Jean Ziegler est sociologue, auteur et collaborateur à l’ONU. C’est l’un des critiques du capitalisme globalisé les plus connus actuellement. Depuis de nombreuses années, il défend ceux que Frantz Fanon a appelés les «damnés de la terre». Il lutta contre la faim et l’oppression, pour les droits de l’homme et la paix, d’abord comme rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, puis comme vice-président du comité consultatif du conseil des droits de l’homme. Son nouveau livre s’intitule Chemins d’espérance - ces combats gagnés, parfois perdus mais que nous remporterons ensemble, aux éditions du Seuil.
Nous avons rencontré Jean Ziegler au début du mois d’avril 2017 à Vienne, et avons évoqué avec lui son dernier livre Chemins d’espérance, des questions politiques actuelles ainsi que certaines étapes importantes de son parcours politique et personnel.
La faim...
Archipel: Monsieur Ziegler, votre dernier livre s’intitule Chemins d’espérance - ces combats gagnés, parfois perdus mais que nous remporterons ensemble. Où se situe l’espoir? La crise de la faim en Afrique de l’Est, parallèlement les préparations pour le G20 à Hambourg qui va avoir lieu en juillet. Qu’attendez-vous de ce sommet?
Quand on regarde les sommets qui ont eu lieu jusqu’à présent – Heiligendamm, le sommet de Gleneagles en Écosse... – on peut constater qu’à chaque fois des milliards de dollars de dons à l’Afrique ont été promis. Pourtant on ne voit presque jamais la couleur de cet argent.
Lorsque l’on parle du massacre quotidien de la faim, il faut différencier deux sortes de faim. Premièrement, la faim structurelle, et ensuite la faim conjoncturelle. La faim structurelle est le massacre quotidien, implicite à l’ordre économique du tiers-monde.
L’Afrique est le continent le plus durement frappé: 35,2 % des Africains, sur une population de presque un milliard de personnes, sont en permanence gravement sous-alimentés. En chiffres absolus c’est en Asie que l’on trouve le plus grand nombre de victimes avec 650 millions de personnes sévèrement malnutries. Néanmoins, proportionnellement, c’est en Afrique que la faim est la plus répandue. Selon le dernier rapport de la FAO, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim toutes les cinq secondes. Au total 1 milliard sur les 7,3 milliards d’habitants que compte cette planète souffrent en permanence de sous-nutrition, ils n’ont de ce fait pas de vie sexuelle, pas de travail, de vie active, rien, ces gens sont désespérés, ils ont peur du lendemain.
Pourtant le même rapport sur l’alimentation mondiale, qui établit le nombre de victimes, affirme que l’agriculture telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui peut nourrir sans problème 12 milliards de personnes, soit presque le double de la population mondiale actuelle. Un enfant qui meurt de faim en ce moment est assassiné.
Aujourd’hui, objectivement, on ne pas manque pas de denrées alimentaires, ce n’est pas la production qui manque, c’est l’accès à celle-ci et le pouvoir d’achat. Tout cela conditionne la faim structurelle. Puis il y a la faim conjoncturelle. Celle-ci survient généralement dans les pays les plus fragiles de la planète. Il s’agit dans ce cas de la faillite soudaine et totale d’une économie: les paysans ne peuvent plus ni semer ni récolter, les voies de transport ne sont pas praticables, les cultures sont envahies par les criquets...
La famine actuelle en Afrique de l’Est est particulièrement aiguë au Sud-Soudan, en Somalie et au nord du Kenya. Le Yémen est également fortement touché. Selon le Programme alimentaire mondial, 23 millions de personnes sont aujourd’hui directement menacées de mourir de faim. Ces gens ne souffrent pas seulement de la faim, ils n’ont souvent pas d’accès à l’eau potable. À cela s’ajoute une épidémie de choléra qui frappe le sud de la Somalie et le Sud-Soudan, et qui ne fait qu’aggraver la famine.
Et ses origines...
Quelles sont les origines de la situation actuelle en Afrique de l’Est?
Tout d’abord, ce sont les conflits armés: nous assistons à la terrible guerre d’agression de l’Arabie saoudite contre le Yémen et à la guerre qui fait rage au Sud-Soudan, le plus jeune Etat membre de l’ONU, entre les Nuer et les Dinka. Puis, le Programme alimentaire mondial est pratiquement paralysé – j’ai été pendant huit ans le rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, je connais parfaitement ce qu’on appelle les Pledging Conferences. Elles ont lieu soit à Rome où siège la FAO, soit à Genève. Lors de ces conférences, ces responsables du Programme alimentaire mondial exposent la situation et annoncent le montant des aides dont chaque pays aura besoin. Cette procédure est appelée «pledging» (de l’anglais to pledge, promettre). Les Etats industrialisés répondent ensuite à ces demandes et font connaître le montant de ce qu’ils souhaitent donner. Le résultat de la Pledging Conference du 23 mars était le suivant: le Programme alimentaire mondial a demandé quatre milliards de dollars pour les six prochains mois, soit jusqu’à septembre 2017, et a expliqué qu’il s’agit de la somme minimale pour le largage des dons à l’aide de parachutes ainsi que leur livraison en camion. Une partie infime de cette somme seulement a été promise, à savoir 262 millions de dollars. C’est bien trop peu! C’est l’arrêt de mort pour des millions de gens qui est ainsi tombé le 23 mars.
Pourquoi le Programme alimentaire mondial est-il paralysé?
Les pays donateurs prétendent avoir leurs propres problèmes et disent ne pas pouvoir ou ne pas vouloir payer plus. Une autre raison est que les prix du marché mondial pour l’alimentation de base, c’est-à-dire le maïs, le riz et les céréales, qui représentent au total 75 % de la consommation alimentaire mondiale, ont explosé ces derniers mois. Cela s’explique par les spéculations boursières sur les denrées alimentaires. Les fonds spéculatifs et les banques font des profits astronomiques avec la spéculation boursière sur les denrées alimentaires de base. Ces spéculations ont lieu dans un cadre totalement légal, mais quand les prix sont élevés le Programme alimentaire mondial ne peut pas acheter suffisamment de provisions. Cela serait pourtant nécessaire et urgent, car l’ONU ne produit rien, elle transporte seulement les marchandises aux victimes. À tous ces abus s’ajoute le pouvoir des membres du Conseil de sécurité ayant droit de veto dans les différentes zones de conflit, qui bloque totalement les moyens d’action des Nations unies. A cause du veto de la Chine, il n’y a par exemple pas de troupes multilatérales au Soudan, c’est-à-dire pas de Casques bleus avec un mandat fort; cela rend également impossible d’imposer l’établissement d’un corridor humanitaire ou d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus des zone habitées. 11 % du pétrole importé par la Chine provient du Soudan. Au Yémen, le veto brandi par les Américains empêche la présence de l’ONU et la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. L’Arabie saoudite mène là-bas une guerre monstrueuse visant à anéantir la population civile chiite. Le plus terrible est que cette tragédie se déroule sous les yeux des diplomates présents aux Pledging Conferences. Au lieu des 4 milliards de dollars, seulement 262 millions ont été promis. Ce qui sera payé au final, c’est une autre question. La plupart du temps le montant est encore une fois réduit.
La société civile porteuse d’espoir
La société civile a-t-elle le devoir, lors des manifestations à Hambourg, de convaincre les Etats riches de respecter leurs engagements humanitaires pris pendant les Pledging Conferences?
Mon livre porte le titre Chemins d’espérance. Le chemin est étroit mais l’espoir est réel. La société civile, cette mystérieuse fraternité de la nuit, composée par toute une diversité de mouvements, des Eglises aux syndicats en passant par les organisations non gouvernementales, qui résistent sur différents fronts contre l’ordre mondial cannibale. La société civile planétaire est le nouveau sujet historique. Elle est l’unique porteuse d’espoir. La société civile n’a pas de programme unique, pas de ligne de parti et pas de comité central – elle fonctionne uniquement d’après un impératif catégorique. Des gens de toutes les classes sociales, religions, tranches d’âge s’y retrouvent. Emmanuel Kant dit: «L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi.» Il s’agit tout simplement de la conscience de son identité: je suis l’autre et l’autre est moi. Ce constat simple est le moteur de la révolte de la société civile. Che Guevara dit: «Les murs les plus puissants tombent par des fissures.» Les oligarchies ont érigé une dictature mondiale. Selon les statistiques de la Banque mondiale pour l’année dernière, les 500 plus grosses entreprises privées transnationales, tous secteurs confondus – industrie, finance...– ont contrôlé 52,8 % du produit social brut mondial, c’est-à-dire plus de la moitié des richesses produites dans le monde en l’espace d’une année. Ces entreprises échappent à tout contrôle, qu’il soit social, syndical ou parlementaire. Elles ont la mainmise sur le progrès scientifique et technologique. Elles ont un unique principe et une seule stratégie: maximiser les profits en un minimum de temps. Ces groupes ont aujourd’hui un pouvoir tel que jamais un empereur ou un roi n’a détenu auparavant dans l’histoire. Ils sont plus forts que les Etats. Il s’agit ici de toutes petites oligarchies, extraordinairement puissantes.
Les chefs d’Etat du G20 ne sont que les porteurs d’eau, serviteurs des intérêts de ces entreprises.
Pourtant il existe face à eux un nouveau sujet historique, c’est la société civile planétaire. Elle sera présente à Hambourg. Je vais également venir et parler. Hambourg est le lieu où la résistance va prendre forme.
Au Congo
Vous avez écrit la préface du livre d’Emmanuel Mbolela, Réfugié, une odyssée africaine, publié aux éditions Libertalia. Par ailleurs votre unique roman «L’or de Maniema» est également consacré au Congo. Qu’est-ce qui vous lie aux luttes de libération du continent africain et tout particulièrement au Congo?
Je dois beaucoup au peuple congolais. C’est là-bas que j’ai eu mon premier travail rémunéré. J’étais auparavant étudiant à Paris et actif au sein du Parti communiste. Notre organisation, l’Union des étudiants communistes a été dissoute parce que nous nous sommes prononcés en faveur du soulèvement en Algérie. Le comité central du Parti communiste en revanche a cautionné l’engagement militaire de Guy Mollet. J’ai dû quitter Paris pour cette raison. J’ai trouvé un poste au Congo à Léopoldville, l’actuelle Kin-shasa. Après l’assassinat de Lumumba en 1961 le génial Dag Hammarskjöld a repris la gouvernance du pays, avant d’être lui aussi assassiné en septembre de la même année. C’était la première fois que l’ONU reprenait l’administration civile et militaire d’un pays entier. Il y a eu à cette époque au Congo le premier déploiement de Casques bleus au monde. Cette démarche était nécessaire pour combattre les soldats qui visaient, au côté des colons, la sécession de la province du Sud-Katanga. A l’époque, j’avais un petit poste sans importance comme assistant de Brian Urquhart, le représentant spécial de Dag Hammarskjöld.
Mon engagement au Congo m’a beaucoup appris. J’étais alors très influencé par ma rencontre avec Jean-Paul Sartre. Je m’imaginais pouvoir dire avec certitude qui se trouvait du bon et qui se trouvait du mauvais côté. J’avais en quelque sorte une armure pleine d’apparentes certitudes. Puis je suis arrivé au Congo et mon armure de certitudes s’est brisée: j’ai vu l’horrible général Mobutu revenant de sa campagne dans la capitale, avec des camions pleins de prisonniers ensanglantés et de richesses volées venant du Kasaï, lorsqu’il remontait le boulevard Albert, aujourd’hui boulevard de la Liberté. Mobutu était un Noir, pourtant il n’était pas une victime mais une petite frappe. A l’inverse, il y avait juste à côté de notre hôtel à Kalina, un centre de traitement de la lèpre, tenu par des jésuites belges, autrichiens et américains. Ils étaient blancs, et pourtant consacraient leur vie à des malades au Congo. Je me rendis alors compte que certaines choses ne collaient pas à ma vision du monde anti-impéraliste simplifiée.
Pendant mon engagement au Congo j’ai vécu une expérience clé, que je n’ai reconnue comme telle que bien plus tard. Notre quartier général était situé dans le dernier hôtel qui fonctionnait encore à Kalina. Il était entouré de fils barbelés. La salle à manger se trouvait au deuxième étage. Tous les soirs les cuisiniers indiens vidaient les restes du repas – pain, viande, légumes... – par-dessus la clôture. Les gurkha (Casques bleus venant du Népal) montaient la garde. Chaque soir, à la tombée de la nuit, des gens affamés arrivaient des bidonvilles de Léopoldville, des mères qui même si elles avaient 20 ans paraissaient en avoir 80. Des gens aux visages abattus, des enfants maigres comme des clous... Ils escaladaient les barbelés pour dénicher quelques restes de nourriture. Les Casques bleus qui nous protégeaient leur frappaient la tête à coups de crosse, et les renvoyaient dans la rue. Quant à nous, nous étions au même moment dans la salle à manger au deuxième étage, mangions bien et baignions dans une atmosphère musicale discrète. Je fus témoin de cette situation et je me suis promis à l’époque que, quoi qu’il arrive, je ne serai plus jamais du côté du bourreau.
Rétrospectivement, ce fut la résolution la plus importante que j’ai prise à l’époque au Congo. Durant les trois années qui ont suivi, que j’ai passées là-bas, j’ai appris beaucoup d’autres choses, sur la diplomatie multilatérale, sur les crimes odieux commis par les hommes, mais également sur l’espoir et sur la résistance. Le Congo est un immense pays, un subcontinent qui s’étend du lac Tanganyika à l’est jusqu’au port atlantique de Matadi. Cent quatre-vingt-deux peuples vivent au Congo. Chacun d’entre eux a une identité et une culture qui lui sont propres. Les gens aux Congo résistent depuis près de soixante ans maintenant. La nation congolaise existe toujours, elle a résisté aux tentatives de sécession et au néocolonialisme. J’ai une grande estime pour la résistance du peuple congolais, dans toutes les phases de son combat. Il faut se rappeler qu’à la chute de Mobutu en 1997, trois millions de personnes sont mortes de faim, surtout à l’Est, dans la région de l’ancienne Stanleyville. La force de résistance, le courage et la créativité dont font preuve les Congolais et les Congolaises malgré ces coups du sort sont pour moi une incroyable source d’inspiration.
Action Places gratuites pour les réfugiés
J’aimerais revenir à l’année 1973: vous avez initié après le putsch au Chili, avec beaucoup d’autres activistes, l’action Suisse Places gratuites pour les réfugiés chiliens. D’où vient cette action et cette approche pourrait-elle être une source d’inspiration pour l’accueil de réfugiés aujourd’hui?
Oui, bien sûr. En septembre 1973, Allende a été renversé et assassiné. La redoutable répression de Pinochet s’est mise en place dans la foulée. Des milliers de gens furent torturés et assassinés, beaucoup ont également réussi à fuir. Le gouvernement de la Fédération suisse annonça qu’on n’allait pas accueillir ces réfugiés, beaucoup ont justifié cette position, disant qu’on ne pouvait tout de même pas laisser entrer des communistes dans le pays. J’étais à l’époque au Parlement et je l’ai vécu, on entendait dans les débats les arguments les plus immondes. C’est alors que la société civile s’est révoltée contre le gouvernement et s’est organisée: des prêtres protestants au Tessin, beaucoup de jeunes gens, entre autres du mouvement des coopératives Longo maï et d’autres groupes, le formidable prêtre Cornelius Koch, entre-temps malheureusement décédé. Ces gens ont dit: ça ne peut pas se passer comme ça, les Chiliens se sont battus pour notre idéal, ils ont mis leur vie en jeu pour la démocratie, ils vont être poursuivis et torturés et cherchent un refuge, nous devons les aider! Le gouvernement affirmait que nous n’aurions pas de place, qu’il n’y aurait pas le budget pour les accueillir, que ce serait impossible techniquement... Nous allions montrer que c’était tout à fait possible! Des milliers de familles se sont signalées à l’appel de l’action Places gratuites et se sont dit prêtes à accueillir des réfugiés chiliens. Le gouvernement a cédé et ne pouvait plus tenir tête. L’action Places gratuites fut très importante pour les Chiliennes et les Chiliens, mais les Suisses en ont principalement profité: l’enrichissement culturel apporté par les réfugiés chiliens fut énorme. Je suis membre du Parti social-démocrate à Genève, c’est une petite secte. (Rires.) Je suis d’avis que la gauche suisse serait morte depuis longtemps s’il n’y avait pas eu les réfugiés chiliens, qui après leur arrivée ont intégré le Parti social-démocrate ou le Parti du travail. Ils ont apporté leur expérience et leur énergie et nous leur sommes reconnaissants pour cela.
Nous aurions besoin aujour-d’hui d’une action Places gratuites comme à l’époque, et cela dans notre propre intérêt! Il ne s’agit pas simplement de cultiver son hospitalité, il s’agit d’apprendre des autres! Il s’agit de réaliser que la symbiose culturelle est toujours un immense enrichissement pour les gens du pays d’accueil.