projets d’habitat voient le jour, la coopérative agricole Les Semeuses(6) entre dans sa troisième année et le centre social L’Augustine(7) à Mandres complète les lieux déjà établis que sont la Maison de Résistance Bure Zone Libre(8) et l’ancienne gare de Luméville en tant que lieux de rencontre pour les activités culturelles et l’organisation. Du 28 au 30 novembre, le procès pour constitution présumée d’une association de malfaiteurs connaîtra un nouveau rebondissement devant la cour d’appel de Nancy. Il faut s’attendre à nouveau à des mobilisations de colère et de créativité.
Tandis que des projets à long terme comme la construction du centre social l’Augustine ou encore celle de la coopérative agricole opposent la revitalisation de l’arrière-pays à l’ANDRA et que des militant·es entravent l’avancement du projet par des sabotages, des initiatives citoyennes et des associations travaillent à faire tomber les bases juridiques de CIGEO par des actions en justice et des pétitions. Comme au Wendland(9), la clé d’une résistance réussie en Lorraine réside probablement dans la diversité des tactiques.
Luc Śkaille
- Centre industriel de stockage géologique profond.
- Déclaration d’Utilité publique.
- Opération d’intérêt national.
- Leur rôle est de permettre au public de disposer d’une information complète sur le projet, plan ou programme et de faire parvenir ses observations et propositions.
- Agence de gestion des déchets radioactifs.
- Coopérative agricole en construction à côté du laboratoire de l’ANDRA.
- Centre social en construction dans un village voisin du projet.
- Bure Zone Libre est une maison de la résistance à Bure.
- Voir Archipel No 241, octobre 2018, «Wendland, terre d’asile».