En Colombie, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue d’avril jusqu’en juillet 2021. Mais les protestations ont été réprimées avec une violence brutale. Des activistes courageux ont documenté les graves violations des droits humains et s’engagent en faveur des victimes de cette violence étatique.
Au début des protestations, en avril 2021, une grève nationale avait été déclarée et des manifestations de masse, pour la plupart pacifiques, avaient eu lieu dans de nombreuses régions. Les gens réclamaient la justice sociale et un changement de société – loin de la violence systémique. Un mouvement populaire d’une ampleur inédite avait vu le jour. Mais la répression étatique a été implacable: des personnes ont été tuées, des centaines d’autres blessées, emprisonnées et torturées; beaucoup sont portées disparues. La ville de Cali, très marquée par les inégalités, l’exclusion et le racisme structurel à l’encontre des habitant⸱es afro-colombien⸱nes, est devenue l’épicentre de la contestation et une cible particulière de la répression.
Accompagnement juridique des victimes
Informé⸱es de la situation par des ami⸱es en Colombie, nous avons pris différentes initiatives pour faire pression sur le gouvernement colombien et communiquer sur le problème1. Parallèle-ment, nous avons cherché des partenaires en Colombie afin d’obtenir des informations plus précises et de proposer notre aide. C’est ainsi que nous avons fait la connaissance de l’ONG Tem-blores (tremblement) (2), composée de jeunes juristes et d’activistes, et nous sommes depuis en contact régulier avec celle-ci. Temblores fournit une assistance juridique aux victimes de la répression sanglante grâce à sa «clinique judiciaire» mobile (POLICARPA). Aujourd’hui encore, des personnes qui ont été actives dans le mouvement, en particulier des jeunes, sont persécutées ou même tuées. Temblores, en collaboration avec deux autres organisations de défense des droits humains, a mis en lumière les nombreuses violations de la Convention interaméricaine des droits humains (CIDH) commises par la police colombienne. Dans un rapport daté de juillet 2021, l’ONG déclare: «Pendant la grève nationale, l’État colombien a systématiquement violé ses obligations en matière de protection des droits humains dans le cadre de l’exercice du droit de manifester pacifiquement, ainsi que les normes de la Cour internationale des droits humains en matière de réglementation et de contrôle de l’utilisation des forces de sécurité dans le contexte des protestations sociales.»
Il est temps de réformer la police
Temblores recueille les déclarations des victimes et d’autres témoins, défend les personnes lé-sées et publie des enquêtes et des statistiques sur la violence systématique des forces de sécurité sur sa plateforme Internet GRITA (3). L’organisation critique principalement les pratiques violentes suivantes de la police:
- l’utilisation indiscriminée et disproportionnée d’armes à feu;
- l’utilisation d’armes non directement létales mais dangereuses, telles que les gaz lacrymogènes et/ou paralysants, les balles en caoutchouc ou à billes et les grenades;
- l’utilisation de lance-grenades Venom, qui possèdent 30 tubes de lancement et peuvent répandre instantanément de grandes quantités de produits chimiques irritants sur une vaste zone;
- les tirs de gaz lacrymogènes et/ou paralysants sur les maisons et les zones résidentielles;
- la violation du principe de publicité des procédures policières, telle que la dissimulation des badges des agents, le harcèlement et la détention de journalistes;
- les passages à tabac et la torture infligé·es aux personnes détenues arbitrairement, l’imposition d’exigences illégales faites à ces mêmes personnes en échange de leur liberté;
- les agressions sexuelles pouvant aller jusqu’au viol;
- les disparitions forcées.
Rien qu’au cours des quelques mois de grève et de manifestations, GRITA a enregistré environ 5.000 actes de violence de la part des forces de police dans tout le pays. La police en Colombie est jusqu’à ce jour soumise au ministère de la Défense et à la justice militaire qui agit à huis clos, ce qui empêche toute transparence des procédures et des éventuelles condamnations des policier·es qui ont commis des violences. Temblores demande des procès contre les policier·es devant des tribunaux civils, l’interdiction de certaines armes et s’engage pour une réforme complète de la police.
Des yeux détruits
Un rapport spécial, publié début décembre 2021 et distribué gratuitement en brochure, est consacré aux blessures au visage et aux yeux causées par les projectiles et les gaz: destruction de l’iris, décollement de la rétine, hémorragie du vitré et traumatismes de l’œil et de l’orbite. Les victimes ont ainsi subi des dommages temporaires ou permanents qui ont fortement affecté leur vie future. 103 cas sont documentés.
Temblores a été souvent menacée depuis sa création en 20164, pendant la période de l’Accord de paix entre le gouvernement de l’époque et la guérilla des FARC. Mais depuis la grève et les manifestations, les tentatives d’intimidation et les mesures de persécution de l’État contre l’organisation se sont intensifiées. Le travail engagé de Temblores est plus qu’inconfortable pour les élites politiques, policières et militaires. Ainsi, deux représentants de Temblores ont dû quitter le pays après la publication du rapport sur les blessures oculaires. Ils avaient été informés qu’ils faisaient l’objet d’une enquête. Depuis leur exil provisoire à l’étranger, ils demandent des explications aux autorités sur les faits qui leur sont reprochés et sur les écoutes téléphoniques dont ils font vraisemblablement l’objet de la part des autorités.
Un grand séisme
Le codirecteur de Temblores, Alejandro Lanz, explique «tremblement», le nom de l’organisation, par le moment historique que vit la Colombie depuis le processus de paix. Il compare la transformation de la société colombienne et du pays à un grand mouvement de plaques tectoniques: «Nous voulons provoquer ce changement par des mouvements forts qui rompent avec les discours de violence et favorisent la construction d’une société plus démocratique, plus juste et plus accessible pour les personnes qui ont subi la violence et qui n’ont jamais eu accès à la justice et aux services publics.»
Le logo de Temblores est un éléphant (5) qui se cabre. L’organisation veut ainsi montrer qu’elle tente de casser un tabou et d’agir contre celui-ci. Pour que Temblores puisse continuer à remplir cette mission, nous soutenons également cette importante initiative au niveau international. Nous espérons vivement que le tremblement dans la société colombienne va continuer.
Michael Rössler, FCE Suisse et Isabelle Bourboulon, autrice, France
- voir Archipel No 306, septembre 2021.
- https://www.Temblores.org
- Pour Grabar, Registrar, Investigar, Triangular, Asistir (enregistrer, consigner, étudier, trianguler, assister).
- Depuis sa création, Temblores tente de rendre visible la violence contre des groupes qui ont toujours été marginalisés en Colombie: les personnes LGBTIQ+, les jeunes socialement exclu·es, les toxicomanes, les détenu·es et les sans-abris.
- L’éléphant dans la pièce est une métaphore d’origine russe, très répandue dans les pays anglophones (elephant in the room), mais que l’on trouve désormais aussi dans d’autres langues. L’anglicisme désigne un problème évident qui se trouve dans la pièce, mais qui n’est pourtant pas abordé par les personnes présentes.