Une promesse creuse de voies de passage légales entre la France et le Royaume-Uni: présenté comme une avancée humanitaire, l’accord franco-britannique signé en août 2025 continue de susciter l’indignation. Le 10 octobre 2025, une quinzaine d’organisations ont saisi le Conseil d’État pour faire annuler cet accord. Elles dénoncent sa nature inaccessible et déshumanisante, réduisant des vies à une simple logique d’échange. À ce stade, le Conseil d’État n’a pas encore rendu de décision.
Dès l’entrée dans le hall de la gare centrale de Calais, un message du gouvernement s’affiche sur un panneau publicitaire. «Attention!, annonce-t-il, il existe un nouveau traité entre le Royaume-Uni et la France. Si vous arrivez illégalement au Royaume-Uni à bord d’un bateau, vous risquez désormais d’être expulsé et vous ne pourrez plus revenir au Royaume-Uni, ni rester en France en situation irrégulière.» Le message est en français et en anglais, et a été projeté tout le mois de septembre et octobre dans divers lieux publics. En effet, depuis son entrée en vigueur le 6 août dernier, les deux pays ont démarré la version pilote de l’accord dit one in, one out. Celui-ci marque la volonté de la part des deux gouvernements de proposer des «voies de passage légales» et encadrées, afin de lutter contre l’immigration clandestine. Il instaure dès lors une logique d’échange: pour chaque personne entrée illégalement au Royaume-Uni et renvoyée en France, une autre pourrait partir légalement vers la Grande-Bretagne depuis le territoire français.
Pourtant, loin de se laisser décourager par cette mise en garde, des groupes de personnes exilées s’entassent aujourd’hui encore dans des bus ou des trains direction Dunkerque ou Boulogne. Certain·es ont des gilets de sauvetage, en prévision d’un passage par bateau (ou small boat) vers le Royaume-Uni. Iels partiront cette nuit ou la suivante. Comme elleux, et malgré le froid mordant de l’hiver ou des conditions météorologiques qui se dégradent, de nombreuses personnes continuent aujourd’hui d’embarquer sur de fragiles embarcations pour rejoindre les côtes anglaises, dans l’espoir d’y trouver de la stabilité. Un endroit où vivre, et non plus survivre.
Rêver d’Angleterre
Amira[1], originaire d’Érythrée, a tenté de s’établir en Suisse. Elle y a appris l’allemand un an durant, et bataillé pour obtenir un permis de séjour. Il lui a été refusé. Elle est désormais sur la route de l’exil, prête à tenter la traversée, malgré la peur et la fatigue. «Je n’ai plus le choix», dit-elle simplement, «Je veux juste un endroit où je peux vivre en paix, où je peux travailler.» Assise dans la cour de l’accueil de jour du Secours Catholique de Calais, elle boit un thé chaud, réchauffant ses mains engourdies par le froid automnal. Autour d’elle, des familles, des hommes seuls, des adolescent·es, tou·tes porté·es par la même conviction: de l’autre côté de la Manche, la vie sera peut-être un peu plus clémente. Helen rêve de retrouver son mari et son fils, déjà passés la semaine précédente. Amin* y cherche une stabilité, un travail, une «vie normale». Il se dit que ce sera plus simple pour lui d’apprendre l’anglais qu’une autre langue européenne. Cela fait quasiment un an qu’il est sur la route, fuyant le contexte de violence dans son pays.
Depuis le Brexit, le Royaume-Uni incarne pour beaucoup une échappatoire aux contraintes du règlement Dublin III, qui oblige les personnes exilées à déposer leur demande d’asile dans le premier pays européen où leurs empreintes ont été enregistrées. En s’affranchissant de ce cadre, le pays n’est plus tenu de renvoyer systématiquement les personnes arrivées illégalement vers un autre État membre, au contraire de la Suisse, de la France, de l’Italie ou de l’Allemagne pour ne citer que ceux-ci.
30 ans de politiques répressives sans effet dissuasif
Atteindre les côtes britanniques continue de représenter un espoir pour beaucoup, malgré les risques grandissants lors des traversées. Le nombre de départs ne faiblit pourtant pas. Ils se font par ailleurs toujours plus loin de Calais, afin d’éviter des d’interventions policières souvent très violentes. Celles-ci poussent les personnes à embarquer précipitamment, parfois sans vérifier correctement le bon état du bateau et de ses moteurs.
«Au fur et à mesure des accords bilatéraux, de plus en plus d’argent [...] est mis notamment dans la répression» dénonce Laura Poignet, coordinatrice de l’association Utopia 56. Cette politique répressive débutée dans les années 1990 ne semble pourtant avoir aucun effet dissuasif. «En parallèle, ce que l’on voit, ce sont de plus en plus de personnes qui tentent d’aller vers l’Angleterre en prenant toujours plus de risques».
Depuis le début de l’année 2025, l’association a recensé plusieurs dizaines de milliers de personnes en détresse sur le littoral – près de 17.000 après une traversée ratée et 13.000 en mer. Certain·es ont été localisés au large de Dieppe, multipliant par trois la distance à parcourir par rapport aux traversées depuis les plages de Calais pour une durée atteignant parfois 12 heures.
Vie et survie dans l’attente
Dans la file d’attente pour un repas distribué par l’association La Vie Active, un jeune exilé soudanais interpelle un bénévole. «Tu sais ce que ça change ce nouvel accord?, demande-t-il, «Moi je n’y comprends rien». «Il est trop tôt pour le déterminer», lui répond-t-on. De toute façon, l’accord ne s’applique pas aux mineur·es.
Cette distribution a lieu à la lisière d’un campement calaisien proche de l’hôpital. Près de 300 personnes y dorment sous des tentes partagées à deux ou quatre, parfois simplement posées sur la terre humide. Comme celui-ci, une dizaine de lieux de vie temporaires s’étendent entre zones industrielles, bois et friches autour de Calais. Un grand terrain est occupé sur la commune de Loon Plage, à l’ouest de Dunkerque. En tout, ce sont 1000 à 2000 personnes qui y survivent en attendant des conditions météos propices au passage en bateau vers le Royaume-Uni. Certaines tentent le passage par camion.
L’attente se prolonge, plusieurs nuits, parfois des mois, encadrée par une présence policière permanente. À intervalles réguliers, des évacuations viennent rappeler que, sur le littoral, l’immobilité est interdite: c’est le principe de la politique «zéro point de fixation» mise en œuvre depuis 2016. Des convois de police ainsi que des organismes de nettoyage interviennent pour démanteler les abris de fortune et évacuer les habitant·es de ces lieux de vie. Ces interventions se succèdent, plusieurs fois par semaine, souvent à l’aube. En septembre, celles de l’Orange Squat de Calais et de la «jungle» de Dunkerque ont forcé plus d’un millier de personnes à se relocaliser, parfois seulement quelques centaines de mètres plus loin. Tentes, affaires personnelles et papiers sont le plus souvent confisqués ou détruits.
La perte et l’absence de papiers engendrent dès lors une grande précarisation. Dans le cadre spécifique de l’accord one in, one out, disposer de documents d’identité et, dans le cas des familles, de certificats de naissance ou de mariage, est un prérequis obligatoire pour postuler à la nouvelle voie de passage prévue.
Des critères inadaptés à la réalité de l’exil
Posséder des documents valides ne suffit pour autant pas à garantir l’accès au visa vers l’Angleterre. «Celles et ceux qui les ont encore ne savent pas où aller pour remplir ce formulaire, ne savent pas vers quelle organisation se tourner. Or, on considère qu’il faut un accompagnement adapté pour que chacun·e puisse avoir sa chance d’obtenir ce visa», souligne Léa Biteau, responsable du Secours Catholique de Calais. Dans la cour devant elle, cinq hommes démarrent une partie de foot, pendant que d’autres partent prendre une douche ou laver leurs vêtements. Trois femmes s’en vont recharger leur téléphone dans une salle sur le côté, tandis que leurs enfants jouent avec des bénévoles. Chaque après-midi de semaine, entre 500 et 1000 personnes se présentent à cet accueil de jour.
Pour pallier ce besoin d’accompagnement juridique, l’organisation Refugee Legal Support propose une permanence toutes les deux semaines à l’accueil de jour du Secours Catholique. Ces sessions de soutien et d’accès aux droits permettent d’aider les personnes exilées à remplir le formulaire requis pour espérer bénéficier de ce nouvel accord. Néanmoins, «très peu de personnes viennent solliciter le Refugee Legal Support à ce sujet. Beaucoup nous confient avoir peur car très peu d’informations sont disponibles sur les suites d’une acceptation», précise Marie-Laure Richter, salariée du Secours Catholique. Elle ajoute par ailleurs que «cela fait un mois que certain·es ont postulé, et sont toujours sans réponse». Le délai officiel annoncé par les autorités françaises est de 14 à 28 jours.
Les conditions d’admission sont strictes: être en France, ne pas avoir de statut de protection ni de droit de séjour, ne jamais être entré au Royaume-Uni sans autorisation. Celles et ceux obtenant un retour doivent confirmer leur géolocalisation dans un délai très court; faute de quoi, la demande échoue. «La plupart des personnes que nous aidons n’ont pas leur passeport physique, ce qui les empêche de faire une demande», explique Basma Kamel, chargée de sensibilisation chez Refugee Legal Support. «D’autres ont encore leur carte d’identité, mais ne peuvent accéder à leurs e-mails que de manière sporadique ou ont du mal à vérifier leur localisation. La demande ne peut être traitée qu’une fois qu’elles ont confirmé leur présence en France, ce que beaucoup ne sont pas en mesure de faire. Une autre raison fréquente de refus est d’ordre technique: des photos floues ou des informations peu claires entraînent souvent le rejet des demandes».
Autre critère en profond décalage avec la réalité des parcours migratoires: pour être prioritaire, il est recommandé d’avoir déjà séjourné six mois au Royaume-Uni, en situation régulière, au cours des cinq dernières années. Le 14 octobre, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme a publié un communiqué incriminant, révoltée par ce qu’elle nomme un «cynique échange d’êtres humains». Selon elle, la procédure «manque de clarté» et «entraîne une grande instabilité et précarité» auprès des personnes exilées.
«Ça n’a pas l’air bien pour nous, tout ça» commente Poorya*, un homme iranien en apprenant les conditions d’applications. Les ressortissant·es de certaines nationalités dont les demandes d’asiles sont fréquemment acceptées par le Royaume-Uni sont favorisé·es, en excluant d’autres. Un tirage au sort intervient ensuite pour départager les demandes. En 2024, 66% des Iranien·es arrivé·es au Royaume-Uni après des traversées clandestines de la Manche ont obtenu l’asile, contre 99 % des Syrien·nes et des Soudanais·es.
«De toute façon, c’est un voyage très dangereux pour aller d’ici en Angleterre. Je ne veux pas voler la chance à d’autres de rester là-bas», ajoute Poorya*. Au-delà des critères d’admission stricts et de sa nature arbitraire, ce processus est rejeté par beaucoup simplement pour ce qu’il représente. Son voisin syrien acquiesce: «Je suis contre cet accord. Ce serait prendre la place d’une personne qui a déjà risqué sa vie pour traverser».
Une mise en œuvre contestée
Depuis la mise en place du projet pilote, le gouvernement anglais se targue d’avoir pu «retirer 42 migrants illégaux» de son territoire. D’autres personnes sont toujours enfermées au Royaume-Uni, dans l’attente de savoir si elles seront renvoyées en France dans le cadre de cet accord contesté. Fin août, la BBC en dénombrait «plusieurs douzaines».
Les élus locaux restent dubitatifs quant au potentiel transformatif de l’accord. «Ce texte ne traite pas des causes profondes des migrations», estime Bertrand Ringot, maire de Gravelines, commune de 12.000 habitant·es à l’est de Calais. «Il se contente de gérer des flux à court terme, [...] et sert davantage à donner des gages politiques de fermeté qu’à résoudre concrètement le problème des traversées.» Le collectif de maires du littoral n’ayant «nullement été consulté» lors de l’élaboration de l’accord, cet élu regrette le manque de considération de la part du gouvernement français, ainsi que l’absence de dialogue politique avec les autorités régionales britanniques. «Nous, les élus locaux, avons des relations purement techniques avec les autorités du Kent.» souligne Bertrand Ringot. «Ce que l’on demande, c’est un dialogue politique avec les Anglais. Je pense qu’il est plus que temps. On ne peut pas se limiter seulement à des relations d’État à État.»
Dans une tribune parue le 8 octobre dans Le Monde, un groupe d’organisations et citoyen·nes dénoncent «un marchandage institutionnel de vies humaines». L’association Utopia 56 décrit quant à elle dans un communiqué «un dispositif [...] qui sacrifie l’accès à la protection internationale, où les personnes concernées sont traitées comme de simples chiffres interchangeables». Les termes de cet accord sont donc jugés indécents et attentatoires à la dignité humaine.
C’est cependant le procédé par lequel il a été imposé qui permet désormais à ces organisations d’agir. En raison de l’absence de débat au Parlement et les conditions de mise en œuvre des renvois, une quinzaine d’associations[2] a saisi le Conseil d’État, chargé de contrôler la conformité des engagements internationaux de la France. «Côté français, l’accord a été validé sur simple décret, alors qu’il touche à la liberté de circulation de personnes physiques, puisque des personnes sont et seront enfermées au Royaume-Uni», explique Amélie Moyart, chargée de communication chez Utopia 56. «Cela aurait dû passer par un débat au Parlement, ce qui nous permet d’attaquer ces accords pour vice de procédure.»
Alors même que les deux gouvernements vantent la création de «voies de passage légales» entre les deux pays, le Royaume-Uni a, fin août, suspendu le regroupement familial pour les réfugié·es. Mari, femmes ou enfants de personnes ayant obtenu l’asile en Angleterre ne peuvent donc plus les rejoindre de manière légale. Cela pousse alors certaines personnes à entamer des voyages dangereux et réprimés. «C’est encore une fois la preuve que cet accord n’est qu’un coup de communication», déplore Amélie Moyart. «En parallèle, le gouvernement anglais vient de mettre fin à ce qui représentait l’une des seules options de passage réellement sûres pour certaines personnes.» Depuis la mise en place de l’accord, deux hommes ayant été renvoyés en France dans le cadre de l’accord ont à nouveau traversé le Royaume-Uni. Ils ont été immédiatement appréhendés et l’un d’entre eux, directement renvoyé. Encore une preuve que ces accords peinent à produire l’effet dissuasif annoncé et ne suffisent pas à endiguer la détermination de celles et ceux qui n’ont d’autre choix que de partir.
Justine Bosset*
- Justine Bosset est récemment diplômée de l’Institut des Hautes Études Internationales et du Développement à Genève. Au cours de son master en développement international, elle s’est focalisée sur les thématiques du genre, du racisme et de la migration. Après quelques mois de travail au sein d’une organisation d’aide d’urgence aux personnes exilées, elle est retournée en Suisse et a commencé à écrire des articles pour différents médias.
- Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
- Les associations sont: Gisti, l’Anafé, la Ligue des Droits de l’Homme, Secours Catholique, Dom’Asile, ARDHIS, Médecins du Monde, la Cimade, SALAM, Human Rights Observers, l’Accueil Demandeurs d’Asile (ADA), Fédération des associations de solidarité avec tou·tes les immigré·s et l’association Groupe Accueil et Solidarité (GAS).



