GRECE: Tapakika, une lettre tardive

de Paul Jeute 24 janvier 2016, 30 avr. 2016, publié à Archipel 247

En janvier 2016, j’ai passé deux semaines et demie à Tapakika, un camp de réfugié-e-s sur la côte grecque, en plein cœur de la ville de Chios. Depuis, la ville a bien changé, il y a un nouveau hotspot, drôle de nom pour un camp implanté sur territoire militaire, et Tapakika n'existe plus, pour autant que je sache.

Entre Brno et Prague sur l’autoroute A1. Martin dort à côté de moi sur la banquette. La ceinture de sécurité lui sert en même temps d’appuie-tête. Ça a l’air très inconfortable, mais ça ne semble pas le déranger. Axel est assis à côté de lui et nous allume la cigarette suivante. Il y en a trois paquets vides sur le rangement devant nous.
Sur la route
Je demande à Axel pour qui Isidoro et Panda et tous les autres Grecs travaillent-ils, à Tapakika. Et Axel répond: pour les Samaritains [N.D.T.: Fédération des Samaritains Ouvriers]. Ils sont payés par les Norvégiens, je crois.
Puis il se fend de son sourire malicieux caractéristique tout en contemplant la voie de droite. Et je pose à nouveau mon regard sur le trafic, et une fois de plus je le dévisage et il sourit toujours: dis-moi que ce n’est pas vrai. Et Axel rit. Et on rit tous deux intérieurement. Et Axel se frappe la tempe avec l’index comme s’il y avait quelqu’un dehors, de l’autre côté de la vitre qui était particulièrement dingue. Encore un court rire. Comme ça: ha! Et je dis: ils sont vraiment complètement cinglés. Et Axel: c’est clair.
Eux, et c’est évident pour nous, ce sont les Etats européens et leurs organisations officielles. Et je m’énerve contre moi-même, parce que je n’aime pas beaucoup les mots comme eux ou nous. Et je me souviens que je t’ai proposé avant mon départ d’écrire, quoique je ne te connaisse presque pas. T’écrire en prévention, pour ne pas devenir fou. Cela vaudrait mieux, tu as répondu.
Maintenant, je ne t’écrirai que demain matin, tous les volontaires se font enregistrer et ils doivent payer pour leur travail. Mais que cela ne me concerne plus, parce que je suis assis dans la voiture. Et que ça me touche quand même, parce que ça me met en colère, alors que nous retournons en Allemagne. Depuis vingt-cinq heures déjà. La plupart du temps parallèlement à la route dite des Balkans. Et je t’écrirai aussi que je fais maintenant corps, que je fais partie du système de migration qui fait gagner tant d’argent à beaucoup de monde et surtout, que je suis devenu une partie de Tapakika même. Tapakika, quel drôle de nom. En anglais, on dit Tapakika.
Je me souviens avoir lu quelque chose de Herta Müller à propos du fait que les lieux ne sont au final rien d’autre que des objets, et donc que même le ciel nocturne n’est qu’un objet, et que ces objets sont le prolongement de nos bras. Et elle dit qu’ils ne sont pas uniquement présents matériellement, ils font aussi partie de nos actions. Je crois aussi que les lieux nous marquent, peut-être que c’est la raison pour laquelle certaines personnes ont peur de sortir de chez elles ou de partir en voyage et de voir le monde. Cependant, beaucoup de gens ne peuvent pas choisir quels lieux sont l’extension de leurs bras et ils ne peuvent pas prendre d’autre décision que d’aller ailleurs. Ils n’ont pas d’autre choix. Car l’autre alternative n’en est pas vraiment une.
A Chios
S’il y a un bateau – et il s’agit toujours d’un bateau pneumatique – qui arrive sur la côte de Chios et que les choses marchent bien, il y a quelques volontaires sur place qui fournissent les gens en couvertures, nourriture et nouvelles chaussettes. Quand tout se passe vraiment très bien, il y a aussi des chaussures et des vêtements secs. La plupart du temps, il y a une camionnette sur place. Le conducteur et le passager de la camionnette attrapent le moteur du bateau et disparaissent sans laisser de trace. Parfois, la police intervient aussi et pose des questions à propos de qui a conduit le bateau et des choses du même genre. Car les passeurs sont sur le bateau. Si tout va bien, celui qui conduit le bateau paye un petit prix pour la traversée et personne ne le trahit. Si ça se passe mal, la famille du conducteur est gardée du côté turc en gage et il laisse les autres passagers sauter à l’eau devant la côte. Ils doivent nager jusqu’à la terre ferme, pendant que lui retourne en Turquie avec le bateau et le moteur (qui lui est important), pour peut-être pouvoir passer de l’autre côté avec sa famille à l’occasion de la prochaine traversée. Dans les bateaux, les hommes sont assis en périphérie, les femmes et les enfants au milieu; il y a toujours entre trente et soixante-dix personnes. Sur un bateau de taille comparable de l’agence Frontex, il y a officiellement de la place pour six personnes seulement.
Ensuite les gens attendent un bus urbain qui coûte trois euros par personne et qui les emmène à Tapakika. Si quelqu’un n’a pas les trois euros, il doit aller à Tapakika à pied ou espérer que le chauffeur de bus soit bienveillant. Si les gens qui doivent marcher sont interpellés par la police, ça leur cause des ennuis qui coûtent plus cher que trois euros.
Le bus s’arrête à une grande arrière-cour rongée par la pluie, devant un vieil atelier – le camp d’enregistrement. Tapakika. Les vitres de la plupart des verrières manquent, ce qui fait qu’il y a presque la même température à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le hangar lui-même est divisé par un système de grillage qui forme deux passages étroits au niveau d’un des côtés longitudinaux. Les gens y passent jusqu’au bout, où des employés des Samaritains leur collent autour des poignets de petites bandes de papier qui ressemblent aux bracelets d’entrée d’un festival ou d’un concert. Il y a des lettres dessus qui indiquent le jour de l’arrivée à Tapakika, le bateau et si ils ont reçu un des sacs de couchage avec lequel ils vont passer la nuit ici. Ensuite, chaque personne reçoit un document qui doit être rempli. Et après cela prend encore quatre à douze heures (souvent plus) jusqu’à ce que l’affichage au bout du hangar appelle les gens bateau par bateau. A l’issue de cette attente, ils peuvent parcourir un système sophistiqué de couloirs constitués de grillage pour aller se faire enregistrer officiellement lors d’un entretien personnel avec la police grecque et des employés de l’agence Frontex. Dans le hangar il y a aussi depuis quelques jours des parasols chauffants qui sont entourés d’une cage de grillage en treillis. Les gens y suspendent leurs vêtements mouillés.
Et sinon il y a aussi un kiosque en aggloméré que nous appelons la boutique parce que quelques-uns des autres bénévoles y distribuent des vêtements gratuitement. Nous (je n’aime vraiment pas le mot nous) sommes appelés volunteers par la plupart des gens de l’île. Mais pas par les migrants, car ils ne savent évidemment pas que nous sommes bénévoles. A côté de la boutique, il y a aussi une porte sur laquelle est peinte une croix rouge. Elle est presque toujours fermée à clef la nuit. Peut-être parce que les collègues trouvent que c’est trop dangereux à Tapakika, mais c’est seulement ce que j’ai entendu.
Parfois il y a aussi des bagarres et des disputes pour avoir les meilleures places devant les parasols chauffants ou à cause d’une atteinte à l’honneur d’un homme ou tout simplement parce qu’il n’y a pas assez de place à Tapakika. Mais parfois, quand la plupart essaient de dormir, tout est parfaitement calme et quelques-uns discutent avec nous à notre table où se trouve une marmite contenant quatre-vingts litres de thé chaud. Ils racontent d’où ils viennent et où ils aimeraient aller, et nous faisons de même. Et c’est généralement l’instant où nous parcourons le hangar du regard, là où quelques centaines de gens et souvent beaucoup plus sont endormis dans leurs sacs de couchage ou assis en groupe, s’amusant ou discutant. Et nous voyons des gens dans tous les états possibles, certains désespérés, d’autres transis, souriants, malades, heureux; il y en a qui crient, d’autres souffrent encore fortement d’hypothermie, les un-e-s pleurent, les autres sont en bonne santé, et enfin certain-e-s sont soulagé-e-s.
Et nous commençons à être fatigués parce qu’il est déjà cinq heures du matin et que nous nous rendons à Karfas dès qu’il n’y a plus de bateaux qui arrivent. Le thé est préparé là-bas et ensuite transvasé dans des récipients plus petits. Finalement, nous repartons et installons notre table dans les camps restants où les gens qui ont été enregistrés il y a plusieurs jours passent la nuit. Ils attendent l’un des ferries qui les amènera sur le continent pour la somme d’au moins quarante-cinq euros (mais en général beaucoup plus). Les camps s’appellent Souda, Dipethe, et Port-Camp. Et chaque camp a ses propres règles, parce que chaque camp a un seul chef de police. Mais tu assimiles les règles très vite et tu t’adaptes et, comme je l’ai déjà mentionné, après quelques jours, tu deviens toi aussi un engrenage de cette machinerie. Et tu ne t’étonnes plus de quoi que ce soit pendant que tu distribues du thé et qu’il fait tout juste au-dessus de zéro degré. Et malgré le soleil qui se lève derrière nous sur les terres turques, il vaut mieux boire au moins un thé chaud par ces températures.