FRANCE: La République exemplaire d'Emmanuel Macron

de Bernard Schmid, Paris, 8 janv. 2025, publié à Archipel 343

Maintenant que la charrue est profondément bloquée dans l’ornière, on demande au peuple électeur lui-même de la sortir de là. Les efforts du président de la République Emmanuel Macron pour mettre en place une majorité parlementaire capable de gouverner dans le sens des intérêts du capital ont échoué une fois de plus. Dans son discours de Nouvel An 2025, le chef de l’État a annoncé que les électeur/trices seraient consulté·es lors de référendums, dont il n’a précisé ni le nombre, ni le contenu thématique.

Depuis les avant-dernières élections législatives de juin 2022, le camp libéral au pouvoir, composé principalement des partis Renaissance (anciennement La République en marche/LREM), Modem et Horizons, ne pouvait plus gouverner qu’avec des majorités fluctuantes et en recourant au désormais célèbre article 49-3 de la Constitution – qui permet d’interrompre le débat parlementaire sur un projet de loi en posant la question de confiance au gouvernement; si le cabinet ne tombe pas, le projet est considéré comme adopté sans autre débat. En effet, il ne disposait plus que d’une majorité relative et non plus absolue de sièges.

La décision de Macron de dissoudre le Parlement en juin 2024 et les élections anticipées qui ont eu lieu peu après, au début de l’été, n’ont fait qu’aggraver le problème. Trois blocs politiques de force à peu près égale se font désormais face, premièrement l’extrême droite avec un appendice conservateur sous la forme des partisans d’Eric Ciotti qui se sont détachés du parti Les Républicains, deuxièmement les libéraux et troisièmement les partis de gauche en ordre dispersé. Il est donc difficile de former une majorité stable.

Emmanuel Macron a reconnu pour la première fois cette défaite pour ses projets politiques lors de ses vœux: «La dissolution du Parlement a pour l’instant apporté plus de divisions à l’Assemblée nationale que de solutions pour les Français». Comme issue éventuelle à la complexité des situations parlementaires et partisanes, il a annoncé le recours au référendum. Celui-ci ne peut être convoqué que par le président de la République. Mais l’instrument – même s’il a une composante démocratique dans la mesure où le corps électoral est consulté, du moins formellement – est lui-même très problématique.

A gauche de l’échiquier politique, les premières réactions demandaient encore, dans la nuit du jour de l’an, que Macron soumette au vote la «réforme» des retraites[1] rejetée par de larges cercles de la société et imposée provisoirement en avril 2023 au moyen de l’article 49-3 susmentionné. Du point de vue de la gauche, le fait qu’il y ait eu et qu’il y ait toujours des majorités sociales claires contre la «réforme» régressive serait sans aucun doute un avantage: selon tous les instituts de sondage, plus de 70 % de la population totale, plus de 90 % des salarié·e·es l’avaient rejetée au printemps 2023. Cependant, un référendum pose toujours la question de la formulation exacte de la question soumise – et ce ne sont ni les partis de gauche ni les syndicats, et encore moins la population elle-même, mais le président de la République et le gouvernement qui ont la main sur cette question.

On pourrait imaginer que certains avantages ou allègements sociaux soient intégrés dans un paquet global qui, en cas de rejet, serait également supprimé avec le cœur du projet. En outre, les participant·e·es à un référendum portant sur un projet de «réforme» ne peuvent pas en changer des parties et remplacer un mode de financement par un autre – par exemple des impôts plus élevés sur le capital. Ce qui est soumis au vote ne pourra être accepté ou rejeté que dans son intégralité.

Ce qui serait bien pire encore, c’est ce que la droite s’empresserait de demander, à savoir l’organisation d’un référendum «sur l’immigration». Ce thème a également été officiellement envisagé comme sujet de vote à l’été 2023, après que Macron ait évoqué pour la première fois en août de cette année-là la possibilité d’organiser des référendums – mais en novembre de la même année, Macron a officiellement retiré cette idée de la table lors d’une rencontre avec les prési-dents des partis représentés au Parlement[2].

À ce moment-là, la «Loi immigration et intégration» (son nom officiel), élaborée par le ministre de l’Intérieur de l’époque, et actuel ministre de la Justice, Gérald Darmanin, était en pleine phase de préparation; elle a finalement été adoptée le 19 décembre 2023, après un «deal» avec la droite, par une alliance de vote entre le camp libéral de Macron, les conservateurs et l’extrême droite du Rassemblement national (RN). Le Conseil constitutionnel C.C. a toutefois annulé un tiers du texte en janvier 2024, principalement pour des raisons formelles, car la dernière version du projet de loi avait été élaborée à la hâte à partir de morceaux disparates après le «deal» avec l’opposition de droite. Depuis lors, les conservateurs et l’extrême droite ne cessent de réclamer l’adoption des dispositions de la loi qui avaient été mises à mal à l’époque par de nouveaux projets. L’actuel ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, venu de l’extrême droite[3], s’y emploie sans relâche depuis sa nomination le 21 septembre 2024. On ne peut imaginer l’idée d’une campagne référendaire de plusieurs mois sur les «dangers et les inconvénients de l’immigration», où les différentes forces de droite et d’extrême droite s’affronteraient et où toutes les émotions négatives imaginables seraient suscitées et exacerbées, que comme un véritable cauchemar politique.

Parmi les autres thèmes potentiels de référendum, on peut citer la «réforme des institutions» et, dans ce cadre, notamment un changement partiel de la loi électorale par l’introduction d’une «dose» de proportionnelle dans le scrutin majoritaire en vigueur. Outre le fait que le résultat de cette démarche, en tout cas dans l’état actuel des choses, aggraverait la crise parlementaire plutôt qu’il ne la désamorcerait, un référendum sur un point touchant exclusivement aux sphères politico-institutionnelles, et non à la vie quotidienne des citoyen·nes et à leurs problèmes matériels, ne devrait pas apaiser la frustration d’une partie croissante de la société vis-à-vis de la politique en place. Cela contribuerait plutôt à aggraver la crise politique.

Habemus premierministram

Entre-temps, depuis le 13 décembre dernier et après plusieurs semaines ou mois d’inactivité, il y a de nouveau un Premier ministre en la personne de François Bayrou, âgé de 73 ans – comme Barnier. Dans les médias allemands, il est généralement caractérisé comme «libéral». Il serait plus juste de le classer dans une tradition démocrate-chrétienne – le premier parti de Bayrou dans les années 1970 et 1980, le CDS («Centre des démocrates sociaux»), était la variante française de la démocratie chrétienne, qui avait tendance à être marginalisée sur la droite bourgeoise par le gaullisme. Plus tard, il a dirigé les partis de centre-droit Force démocrate et, plus récemment et jusqu’à aujourd’hui, le Mouvement démocrate (Modem). Après trois candidatures présidentielles infructueuses, Bayrou a soutenu l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 et 2022. En ce sens, la décision de Macron de le nommer Premier ministre ne fait que puiser dans les réserves de personnel de son propre camp politique, qui s’est considérablement réduit depuis les élections législatives de 2022 et les élections anticipées de 2024.

Il paraît que le président Macron ne voulait pas du tout nommer son rival dans son propre camp, Bayrou, mais lors d’une rencontre de plusieurs heures entre les deux hommes, dans la matinée du vendredi 13 (oui, chers superstitieux) décembre, Bayrou a menacé le chef de l’État d’une rupture de coalition entre son parti maison, le MODEM, et le reste de la galaxie des soutiens de Macron, qui comprend aussi les partis libéraux Renaissance, Horizons et quelques formations bourgeoises dissidentes apprivoisées. Et donc de préparer, contre la future candidature du camp Macron à la présidentielle du printemps 2027, la sienne propre et concurrente. En conséquence, Macron s’est fait tordre le bras et a nommé Bayrou à la mi-journée, après que le démenti – c’est-à-dire la nouvelle du refus par Macron d’une nomination du même François Bayrou – ait déjà été diffusé sur les ondes à 10h30. D’où l’impression d’une mise en scène soit laborieuse, soit alambiquée.

Avenir de la «réforme» des retraites?

Deux des enjeux étaient les perspectives éventuelles d’intégration – ou non – de sociaux-démocrates de droite dans un gouvernement par ailleurs de tendance bourgeoise, libérale, voire conservatrice, qui, comme son prédécesseur Michel Barnier, ne disposera pas de sa propre majorité parlementaire; et la question de savoir ce qu’il adviendra de la ‘réforme’ des retraites.

Sur le premier aspect, François Rebsamen, maire de Dijon, ancien ministre du Travail et des Affaires sociales en 2014/15 sous la présidence de la droite sociale-démocrate de François Hollande, avec plusieurs «réformes» régressives à son passif[4], passait pour un prétendant de choix. En effet, le 23 décembre au soir, Rebsamen a été présenté comme le nouveau ministre de la Réforme territoriale et de la Décentralisation. Son ancien supérieur Manuel Valls, Premier ministre de 2014 à 2016, longtemps à la pointe la plus droitière de la social-démocratie française et décrié dans de larges milieux comme un carriériste effréné jusqu’à la caricature[5], est devenu le nouveau ministre des territoires et des îles qualifiées d’«outre-mer» dans le discours dominant.

Après la catastrophe cyclonique qui a frappé l’archipel de Mayotte – rattaché à la France – à la mi-décembre 2024, c’est un poste exposé. La base de la gauche ne devrait toutefois guère être touchée, ni même impressionnée, par l’entrée de deux politiciens recyclés de l’ère Hollande (François Hollande ayant été président de 2012 à 2017) dans le nouveau gouvernement d’Emmanuel Macron. Les deux aspects, celui du recrutement de sociaux-démocrates droitiers dé-chus pour le gouvernement Bayrou et celui de la gestion de la question controversée des retraites, étaient et sont toujours liés.

En effet, la variante la plus à droite de la social-démocratie française, le Parti socialiste (PS, parti au gouvernement pour la dernière fois de 2012 à 17) – qui constitue le volant de droite de la social-démocratie, alors que la plateforme LFI constitue le volant plus à gauche, en partie aussi populiste et aux structures autoritaires, de cette social-démocratie – avait posé comme condition à une participation au gouvernement ou, à défaut, à un engagement de ne pas voter une motion de censure au Parlement, de suspendre l’application de la «réforme». Le PS ne demande pas l’annulation ou l’abrogation de la réforme régressive, car il est réaliste de ne pas l’attendre du camp Macron, mais sa non-application pour la durée du prochain gouvernement ou – mieux – jusqu’à la prochaine élection présidentielle au printemps 2027. Ceci permettrait à certaines classes d’âge désormais proches de l’âge de la retraite de ne pas être encore embêtées dans la dernière ligne droite par un allongement de leur durée de vie active (par rapport à celle prévue avant 2023). Sans garantie pour tou·tes celles et ceux qui suivront.

C’est pourquoi la ‘réforme’ des retraites a encore une fois occupé les esprits dans la deuxième moitié de décembre 2024. Selon l’état actuel des choses, Bayrou ne veut pas accepter de «suspension», car il invoque le fait que repousser à plus tard cette réforme de société pourrait conduire à une inaction malheureuse, mais il est prêt à la revoir et à l’améliorer: «ne pas suspendre mais reprendre». À ce sujet, Bayrou a également déclaré qu’il n’était pas lui-même un véritable partisan, un fan de la «réforme» adoptée en 2023. C’est vrai: il était alors, comme une aile de la bourgeoisie et de ses représentant·es politiques, favorable à une «réforme» structurelle plus profonde sous la forme d’une retraite à points.

Une telle réforme était à l’origine à la base de la première réforme des retraites prévue en 2019/2020 par Emmanuel Macron et qui avait failli être adoptée, mais avait été retirée en mars 2020 en raison de la crise du Covid. La deuxième réforme, finalement adoptée en 2023, est moins ambitieuse sur le plan structurel.

L’idée d’une retraite à points insistait moins sur une limite d’âge contraignante pour tou·te·s que sur le fait que la pension des salarié·es devait refléter ce qui avait été cotisé pendant toute une vie. Dans de larges cercles, cela est vendu comme «tendanciellement beaucoup plus juste» et semble en partie socialement accepté. Le seul hic, c’est que les mécanismes de protection contre une perte de revenus à l’âge de la retraite disparaîtraient avec un tel mécanisme. Historiquement, le principe a longtemps été que seules les dix meilleures années d’une carrière professionnelle étaient prises en compte comme base de calcul pour la future retraite, alors qu’après les «ré-formes» ultérieures de 1993 (secteur privé) et 2003 (secteur public), ce sont les vingt-cinq meilleures années qui sont prises en compte, ce qui place les salarié·es dans une situation en moyenne moins favorable. Dans le cas d’une «réforme par points», la pension serait calculée sur la base des salaires perçus tout au long de la vie, ce qui signifie que les années de chômage, d’activité réduite, de travail à temps partiel ou tout simplement de salaires particulièrement bas seraient prises en compte.

Le plus intéressant est que la CFDT[6] soutient également l’idée d’une telle «retraite par points». Au nom d’une meilleure justice sociale (sic), et pourrait ainsi constituer un allié de taille pour Bayrou. Mais ce dernier devrait alors, et c’est là une difficulté pour lui, démanteler l’œuvre de «réforme» menée jusqu’à présent et parvenir à un nouveau consensus entre les milieux du capital, les forces politiques gouvernementales et si possible une partie des syndicats – ces derniers n’ont toutefois pas participé en bloc à la «réforme» de Macron en 2023. Pour ce faire, Bayrou a proposé jusqu’à présent de convoquer dans les neuf mois une grande «conférence sociale» réunissant toutes les grandes fédérations de ce qu’il appelle les partenaires sociaux, afin de débattre de tout cela. Mais pour l’instant, ni le capital ni les syndicats de salarié·es ne se montrent vraiment en-thousiastes, vraiment pas.[7]

Bernard Schmid, juriste – journaliste, Paris

  1. C’est-à-dire le relèvement de 62 à 64 ans de l’âge minimum pour une retraite légale, mais avec des décotes en cas de manque d’années de cotisation, les décotes ne disparaissant qu’à partir de 67 ans.
  2. https://www.bfmtv.com/politique/elysee/climat-retraites-ces-sujets-pour-lesquels-emmanuel-macron-avait-evoque-la-possibilite-d-un-referendum_AN-202501010289.html.
  3. Il a d’abord été, dans les années 2000, un compagnon de route politique du comte Philippe de Villiers, ancien candidat à la présidentielle, qui se trouve à la charnière des conservateurs et de l’extrême droite.
  4. Notamment des instances élues de représentation du personnel dans l’entreprise, et pas en faveur de la représentation des salarié·e·es, et de la justice prud’homale.
  5. Il avait tenté récemment de faire carrière en politique à Barcelone, où il s’est entre autres associé avec le président de la République, avec l’extrême droite et les monar-chistes espagnols contre les nationalistes régionaux catalans.
  6. Centrale syndicale la plus puissante en France (dirigée par la droite sociale-démocrate), du moins jusqu’à une éventuelle fusion entre la CGT, l’Union syndicale Soli-daires et la FSU sur sa gauche.
  7. Voir https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/social/retraites-francois-bayrou-n-arrive-pas-a-convaincre-les-syndicats-et-le-patronat_AV-202412230120.html