Pour suivre le régime des frontières sur ses points chauds, la caravane pour la liberté de circulation et un développement juste a parcouru au printemps le Mali et le Sénégal.
Dans un article paru dans le quotidien autrichien Standard du 27 février, l’écrivain Peter Henisch critique le récent durcissement du droit des étrangers et le racisme insupportable de son pays. Il dénonce également la répression à l’encontre des militants qui s’opposent concrètement aux expulsions.
Il exprime cette critique dans le contexte de la plainte déposée contre quatre militants accusés d’avoir filmé une expulsion dans le but supposé de commettre un sabotage pour perturber le trafic aérien, ce qu’il qualifie d’absurde. Henisch condamne la répression étatique et écrit: «Ce qu’il faudrait, ce ne sont pas seulement des enregistrements vidéo du transport de la cellule de rétention à l’aéroport, mais aussi des films sur le vol, les escales et l’arrivée d’un tel voyage. Il faudrait rendre ces documents accessibles à l’opinion publique.».
Dans les pays européens et naturellement aussi en Autriche, on connaît très mal les pratiques de refoulement, de même que les atteintes aux droits humains qu’elles entraînent. Quant au discours politique, il n’évoque pas davantage la confrontation qu’elles impliquent et ses conséquences pour les intéressés après l’expulsion.
Les migrants des pays africains doivent faire face à un manque d’intérêt insupportable pour la situation politique et économique de leur pays d’origine, aux clichés racistes et au chauvinisme des Européens nantis. Ceux-ci trouvent leur expression aussi bien dans les lois que dans le comportement des fonctionnaires chargés de les appliquer, de même que dans l’ambiance générale au sein d’une grande partie de la population.
Solidarité transfrontière
Partie de Bamako (Mali) au printemps 2011, la caravane pour la liberté de circulation et un développement juste a rejoint trois semaines plus tard Dakar (Sénégal) où se tenait le 10ème Forum Social Mondial1. Elle avait pour objectif de mettre en évidence les liens entre les causes de la migration, les conditions de vie et de travail des migrants dans leur pays «d’accueil», ainsi que le caractère raciste des législations, exclusions et expulsions. Elle visait également à renforcer les liens entre groupes antiracistes européens et africains et à élaborer des projets communs de résistance. Cette volonté est motivée par la conviction que seuls des mouvements sociaux en Europe et ailleurs, travaillant ensemble à long terme et sur un pied d’égalité, pourront changer les relations inégales dominantes. Le simple fait que depuis 1990, plus de 14.000 personnes aient perdu la vie en tentant d’atteindre l’Europe est une raison suffisante pour exiger une autre politique de migration.
La caravane était organisée par le réseau Afrique Europe Interact (AEI) qui rassemble des groupes et des individus antiracistes du Mali, du Sénégal, d’Allemagne, d’Autriche, des Pays-Bas, de France et d’Espagne2.
Le réseau existait déjà depuis plus d’un an avant le départ de la caravane. Ce type de processus d’organisation transnationale sur le long terme, en posant les bases pour la création de cultures de résistance multiples et hybrides, s’est révélé satisfaisant: par exemple, des organisations antiracistes ouest-africaines étaient déjà impliquées lors du sommet du G8 à Heiligendamm en juin 2007, dans la conférence «Un pont, pas de mur» à Paris en octobre 2008, ou dans le camp NoBorder à Lesbos en août 2009. L’Association des Maliens Expulsés (AME) a pris en main, du côté malien, une grande partie des préparatifs de la caravane. Fondée dans le milieu des années 1990, l’AME est issue de l’auto-organisation des expulsés. Sa tâche primordiale est la prise en charge matérielle et psychologique des Maliens expulsés qui souvent, après de longs séjours en Europe, rentrent au Mali sans la moindre ressource. L’AME est une voix politique forte contre l’externalisation des frontières de l’Europe, contre Frontex et contre la signature des accords de coopération. Quarante autres organisations maliennes se retrouvent aux côtés de l’AME au sein de l’AEI. La section européenne de l’AEI est constituée d’organisations (entre autres le réseau NoLager, le Forum Civique Européen et transact!) qui défendent le droit à rester et ont initié des actions dans le cadre des camps NoBorder. Les activistes d’organisations de réfugiés (la coordination parisienne des Sans-papiers, par exemple) ont joué un rôle majeur dans la constitution de la branche européenne du réseau. Tout au long du voyage, ils ont raconté leurs expériences de lutte contre le racisme et l’exclusion en Europe.
Mise en réseau et documentation sur la résistance
Les activités de la caravane ont démarré de façon inattendue avant le départ prévu à Bamako: à l’aéroport Charles de Gaulle, des militants de la section européenne de l’AEI ont été témoins d’une expulsion vers le Mali. Ils se sont spontanément solidarisés avec la victime qui protestait contre son renvoi, soutenus par une demi-douzaine de passagers. Malgré les violences policières, le renvoi n’a pas pu avoir lieu ce jour-là. L’action a été filmée dans l’avion, diffusée sur Internet et largement répercutée par les médias.
Le 29 janvier, les quatre autocars de la caravane prenaient la route pour la première étape: la petite ville de Nioro, à 400 kilomètres de là sur la frontière mauritanienne. Nioro et le poste frontière avec la Mauritanie sont typiques de la politique européenne de protection des frontières: c’est là que des milliers de migrants en route pour le Maroc, les Iles Canaries ou l’Espagne ont été refoulés grâce à la coopération de l’Etat espagnol et de Frontex.
La caravane d’autocars devait parcourir 1300 km pour atteindre Kayes, puis Tanbakunda et Kaolack au Sénégal. La dernière étape enfin, le Forum Social Mondial à Dakar, que les militants ont animé avec des ateliers ainsi qu’une manifestation devant le siège de Frontex (…). Chaque étape était un véritable événement, elle donnait lieu à des rencontres avec la population locale, à des manifestations et des actions symboliques. Entre le bambara, le wolof, le français et l’allemand, les traductions allaient bon train. Les séances plénières qui duraient souvent des heures ont mis en évidence le haut niveau de compréhension mutuelle: plusieurs centaines d’activistes ont ainsi discuté de la stratégie de la prochaine manifestation, ainsi que d’autres questions plus générales telles que le rôle de l’Etat malien, les possibilités d’une campagne commune contre Frontex ou la situation dans les pays du Maghreb.
Les révoltes du Maghreb: une inspiration politique?
Naturellement, la situation en Tunisie et en Egypte était au centre des discussions politiques des caravaniers. Le voyage vers Dakar était ponctué d’applaudissements fournis «pour les Tunisiens en lutte». Les régimes autocratiques des pays du Maghreb, en premier lieu celui de la Libye, ne sont pas aimés au Mali et au Sénégal. D’abord en raison des projets d’investissements de ces Etats, le plus souvent de caractère impérialiste (l’accaparement des terres provoquant un exode rural massif) en Afrique occidentale, et ensuite pour leur complicité avec le régime européen des frontières qui accroît sans cesse la répression dont sont victimes les réfugiés subsahariens.
C’est un heureux hasard qui a permis que la caravane soit en route au moment même où, dans une région voisine, s’ouvraient des possibilités que de nombreux activistes locaux souhaitent depuis longtemps pour leur propre pays.
Pour le droit de partir et celui de rester
Outre le droit de partir, c’est-à-dire la liberté totale de circulation, il y a celui de rester – c’est-à-dire de pouvoir vivre dignement dans son pays – un thème non moins présent dans la caravane.
Spitou Mendy3, ancien instituteur et syndicaliste à Dakar, aujourd’hui membre du SOC, syndicat agricole des saisonniers andalous, a quitté le Sénégal il y a dix ans quand les conditions de travail dans l’enseignement se sont précarisées. Il participait à la caravane en tant que militant syndical antiraciste. Pour lui, ce sont les programmes néolibéraux d’ajustement structurel des trois dernières années qui, en imposant au Sénégal et au Mali une coupe à blanc dans les infrastructures publiques, sont responsables de la dégradation de la situation dans son pays.
Quand il est question du «droit de rester», on revient toujours à la situation des paysans. La destruction de l’agriculture joue un rôle non négligeable dans la dynamique de la migration. Mendy explique: «Quand une société multinationale achète 10.000 ha de terres fertiles pour son propre profit, elle est responsable de la destruction de l’agriculture paysanne».
Il est clair que dans ces pays du Sud, l’accumulation originelle est comme autrefois déterminante pour la dynamique de la croissance capitaliste. A la destruction de l’économie locale et de subsistance succède la mise sur le marché d’une main-d’œuvre mobile et précaire employée dans d’autres lieux du processus de production. Cependant cette mobilité et cette précarité ont aussi un potentiel d’autodétermination et d’émancipation.
La caravane n’est que le point de départ d’une coopération internationale entre organisations antiracistes ouest-africaines et européennes. D’autres projets sont déjà en cours d’élaboration, entre autres l’Appel «la liberté plutôt que Frontex».
* Site internet: http://www.afrique-europe-interact.net/
- Voir du même auteur, De Bamako à Dakar avec la Caravane, Archipel No 188 (12/2010) et 190 (2/2011).
- Voir La liberté plutôt que Frontex! Ci-après.
- Voir Archipel No 188 (12/2010) Dans le carré magique du refus de l’autre, de Spitou Mendy.