Le meurtre de Mahsa Amini, le 16 septembre dernier, par la police des mœurs a embrasé le pays, devenant le symbole de la situation chaotique, oppressive qui n’a fait que s’accroître depuis l’arrivée de Khamenei au pouvoir.
Si, depuis la France, de nombreuses voix s’élèvent en soutien à cette révolte, soulignant tantôt le courage tantôt l’énergie de la jeunesse iranienne, «ce n’est pas le courage mais le désespoir qui les anime» – selon la journaliste Sarah Doraghi et la répression qui croît à mesure des contestations ne laisse présager rien de bon.
Si les premières protestations se sont concentrées autour du fait de porter ou non le voile, les enjeux sont au fond beaucoup plus complexes. Le voile est aujourd’hui un drapeau, bien plus qu’un simple tissu qui recouvre les cheveux des femmes, il est le symbole d’un système écrasant, humiliant et dominateur. Et c’est bien ce symbole de domination que la population toute entière brûle aujourd’hui dans les rues de l’Iran. Le slogan «femme, vie, liberté» nous dit que tout dépend de ce système hiérarchique où la domination sexiste permet également la domination des hommes et, de fait, de l’ensemble de la population, sous couvert de religion.
«Or l’idéologie islamiste n’est pas l’Islam. En imposant la charia, la religion comme loi, le pouvoir devient de fait fascisant, totalitaire et antidémocratique car les individus ne sont plus sujets politiques mais sujets de dieu». Selon la sociologue Chahla Chafiq(1), il s’agit aujourd’hui d’un régime post-totalitaire puisque «même ceux qui ont impulsé cette idéologie n’y croient plus». En effet – particularité de l’Iran au Moyen-Orient – l’athéisme y est de plus en plus répandu. Une sorte d’aversion épidermique face à la religion comme outil d’asservissement, derrière lequel se cache le pouvoir. Une espèce d’exploitation cynique du religieux à des fins politiques, où, faute d’agir pour une population vivant pour plus de la moitié en dessous du seuil de pauvreté, il se pose en garant d’un salut dans l’au-delà. Dans un même temps, le pouvoir «militaro-religieux» dilapide les richesses du pays pour servir son idéologie géopolitique. Toujours selon Chahla Chafiq, dans les années 1980, certains libéraux de gauche obnubilés par l’idée de l’Occident dominateur ont fait l’erreur de ne pas analyser la force fascisante de l’islamisme.
Khomeini, après avoir joué de l’anti-impérialisme et de cette défiance envers l’Occident a doté le pays d’organes militaires parallèles qui n’ont pas hésité à massacrer, emprisonner, dissoudre tout groupe s’opposant ou critiquant le régime. Dès 1979, le corps des gardiens de la révolution islamique était mis en place, plus de 130.000 hommes sur lesquels l’armée régulière du régime n’a aucune prise. Un organe qui a entre les mains nombre de secteurs clefs tels que le pétrole, les ports, des entreprises du bâtiment, de la construction navale et des télécommunications. D’autre part, les bassidjis(2), formés dès le plus jeune âge, sont infiltrés dans toutes les strates de la société. Une sorte de milice invisible en somme, encore plus cruelle que la police politique à l’époque du Shah. Conscient·es de l’importance d’Internet et de son utilisation par l’opposition(3), les bassidjis essaient de former leurs propres blogueurs, et d’asseoir leur influence sur les réseaux. Iels déploient principalement leurs forces lors de rassemblements progouvernementaux. Pour exemple en mars dernier, des milliers de jeunes filles bassidjis se sont réunies pour demander des actions contre les filles qui portent mal le voile islamique.
Internet a un rôle central dans ce mouvement. Il est le moyen par lequel toute une jeunesse a pu construire un imaginaire de liberté, un espace où les pseudonymes permettent de s’exprimer malgré la censure. Mais c’est aussi via les réseaux sociaux que les mobilisations s’organisent et se maintiennent. Le pouvoir coupe régulièrement l’accès à Internet, tentant de s’inspirer de son sou-tien chinois pour un «internet national». La population a besoin de ce porte-voix pour communiquer au monde l’atrocité qui est en train de se produire. Car il s’agit d’un peuple à mains nues face à un pouvoir armé jusqu’aux dents. Contrairement aux précédents soulèvements, en ville comme en campagne, toutes les classes sociales sont mobilisées et c’est aujourd’hui l’ensemble de la population qui s’oppose à ce régime, une population dont, pour rappel, 70% a moins de 30 ans. Et si ce sont bien les femmes qui ont initié la révolte, les hommes les ont rapidement rejointes. Chaque jour, de nouveaux moyens de lutte et de solidarité s’inventent pour affronter la répression grandissante. Au moment où nous écrivons, il semble que des moyens plus lourds se déploient contre la popu-lation, des tanks sont mobilisés ainsi que des brigades répressives étrangères (libanaises, pakistanaises, afghanes). Les Kurdes s’emparent également de la question et revendiquant à cette occasion leur volonté d’autonomie, iels scandent que «le Kurdistan sera le cimetière des fascistes».(4) La presse à la solde de L’État ne manque d’ailleurs pas de pointer du doigt «les forces terroristes conservatrices» qui manipuleraient la population, ainsi que «les ennemis de l’Iran» qui tirent les ficelles depuis l’Occident afin de déclencher «une guerre civile». De plus en plus d’observateur/trices en appellent à une solidarité plus concrète que quelques tweets, ou mèches de cheveux coupées en «soutien», depuis le confort de son salon parisien(5).
Selon Chahla Chafiq, l’Iran est un laboratoire social pour l’ensemble du Moyen-Orient, mais aussi pour le monde entier. Certains gouvernements occidentaux n’éprouvent aucune honte à se targuer de soutenir les femmes iraniennes, tout en n’hésitant pas à s’attaquer aux droits des femmes les plus fondamentaux dans leur propre pays. A l’instar de l’Italie où Giorgia Meloni, au nom de positions ultra-traditionnelles et chrétiennes avec la devise «Dieu, patrie, famille», remet en cause entre autres le droit à l’IVG. Ou encore, comme en France, où les forces de l’ordre ont reçu l’ordre de gazer et matraquer une manifestation de solidarité avec les Iraniennes.
Ce qui se passe en ce moment est grave, des milliers de civil·es risquent leur vie, il est temps que les classes politiques et les dirigeants mondiaux s’opposent plus fermement au massacre en train de se dérouler en Iran.
Elisa Tossi Radio Zinzine
- Sociologue iranienne exilée en France à la fin des années 1970. Elle est l’auteure entre autres de l’ouvrage Le nouvel homme islamiste: la prison politique en Iran, Éditions du Félin, 2002 et de Le Rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, Editions iXe, 2019. On peut l’écouter sur Radio Zinzine dans Iran, la colère de Chahla Chafiq http://www.zinzine.domainepublic.net/?ref=7505. Également sur Zinzine, Comme un poisson sans bicyclette nO57 - Femmes sur tous les fronts se penche sur les mobilisations en Iran, ainsi que sur leur récupération par «les droites italiennes» http://www.zinzine.domainepublic.net/?ref=7468. 2. Force paramilitaire fondée par l’ayatollah Khomeini afin de fournir des jeunes volontaires, majoritairement défavorisés et sans emploi, aux troupes d’élite dans la guerre Iran-Irak, les bassidjis sont actuellement une branche des gardiens de la révolution islamique chargés de la sécurité intérieure et extérieure de l’Iran.
- Notamment les partisans du Mouvement vert, qui contestent la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence du pays.
- Il faut rappeler que Mahsa Amini était kurde, et que le slogan Jin, Jiyan, Azadî (Femme, vie, liberté) est un slogan féministe kurde.
- De nombreuses actrices françaises ont posté sur les réseaux sociaux des vidéos en soutien aux Iraniennes où on les voit se couper quelques millimètres de cheveux.