La sentence du tribunal de Locri qui condamne Mimmo Lucano à une peine de 13 ans et deux mois de prison ferme, nous laisse abasourdi·es, indigné·es, incrédules. L’Italie qui croit encore en la démocratie et dans l’administration de la justice est déconcertée. Les sept ans demandés par le Ministère public nous paraissaient déjà une monstruosité, mais là, avec une telle sentence, le juge a doublé la mise en allant au-delà de tout prétexte juridique.
Je connais Mimmo Lucano depuis l’automne 1998, lorsqu’il était venu à Badolato. Le CRIC, une ONG très active à l’époque, y avait mis en place le premier projet d’accueil de migrant·es, dans le but de faire renaître cet ancien bourg abandonné. Mimmo, avec la simplicité et la spontanéité qui l’ont toujours distingué, était venu nous annoncer qu’il voulait réaliser la même chose à Riace: «Vous me donnez un coup de main?» . C’est ainsi que naquit le projet-Riace, grâce à un prêt de la Banque éthique et, surtout, grâce à la solidarité de nombreuses associations italiennes et étrangères, notamment la communauté anarchiste de Longo maï qui a soutenu le projet, non seulement économiquement mais aussi en organisant un réseau de «tourisme solidaire».
Et puis Recosol, le réseau des communes solidaires qui, pendant plus de vingt ans a soutenu cette expé-rience et en a fait un projet collectif. Mimmo Lucano est l’icône de Riace: il a dédié toute sa vie d’adulte à son projet et il est allé jusqu’à renoncer à sa propre famille pour s’occuper de l’accueil des migrant·es. L’attaquer avec une telle violence, c’est attaquer le modèle Riace, connu dans le monde entier comme le symbole concret de l’accueil montrant une autre image de la Calabre et de l’Italie. Un modèle qui a été capable de démontrer l’existence d’une réelle alternative aux bidon-villes, aux ghettos, aux politiques de refoulement mises en place contre des êtres humains qui ne demandent que de pouvoir vivre avec dignité.
Mais il y a autre chose: le modèle Riace, repris par de nombreuses autres communes calabraises et dans d’autres régions, a montré le chemin vers la récupération de «zones intérieures», abandonnées et dégradées. Il a proposé une réponse efficace aux risques environnementaux tels que les éboulements et inondations provoquées par la désertification progressive et dramatique des grandes parties du territoire tellement précieux pour un futur durable du pays. Qu’a donc fait Lucano d’assez grave pour mériter une peine réservée généralement aux assassins endurcis, aux mafiosi, aux trafiquants internationaux de drogue, aux violeurs, aux terroristes?
On accuse l’ex-maire de Riace d’avoir favorisé l’immigration clandestine pour avoir conseillé à une femme immigrée désespérée, qui allait être renvoyée dans son pays, d’épouser un homme âgé. Dans de telles circonstances, qui parmi nous ne l’aurait pas suggéré comme ultime remède? Et puis, si l’on considère comme un délit le fait de célébrer un mariage entre une jeune femme immigrée et un homme âgé italien, alors nous devrions annuler des milliers de mariages et envoyer tous les marié·es en prison.
Et puis il y a d’autres lourdes et incroyables accusations: clientélisme avec finalités électorales, escroquerie, détournement de fonds, abus de pouvoir. Et pourtant, on n’a jamais trouvé un seul centime dans ses poches et il n’y a aucune preuve qu’il se soit en aucune manière approprié de l’argent public. La vérité, dérangeante, voire très dérangeante est la suivante: Lucano est accusé de «délit d’humanité». Il a accueilli des dizaines de milliers de migrant·es que la Préfecture lui envoyait sans discontinuer, en ultime secours. Il a essayé de les faire travailler de façon digne. Il a essayé de redonner vie à un village quasiment complètement abandonné. Pour ces raisons, il est maintenant un de plus dangereux délinquants en circulation.
Certes, ses lacunes administratives, son peu de familiarité avec les règles bureaucratiques, lui ont fait commettre un certain nombre d’erreurs. Il n’y a jamais eu de délit, ni de détournement, ni association de malfaiteurs… seulement une ingénuité, dictée en grande partie par une intolérance aux limites de notre bureaucratie étriquée.
Avec ce rendu, le tribunal de Locri intègre «de fait» le délit d’humanité dans le paysage juri-dique de notre pays et crée un précédent inquiétant: un autre signal de la crise profonde qui traverse notre magistrature et les institutions démocratiques. Nous en prenons acte sans nous rendre car nous ne voulons pas nous réveiller dans le pays d’Erdogan.
Pour sauver notre démocratie et notre société, une manifestation se tiendra ici à Riace en son soutien. Evidemment, nous ne nous arrêterons pas là et nous comptons sur le fait que cette condamnation, si incroyablement injuste, puisse être annulée en appel.
Tonino Perna, économiste, sociologue et homme politique italien, depuis 2020 maire-adjoint de la ville de Reggio Calabria.
Article paru dans "Il Manifesto" du 01/10/2021