Oujda, au Maroc, près de la frontière algérienne. Il est 10 ou 11 heures du soir. Une voiture s’arrête dans la nuit…. Des ombres furtives s’approchent. On ouvre le coffre. Des paquets sont distribués. De grands sacs en plastique avec, sur chacun, une étiquette: Ghana, Congo, Sénégal, Nigeria, Côte d’ivoire… Les ombres prennent leurs paquets, quelques mots sont échangés… Quelques commandes sont passées. X. est malade, il lui faudrait de l’aspirine pour faire tomber la fièvre. Z. n’a plus de chaussures, il fait du 41… R. a besoin d’une carte pour appeler sa famille…
Dans les grands sacs de plastique noir, il y a un peu de riz, de l’huile, des sardines en boîte, de la semoule, et les jours de chance quelques paquets de café, achetés par des associations locales dans les magasins de la ville. Ce n’est ni de la contrebande, ni du trafic d’armes, ni du recel… Alors pourquoi ce ballet d’ombres qui anime pour un bref laps de temps ce bout de quartier désertique? Pourquoi tant de mystère?
Parce qu’au Maroc, l’assistance à personne en danger n’est pas un devoir, c’est un crime. Au nom de la lutte anti-migratoire, apporter à des êtres humains réduits à des conditions de survie minimales, quelque nourriture pour survivre, quelques couvertures pour se réchauffer, quelques mètres de plastique pour s’abriter du soleil et de la pluie, un peu de chaleur humaine et de solidarité, c’est s’exposer aux foudres de la police, c’est, pour les militants associatifs qui s’y risquent, s’exposer à l’arrestation et pour les migrants eux-mêmes l’expulsion vers la frontière algérienne.
Quelques explications
Alors que l’Union européenne affiche une volonté d’ouverture et d’échanges, qui prend la forme de «partenariat euro-méditerranéen» , «partenariat euro-africain» , «politique de bon voisinage» , dans le même temps, jamais l’Europe n’a été aussi verrouillée, aussi fermée à la circulation des personnes – venant du Sud, s’entend. Les migrations Sud-Nord, devenues «clandestines» par la force des lois qui ferment les frontières, sont qualifiées de problème néfaste, de danger et la lutte contre l’immigration clandestine fait aujourd’hui partie de l’arsenal sécuritaire des pays occidentaux au même titre que la lutte contre le terrorisme.
Dans l’autre sens, ce ne sont pas des migrants, ce sont des touristes, ce sont des investisseurs, ce sont des experts et chacun sait combien toutes ces personnes sont bonnes pour le développement! Même si, depuis le temps qu’elles sillonnent l’Afrique, le continent continue à s’enfoncer dans le non développement et l’écart entre les niveaux de vie de part et d’autre du Détroit de Gibraltar continue inexorablement à se creuser.
Les pays africains déroulent donc le tapis rouge devant ces voyageurs-là tandis qu’ils sont sommés, d’accords de partenariats en Conférences euro-africaines, de hérisser leurs propres frontières de murs et de fils de fer barbelés, de miradors et de postes de contrôle, bref de tout un arsenal dissuasif, qui va servir tout autant contre leurs propres ressortissants que contre ceux des pays voisins qui auraient la mauvaise idée de vouloir aller voir ailleurs si l’on peut y vivre sans craindre les guerres, les exécutions sommaires, les dictatures, la famine, les épidémies galopantes ou encore la désertification ou le chômage.
D’année en année, les frontières de l’espace Schengen ne constituent plus que le cercle le plus fermé de frontières concentriques qui sont autant de barrières sur les routes du Nord et enserrent la rive sud de la Méditerranée, la côte atlantique face aux îles Canaries, puis au-delà, toute l’Afrique au sud du Sahara.
C’est donc au nom de cette coopération à la défense de l’espace Schengen, que le Maroc, tout comme les autres pays du Nord de l’Afrique, voit arriver sur son sol après de longs périples qui durent parfois plusieurs années, des ressortissants de différents pays africains.
Ils viennent du Congo et de la Côte d’Ivoire, où ils ont tous perdu frères ou soeurs, maris, parents ou grands-parents, enfants lors de guerres fratricides qui ont fait et continuent de faire plusieurs millions de morts. Ils demandent le statut de réfugié, que le bureau du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) installé à Rabat leur accorde parfois, au compte-gouttes. D’autres viennent du Nigeria, le seul pays au monde où depuis que l’on a découvert et que l’on exploite le pétrole, le niveau de vie des habitants a été pratiquement divisé par deux! Ils viennent du Mali ou du Niger, fuyant la désertification des terres, ils viennent du Ghana où le taux de mortalité infantile dépasse les 50%. Difficile de dire combien ils sont, quelques milliers probablement, une goutte d’eau à côté des 4 millions de personnes déplacées au travers de ce continent ravagé qu’est l’Afrique.
Maroc-Algérie, un tournoi de ping-pong
Le problème c’est que si le Maroc accepte, bon gré mal gré, de servir de vigile des frontières européennes, il ne se sent pas pour autant tenu d’offrir aux personnes qui arrivent – légalement ou pas – sur son sol les garanties minimales contenues dans les textes internationaux: accès aux soins pour les malades, accès à l’école pour les enfants, carte de séjour et de travail pour les réfugiés. C’est pourquoi, dans l’incapacité de travailler ou de se loger, plusieurs centaines de migrants n’ont d’autre solution que de trouver refuge dans des forêts ou de vivre, comme c’est le cas à Oujda, à la périphérie de la ville, au pied du campus universitaire. Ils y vivent, plusieurs dizaines en permanence, plusieurs centaines souvent, hommes, femmes, enfants, sans la moindre infrastructure, à peine des bouts de plastique pour se protéger de la pluie, et on leur a même fermé le seul robinet d’eau qui leur permettait de boire, cuisiner et se laver.
Régulièrement, la police marocaine opère des rafles dans différentes villes du pays et à Oujda même, et déporte les migrants raflés en masse vers la frontière algérienne, pourtant fermée depuis des années, au mépris de la loi marocaine qui interdit les expulsions massives et exige l’examen du dossier de chaque personne refoulée, au cas par cas. Ainsi le 17 mars: 150 personnes ont été arrêtées, leurs maigres affaires déchiquetées ou «confisquées» et ont été refoulées vers la frontière algérienne. De l’autre côté de la frontière, la situation n’est pas meilleure. Quand l’armée algérienne ne les repousse pas, par des tirs de somation vers le Maroc, ils s’entassent dans la région de Maghnia dans des conditions tout aussi précaires, voire pires, qu’à Oujda. Puis tentent de repasser au Maroc.
Certains migrants ont ainsi passé et repassé jusqu’à trente fois cette frontière!
Ce sinistre jeu de ping-pong, de part et d’autre d’une frontière officiellement fermée, masque en fait la terrible réalité: aucun des pays concernés, ni les pays africains ni les pays européens n’a de solution à proposer à ces personnes qui cherchent seulement à trouver un endroit sur cette planète où l’on veuille bien tout simplement les laisser vivre normalement. Alors de temps en temps, le Maroc (ou l’Algérie, ou la Tunisie ou la Libye ou l’Egypte) lâchent leurs policiers, matraquent quelques personnes, en refoulent quelques autres, se livrant au passage à des violences et des exactions totalement gratuites, car si l’on veut soutenir la thèse que la migration est un problème, il faut bien que l’on en parle, que la presse s’en saisisse, que les politiques et les experts puissent à nouveau se pencher sur ce grave problème… Et que le Maroc puisse allonger encore et encore la facture de ses bons et loyaux services.
Des alternatives existent
En réalité, ce problème n’est grave que parce que les entraves à la liberté de circulation ont rendu la route migratoire extrêmement mortifère et que l’on refuse d’apporter les seules solutions qui permettraient au continent africain d’entrevoir une possible sortie du marasme dans lequel il est englué.
La solution, elle passe par l’arrêt immédiat du pillage, amorcé dès avant le début de la colonisation et toujours en action, des matières premières et des richesses agricoles dont le continent regorge. La solution, elle passe par l’annulation pure et simple de la dette extérieure, déjà maintes fois remboursée, qui étouffe des budgets totalement exsangues, au détriment d’investissements en infrastructure de base, de santé, d’éducation, d’accès à l’eau potable…
La solution, elle exige l’abandon des plans d’ajustement structurel et des politiques libérales qui, de l’aveu même des institutions qui les ont mises en place, s’avèrent non seulement impuissantes à résorber le sous-développement du continent, mais être à l’origine de sa perpétuation. La solution, elle passe par le retrait des troupes occidentales qui, sous couvert de maintien de la paix et de contrôle des transitions démocratiques, ne servent qu’à perpétuer des régimes fantoches, la plupart du temps dictatoriaux, qui organisent pour le compte des pays industrialisés et de leurs multinationales, et moyennant quelques prébendes, le pillage de leur propre pays.
De grandes conférences se sont réunies pour se pencher sur l’avenir du continent africain. Mais elles n’ont abordé aucune de ces questions. En fait, elles ont surtout servi à imposer aux pays du continent tout un arsenal juridique et militaire qui permette une répression continue tout au long des routes migratoires, par le biais des accords de réadmission et de l’installation de systèmes de surveillance toujours plus sophistiqués, voire d’une intervention directe en terre africaine des services policiers ou militaires européens pour mener à bien la «lutte contre l’immigration clandestine».
Comme il fallait quand même donner des gages de bonne volonté, le volet «développement» a quand même été abordé. Mais loin de remettre à plat les politiques qui ont mené le continent à la faillite, loin de remettre en cause des accords de libre-échange qui ne peuvent que faire pencher la balance – commerciale et des paiements, s’entend – du côté des plus forts, loin de remettre en question des partenariats qui associent David et Goliath, les propositions qui ont été faites relèvent du simple gadget. Il y en a deux principalement: le co-développement et le micro-crédit.
La farce du co-développement
Pour ceux qui mettraient sous ce terme l’idée d’une coopération équitable entre l’Europe et l’Afrique, respectueuse du développement de chacun, qu’ils se détrompent. Le co-développement c’est «l’action favorisant la contribution de migrants dans le développement de leur pays d’origine» . C’est la définition donnée dans des propositions françaises élaborées à l’occasion de la conférence ministérielle sur les migrations et le développement tenue à Rabat en juillet 2006.
Ainsi donc, non seulement l’Union européenne exploite, dans des conditions de précarité et de discrimination évidentes, la main-d’œuvre immigrée, non seulement elle rejette tous les travailleurs potentiels qui ne lui sont pas immédiatement «utiles», mais voilà que ce sont ces mêmes migrants, exclus, rejetés, pourchassés exploités et renvoyés dès la fin de leur contrat de travail, ce sont ces migrants qui sont sommés d’investir dans leur pays, de financer des infrastructures, de monter des entreprises, de créer de l’emploi au village – ce village qu’ils ont quitté faute de travail. En fait, les institutions étatiques, et les institutions bancaires, se réappropriant à leur compte des pratiques menées à bien par certains migrants – organisés ou non en associations, tentent par ce biais de faire main basse sur les transferts financiers des migrants, en les faisant transiter par les banques, qui non seulement prélèveront leur dîme sur les envois de fonds – comme le fait déjà Western Union, à des taux usuraires – mais en profiteront pour orienter les investissements vers les projets que les institutions européennes jugeront appropriés, avec une utilisation préférentielle, voire exclusive,de matériel acheté aux entreprises européennes. ONG et associations sont alors sollicitées pour canaliser ces transferts et orienter les projets. Ce faisant, elles se rendent complices d’un processus proprement scandaleux: permettre à l’Europe de se dégager de ses promesses d’aide au développement en faisant financer cette dernière par les migrants eux-mêmes. La chose semble hénaurme, comme dirait le père Ubu, mais c’est bien de cela qu’il s’agit.
La mode du micro-crédit
Mais heureusement direz-vous, ce dispositif est complété par les micro-crédits. Ils relèvent, comme le co-développement d’une même logique, d’un même bricolage vaudrait-il mieux dire. C’est depuis quelques années le dernier gadget à la mode. Il accompagne à merveille le plan de la Banque Mondiale de lutte contre la pauvreté. Car, au lieu de s’attaquer aux causes structurelles qui font que l’Afrique continue toujours à s’appauvrir et de passer au crible de la critique toutes les politiques économiques mises en œuvre jusqu’à ce jour, il fait de la «pauvreté en Afrique» une fatalité qu’il faut seulement tenter de contenir dans certaines limites, afin d’éviter entre autres que cette même Afrique ne «déferle» sur le continent européen.
Rejetant définitivement l’Afrique à la marge du monde globalisé (ce qui n’empêche pas toutefois les multinationales de venir y pomper les richesses disponibles et d’y créer des poches de profits juteux et la Banque mondiale d’y prôner comme ailleurs la libéralisation des services, la privatisation des entreprises et le commerce libre-échangiste), poursuivant les mêmes politiques excluantes qui, avec la complicité des dirigeants africains, ont dénié à l’immense majorité de la population l’accès à une alimentation suffisante et aux services de base, la politique des micro-crédits voudrait faire accroire qu’un développement des pays africains est possible à base de microprojets et d’une extension d’un secteur informel déjà pléthorique. Aux pays industrialisés les grands projets d’investissement, les grosses unités industrielles, les grandes centrales énergétiques.
Aux Africains de s’en sortir par le système D, la débrouille… qui en vendant des crêpes, qui en élevant quatre chèvres et qui en tissant le raphia. Ne sont-ils pas les inventeurs des tontines…!!! Le micro-crédit peut ponctuellement apporter une solution individuelle pour mettre tout juste la tête hors des sables mouvants de la misère, au prix la plupart du temps d’un endettement qui ligote son bénéficiaire aux bailleurs de fonds et permet encore une fois à ces derniers de récupérer l’épargne des plus pauvres. Mais qui pourrait soutenir sans rire que la solution «micro-crédits» constitue une voie possible pour permettre à l’Afrique de renverser le cycle infernal de la pauvreté et de commencer à combler un tant soit peu le fossé qui sépare le niveau de développement humain de ses habitants des standards occidentaux?
C’est pourtant ce qui se dit dans les Conférences euro-africaines qui réunissent les dirigeants des deux continents. Et cette belle farce ne fait pas rire, croyez-moi, les migrants d’Oujda ou d’ailleurs qui, en attendant qu’on trouve de meilleures solutions, se voient fermer toutes possibilités de s’installer quelque part et sont condamnés à des conditions de survie extrêmement pénibles, en butte jour après jour, semaines après semaines, aux pires vexations et exactions des forces de police des pays qu’ils traversent ou dans lesquels ils s’installent provisoirement. Le Maroc, loin de faire exception, serait plutôt considéré comme un modèle par ceux qui n’ont vis-à-vis des populations d’Afrique que mépris et condescendance.
Informations sur la Conférence ministérielle euro-africaine sur la Migration et le Développement: