Des personnes se sont rendues pendant plusieurs semaines tous les jours au Centre de Rétention Administrative (CRA) de Marseille pour rentrer en contact avec les «retenu-e-s». Elles ont réussi à y pénétrer pour leur parler, les écouter et leur amener leur soutien. Elles ont produit une brochure dont nous publions ici l’introduction.
Le CRA comme un crachat qui se renouvelle dans la face de ce que nous avons en commun, pas comme le crachin mais comme une peine lourde qui s’abat sur ce qui est de l’ensemble, qui individualise pour édifier la frontière fine entre toi et moi, nous et vous, celui qui a le droit et celui qui ne l’a pas, comme une évidence, non, il n’a pas le droit, non sa vie ne vaut pas d’être vécue ici.
Le CRA comme Centre de Rétention Administrative, structure étatique pour désolidariser, prison pour étrangers qui vont être expulsés de ce qu’on nomme la Res Publica, au bord de la disparition, tout près de nous et déjà loin. CRA comme institution archaïque, invisible à beaucoup d’yeux, il y en a de partout, dans ma ville, dans la tienne.
Ici, Marseille. Nous avons inventé le premier CRA à l’état moderne. Je dis moderne parce qu’il s’inscrit dans une histoire longue de l’exclusion des étrangers, de leur mise en camp et de leur expulsion, d’abord les réfugiés polonais, puis les révolutionnaires espagnols puis les travailleurs forcés indochinois puis... l’histoire est un gouffre pour l’altérité.
En 1962, quelques mois après l’indépendance de l’Algérie, des ressortissants algériens ont commencé à devenir indésirables à Marseille. C’est la police française qui se charge de leur disparition. La Chambre de Commerce (celle-là même qui aujourd’hui arbore une publicité «Vous ne pouvez pas imaginer tout ce qui se passe ici») cède un hangar au port industriel d’Arenc qui servira à la fois de centre de tri des arrivants et de dépôt pour l’expulsion des «insubordonnés» et des «inactifs». Le hangar est à peine aménagé, des lits de ferraille, des épidémies de poux, puces, gale, un repas par jour, des tentatives de suicide, des gens qui apparaissent et disparaissent sans laisser de trace. Ca dure depuis plus de dix ans. Les étrangers viennent et vont, la plupart par bateau, expulsés vers le Maroc ou l’Algérie, ou la Tunisie. Qu’importe leur origine nationale, qu’importe leur élan de vie.
Lorsqu’en 1975, un collectif d’avocats décide de faire une affaire de la disparition d’un de leurs clients, le scandale éclate, les associations se mobilisent, une part de la société civile aussi, on parle de «prison clandestine de la police française» séquestration arbitraire, déportations, mais le gouvernement, comme un chat a neuf vies, retombe vite sur ses pattes. La pratique policière illégale sera régularisée a posteriori par des décrets successifs, l’enfermement se diffuse, se généralise, se banalise. Le concept est doté d’une appellation lustrée: Centre de Rétention Administrative, et se répand à travers le territoire. On construit des centres à Nîmes, à Lyon, à Paris, Rennes, Lille, Bordeaux, Toulouse, Metz, en Guyane, Mayotte, etc. On invente un tribunal assorti d’un juge qui, à chaque audience, cautionne l’expulsion: le Juge des Libertés et de la Détention. Dans le jargon de la justice, pour faire vite, on l’appelle le Juge des Libertés.
Le CRA de Marseille demeure au quai d’Arenc jusqu’en 2006, avec de maigres aménagements, une association de défense des droits des étrangers qui intervient pour accompagner les détenus dans leurs démarches juridiques, ils ont trois repas par jour, la destination du retour forcé est un peu plus contrôlée qu’auparavant.
Les étrangers sont toujours enlevés dans la rue, mais les arrestations sont désormais minutieusement réglementées. N’empêche. Sarkozy, devenu ministre de l’Intérieur puis président, rallonge la durée maximale de l’enfermement en CRA: sous son règne, elle passe de 12 à 45 jours. La peur de l’immigré s’accroît, on le conçoit trop oisif, trop profiteur, trop religieux, qui fait trop d’enfants et pas assez d’efforts, in-intégrable... sans questionner trop ce que serait l’intégration, sans questionner quelle serait une vie digne, tellement empressé à montrer que la sienne ne l’est pas. Sans questionner ce qui arrive réellement aux nouveaux arrivés sur le territoire français.
Le CRA apparaît comme une des zones d’ombre les plus évidentes. Planqué sous une autoroute, isolé par une quatre-voies, une passerelle, un petit lotissement, une compagnie fruitière de zone industrielle désuète et dégradée, il est quasi invisible. Un papier scotché devant l’entrée principale indique: «visites aux hébergés de 10h à 12h et de 14h à 17h, du lundi au samedi». Un autre, plus explicatif: «CRA ZA PAF». On ne se douterait pas.
A Marseille, on peut enfermer jusqu’à 136 personnes pour une durée maximale de 45 jours, le temps d’organiser leur expulsion. En 2014, 1831 personnes sont passées par là. Si l’étranger présente une pièce d’identité, c’est souvent très rapide, si ce n’est pas le cas, il faut demander un laissez-passer au consul du pays désigné comme d’origine. Ce n’est pas toujours le bon. Il arrive que des personnes refusent l’embarquement forcé dans un avion ou sur un bateau. Ca peut passer la première fois, rarement la seconde. Ils sont emmenés par des escortes perfectionnées dans les douces mesures de la coercition: bâillonner, ligoter, étouffer-mais-pas-trop pour que l’étranger sente la proximité de la mort mais n’y passe pas (bien qu’il y ait un certain nombre de bavures...). S’il échappe à ce passage à l’ordre, s’il réussit à s’opposer, il risque trois mois de prison pour «obstruction à une mesure de justice» et puis retour à la case CRA. Et ça peut durer longtemps.
Alors ça fait deux semaines qu’on se réunit quotidiennement avec une petite troupe de copains pour aller au CRA: visiter les étrangers enfermés qui, petit à petit, perdent leur étrangeté pour devenir des amis, assister aux audiences au tribunal du juge des libertés et de la détention, rencontrer les voisins du CRA, discuter avec les proches qui font la queue dans l’ombre en attendant qu’on ouvre le parloir. Etre là quand les reCRAchés retrouvent la liberté en dehors du centre.
Parler parler et parler. Et à travers les mots, de nos entrées et sorties tenter de tisser quelque chose d’une solidarité contre ces murs. C’est tout petit, c’est rien du tout, mais c’est peut-être quelque chose.
Dans la foulée, on fait ce petit fanzine, un retour sur cette première expérience, les rencontres, les frustrations, ceux qui sont disparus, expulsés vers des pays dits d’origine, comme si origine était synonyme de destination, expulsés vers l’Italie, expulsés vers la Bulgarie, la violence, l’incroyable douceur de Nassim, la rage d’Ali, les yeux des Afghans, la parole errante et déterminée.
On espère poursuivre cette aventure, continuer d’aller dans le CRA avec les amis, chercher à imaginer ensemble comment réinvestir ces prisons qui ne disent pas leur nom, conçues comme hors de la république, hors de l’espace public, comment faire le lien avec la vie à l’extérieur, et le hasard, et les possibles, quelque chose de la liberté.
* La brochure n'est pas encore disponible sur internet mais vou spouvez la commander en pdf à <tchala(chez)riseup.net.