Cet article présente sous forme de synthèse un entretien réalisé avec Ilaria Scovazzi, active au sein du Forum social de Milan et membre de l'ARCI, une association culturelle italienne principalement engagée sur les questions d'immigration.
Le 10 septembre 2002, la loi Bossi-Fini sur les étrangers est entrée en vigueur en Italie, aggravant les dispositions de la loi Turco-Napolitano, formulée par le gouvernement de centre-gauche en 1998. Plusieurs modifications essentielles vont profondément dégrader les conditions de vie des étrangers, quelle que soit la façon dont ils sont arrivés sur le territoire italien et les motifs de départ de leur pays.
Cela commence par les changements apportés à l'obtention du permis de séjour et qui n'admet plus que l'immigration utile: c'est-à-dire celle de travailleurs corvéables à merci. Le permis, dorénavant d'une durée maximale d'un an contre deux dans la loi antérieure, est strictement lié à la possession d'un contrat de travail. Par ailleurs, si celui-ci est d'une durée indéterminée, l'étranger devra quand même renouveler sa demande de séjour chaque année. Le permis d'un an pour recherche d'emploi, qui permettait auparavant aux travailleurs d'avoir plus de liberté quant au choix de leur employeur, est supprimé. L'institution du "sponsor" qui autorisait des associations ou particuliers à inviter pour un an un étranger contre des garanties de logement et de revenu, est également abrogée. Il est devenu, de fait, quasi impossible de séjourner régulièrement sur le territoire italien et il ne reste plus, dès lors, que les lois sur les régularisations pour obtenir un permis de séjour. Mais là aussi, les règles ont changé. En 1992, la loi Martelli avait permis une première régularisation des étrangers pouvant prouver qu'ils résidaient dans le pays, puis la loi Turco-Napolitano avait réitéré la possibilité de déposer un dossier à la préfecture de police pour les clandestins munis de justificatifs de domicile, d'emploi et de date d'entrée en Italie.
Avec le gouvernement Berlusconi, la musique change et ce sont dorénavant les employeurs qui ont la possibilité "d'assainir" la situation de leur personnel de maison ou de leurs salariés en échange du paiement des charges sociales; quant au frais de dossier, qui varient de 300 à 900 euros, ils sont à la charge des clandestins. La procédure est très longue car tous ces frais sont payables d'avance par le biais d'un dispositif postal qui retransmet aux services de police les dossiers avant réponse, positive ou négative.
Dans le secteur agricole, la situation des saisonniers est encore plus ubuesque puisque depuis deux ans, il n'y a plus eu de réglementation claire sur les quotas de travailleurs admissibles ou non. Illaria Scovazzi rappelle que la récolte des pommes dans le Trentino Alto Adige, des oranges en Sicile, les vendanges au Piémont ou encore certaines activités industrielles dans le Nord-Est italien seraient totalement paralysées sans un apport de main-d'œuvre étrangère. L'impossibilité d'employer des saisonniers régulièrement a même amené certains propriétaires exploitants à faire pression sur le gouvernement. Cette situation est d'autant plus dommageable que l'installation de familles entières d'étrangers a entraîné la revivification de certaines communes de montagne dans le Val d'Aoste en recréant de petites activités pastorales et agricoles.
Cette absence de légalité a permis à la Mafia de développer non seulement des services de passeurs d'hommes mais aussi de trafiquants de main-d'œuvre clandestine. Les gardes-côtes citent l'exemple de migrants d'origine bangladeshi qui ont été recrutés dans les "centres de triage" tunisiens et pris en charge depuis là jusqu'à l'employeur final par le biais d'une même filière criminelle. Actuellement une grande partie de la prostitution trouve ses racines dans la nécessité de rembourser les dettes contractées lors de ces voyages.
Dans un tel contexte, la situation des demandeurs d'asile se dégrade plus encore. Non seulement ils sont déboutés dans 90% des cas, mais ils devront en plus souffrir d'être maintenus enfermés dans les "centres d'accueil" jusqu'à l'obtention éventuelle du statut de réfugié, et ce pour une durée pouvant aller jusqu'à 60 jours. En cas de refus, ils sont invités à quitter le territoire italien et risquent 2 à 4 ans de prison s'ils font opposition avec récidive à leur expulsion. Il existe actuellement 14 centres, conçus par le gouvernement de gauche, aux fins d'identifier les clandestins par la prise d'empreintes digitales puis de contacter les ambassades pour qu'elles les reconnaissent avant rapatriement éventuel.
Ilaria Scovazzi rappelle que cet enfermement systématique est une manière symbolique forte de signifier aux Italiens que tout étranger est un danger potentiel: en l'excluant de l'espace public, l'Etat renforce le sentiment qu'il agit pour la sécurité de tous. Or, le défaut de papiers en règle est un délit administratif et non un crime et ne devrait donc pas être passible de prison.
Cette criminalisation est particulièrement visible par le traitement appliqué aux étrangers arrivant clandestinement par les côtes siciliennes ou calabraises. Ainsi à Lampedusa, petite île de Sicile, une équipe d'observateurs du Forum Social de Milan a assisté au débarquement de 47 Tunisiens voyageant sur une barque de 7 mètres. La Guardia di Finanza s'est chargée de leur "accueil". Ils leur ont enlevé chaussures, ceintures et porte-feuilles, à la recherche d'éventuelles adresses. Puis, adossés contre un mur, ils ont été douchés au jet d'eau avant d'être conduits en file trois par trois et toujours pieds nus vers le centre de premier accueil, situé près de l'aéroport et constitué de 6 baraques sans porte ni fenêtre. Ils ont été emmenés au milieu des touristes en voiture qui maugréaient contre le ralentissement du trafic – les commentaires racistes, eux, allaient bon train. Qu'aucun des témoins de cette scène n'ait exprimé la moindre critique sur l'inhumanité de cette situation ou de la compassion en dit long quant au regard collectif porté sur les étrangers. Après étude de leur dossier, ils ont été soit expulsés, soit réorientés vers des centres d'attente.
Il y a quelque temps, un très beau livre intitulé "Quand nous étions les Albanais" rappelait au peuple italien sa longue histoire d'émigration, débutée vers 1870 et qui n'a cessé que très récemment. Il rappelait aussi comment les migrants italiens étaient précédés d'une réputation de voleurs, de mafieux, bref comment la pauvreté est l'un des premiers motifs de discrimination. Mais la réflexion sur ce sujet n'est pas encore d'actualité dans une société où l'argent est, plus que jamais, souverain. En attendant, les médiateurs linguistiques et culturels ont disparu des écoles et la délation à l'intérieur même des services hospitaliers d'urgence ne permet plus aux clandestins d'accéder aux soins.
Propos recueillis par Barbara Veccio*
et mis en forme par Isabelle Sens - FCE France
* Radio Zinzine a réalisé une émission intitulée "Immigration et nouvelles lois en Italie" à partir de cet entretien.
Vous pouvez la commander à Radio Zinzine F-04300 Limans (10 euros)