ITALIE/MIGRATIONS: A Palerme, une «clinique légale pour les droits humains»

de Propos recueillis par Jean Duflot, Radio Zinzine, 21 oct. 2017, publié à Archipel 263

Nous avons rencontré à Palerme Giuseppina Cassarà, qui est médecin au sein de la Clinica Legale1. Une équipe pluridisciplinaire s’y inspire des méthodes d’ethnopsychologie de Tobie Nathan pour accompagner les migrants. Extraits de ses propos. (2ème partie)

Surmonter un vécu traumatisant
A vrai dire, il est toujours difficile de faire émerger le souvenir de la torture. Le moment ou on extrait ce vécu et où on amène le patient à en parler ouvertement est le plus dramatique. Parce que nous sommes dans l’indicible, dans quelque chose que l’on ne peut raconter. C’est de l’ordre du cri. C’est l’horreur d’un acte humain que l’on ne peut pas concevoir ni raconter. J’ai voulu montrer l’importance de l’écoute. Et l’importance aussi pour la victime, pour la personne qui souffre des séquelles d’un vécu terrifiant, de savoir que l’autre qui l’écoute comprend ce qu’il y a derrière ses mots et ses silences.
La situation des femmes est souvent encore plus préoccupante. Immigrées ou non immigrées, la violence, presque toujours sexuelle, dont elles sont victimes, les avilit, les culpabilise. Nombre d’entre elles refusent d’en parler ou de dénoncer leurs agresseurs. Dans le cas des femmes qui viennent d’Afrique, lorsqu’elles décident de partir, qu’elles soient prises dans l’engrenage de la prostitution ou qu’elles fuient des guerres ou des conditions d’existence qui menacent leur vie, elles prévoient l’éventualité d’un viol au cours de leur voyage. Elles savent par ouï-dire que c’est une pratique courante. Des femmes m’ont raconté que dès la première phase de leur voyage à travers le Sahara, au Soudan, avant même d’arriver en Libye, elles utilisaient un linge imbibé de sang animal qu’elles avaient préparé chez elles. Ainsi les passeurs chargés de les convoyer, à la vue de ce linge, pouvaient penser qu’elles avaient leurs règles et s’abstenaient de les violer… Imaginez l’état d’appréhension des femmes qui voyagent avec ce genre le linge entre les jambes.
Et il y a pire, des femmes m’ont parlé de ce qui est pratiqué parfois dans certaines zones de l’Afrique subsaharienne: quand arrivent les rebelles qui font partie des ethnies adverses, ils ne violent pas seulement les femmes, ils éventrent celles qui sont enceintes. Ce sont des situations abominables dont peu de femmes ont la force de parler. Surtout celles qui ont un statut social fragilisé. Beaucoup de personnes vivent tout ça comme une fatalité, comme des victimes expiatoires de violences déchaînées dans leurs pays.
Comment dire l’horreur?
Par de longs et patients détours, faits de regards, de douceur dans l’approche, d’empathie avec les difficultés qu’illes éprouvent à donner une forme aux mots de leurs souffrances, en les écoutant retracer leur histoire, leur vie quotidienne au pays, leurs coutumes, en percevant l’infra-langage du corps derrière leurs silences. Les femmes et les hommes qui nous arrivent dans la Clinica Legale sont pris en charge par plusieurs praticien·nes qui s’occupent de la même problématique, avec des compétences diverses, des angles d’approche différents. Il y a une permanence et celles et ceux qui s’y rendent savent qu’illes vont pouvoir parler parce qu’illes ont été mis au courant par d’autres patient·es. Dans ce domaine, les associations, le service social privé, le volontariat ont une expertise nettement supérieure à celle de la médecine publique. La plupart des médecins, des psychologues ne savent pas comment s’y prendre, par où commencer. Leur fait défaut cette alphabétisation anthropologique qui est un long processus fait d’études, de travail d’équipe. La plupart travaillent le plus souvent en solitaires. Leur médecine est une pratique d’experts isolés qui examinent le foie, la tête, les muscles, des organes fragmentaires. Un être en pièces détachées...
Le problème de la langue
Pour le décryptage littéral de leur parole, nous avons bien sûr recours à des médiateurs culturels, à des interprètes. Mais les médecins ont une approche qui constitue déjà une médiation culturelle. Précisément ma thèse en gestalt portait aussi sur le travail fondamental du médiateur culturel qui n’est pas seulement celui d’un interprète qui traduit fidèlement une narration ou une déposition de migrant·es. Le médiateur culturel doit maîtriser le plus possible ce qui constitue le patrimoine culturel du patient ou de la patiente, afin de donner une profondeur historique, un sens aux paroles entendues. Prenons des exemples simples, des situations que l’on rencontre souvent. Si je parle, en tant que médecin, d’anémie et si je dis à un patient subsaharien qu’il est anémique, cette personne risque de prendre ce diagnostic comme un diagnostic menaçant, analogue à une menace de mort. Car l’anémie, dans des pays où sévit la malaria et où la mortalité infantile est très élevée, équivaut à peu près à une condamnation à mort. Même chose pour le sida. Cette question de diagnostic nous a souvent préoccupé·es. Pour annoncer à un·e patient·e originaire d’Afrique subsaharienne qu’ille est séropositif, il faut le faire avec beaucoup de précaution, jamais brutalement. Car ce genre de diagnostic est confondu avec une annonce de mort, et de surcroît de mort honteuse, étant donné l’impossibilité d’être soigné dans la plupart des régions d’où proviennent ces malades.
Nous avons également comme médiateurs des personnes qui ont émigré depuis un certain temps en Italie et qui ont la possibilité de se former. Les plus pertinent·es sont évidemment celles et ceux qui proviennent des pays des réfugié·es dont illes doivent traduire les propos. Ou qui connaissent tellement bien leur culture locale qu’illes peuvent la transmettre. Cela fait partie de la méthodologie ethnopsychologique. Tobie Nathan associait d’ailleurs plusieurs acteurs dans un groupe thérapeutique. C’est cette mixité féconde de plusieurs expertises autour d’un individu que nous nous efforçons de reproduire. Parfois, il nous arrive de solliciter des anthropologues connaisseurs des coutumes et des rites de celles et ceux que nous soignons. Personnellement je crois qu’un·e thérapeute doit être aussi un peu anthropologue et avoir des connaissances dans ce domaine. Ille doit avoir aussi des compétences en géopolitique. Ille doit savoir si la personne vient de Gambie, du Soudan, du Nigeria, d’un pays où règne tel ou tel dictateur civil ou militaire; quels sont les conflits intérieurs. C’est un apprentissage qui n’en finit pas de s’enrichir; il va sans dire que pour opérer ainsi, il faut du temps, beaucoup de temps et un espace disponible.
Effets de cette militance thérapeutique
Moi comme médecin, j’établis une classification clinique que les immigré·es apporteront devant les commissions. Elle va servir à convaincre un jury de fonctionnaires d’accorder le droit d’asile aux personnes que nous accompagnons. La législation va dans ce sens. Je dois dire que tou·tes les patient·es que nous avons suivi·es, que j’ai suivi·es personnellement, et qui ont obtenu ce droit à travers leur certification et notre façon chorale de les suivre, ont radicalement changé d’existence. Illes sont devenu·es, eux aussi, militant·es; la plupart travaillent comme médiateurs dans les commissions. Ils font un travail qui risque parfois de mettre en danger leur équilibre psychique. Car ça peut leur remettre en mémoire leur histoire qui reste atroce pour eux. Ce peut être le moment d’une redramatisation d’anciennes charges émotionnelles très fortes. Certain·es sont parti·es ailleurs construire d’autres associations. Tous et toutes ont un comportement de survivant·es qui ont réussi leur résilience. Ceux qui réussissent à obtenir l’asile politique sont doublement survivant·es. Car dans notre système actuel d’accueil, illes ont risqué la mort. Moi je les vois comme des héros. Ce sont les véritables super-héros de notre temps.

  1. Clinica Legale per i Diritti Umani (CLEDU) – Université de Palerme

  2. Entretien à écouter en intégralité sur www.radiozinzine.org