Nous vous proposons de suivre, pas à pas, l’évolution de la situation à dans l'Etat mexicain Oaxaca dont nous avions évoqué les prémices dans Archipel, le mois dernier. Depuis la rédaction de cet article et malgré une répression féroce qui a déjà fait plusieurs victimes et de nombreux blessés, la résistance se poursuit et s’étend.
Vendredi 27 octobre, des hommes armés en civil tirent contre les barricades et tuent trois personnes dont un journaliste new-yorkais d’Indymedia. Soi-disant pour rétablir l’ordre, le dimanche 29 octobre, à partir de 14 heures, 4.000 policiers de la PFP (Policia Federal Preventiva) 1 s’avancent vers le centre d’Oaxaca, détruisent les barricades, repoussent les occupants avec camions à eau, gaz lacrymogènes et tirs d’armes à feu. Derrière les barricades, des vieilles femmes ravitaillent en pierres les jeunes qui les lancent sur les policiers. Certains militants avaient d’abord tenté de dialoguer avec ceux-ci: «Puisque vous êtes aussi foutrement baisés que nous, pourquoi vous nous faites ça et vous ne nous débarrassez pas d’Ulises?» . Alors que le Zocalo est déjà occupé par la PFP, des centaines d’habitants s’y dirigent en famille et s’y installent comme chaque dimanche. Cette première journée d’assaut cause trois morts civils: un infirmier, un professeur et un enfant.
Durant tout l’après-midi, la direction de l’APPO 2 n’a pas cessé d’essayer de contacter par téléphone la Secretaria de Gobernacion, ministère fédéral responsable de la police, en vain. Ils insistent dans tous leurs communiqués pour que les Mexicains et les citoyens du monde entier comprennent bien que ce n’est pas l’APPO qui a rompu le dialogue. Ils accusent le président Fox d’avoir choisi la répression violente malgré ses déclarations lénifiantes de solution pacifique, et dans la foulée accusent Felipe Calderon (futur président élu frauduleusement) de complicité: «Pauvre petit Calderon. Après ce qu’il a fait aujourd’hui, avant d’être président, il ne va pas poser un pied à Oaxaca durant tout son mandat.»
A 19 heures, l’APPO abandonne le centre et se replie dans la cité universitaire. La répression se poursuit pendant la nuit, dans la ville et dans les quartiers populaires proches, et une cinquantaine de militants sont arrêtés à leur domicile.
La radio universitaire est la dernière radio qui reste aux mains des sympathisants de l’APPO: des étudiants l’occupent depuis six mois avec le consentement tacite du rectorat. Elle sert de moyen de transmission d’urgence: demandes d’envoi de médecins, de renforcement d’une barricade, etc. Entre ces communiqués et les chants révolutionnaires, elle diffuse les messages de solidarité qui affluent du monde entier.
Le recteur de l’Université Autonome Benito Juarez d’Oaxaca (UABJO), Francisco Martinez Neri, exprime officiellement son inquiétude quant au risque de violences contre la communauté universitaire et condamne d’avance toute tentative de prise du campus par les policiers. Il appelle à la résolution de conflits par le dialogue et la négociation, selon la tradition démocratique d’un Etat de droit. Les étudiants et les militants de l’APPO renforcent la défense de l’accès à la radio et préparent leurs armes: pierres et lance-pierres, cocktails Molotov, «basukas» consistant en un tube de PVC rempli de poudre à pétards «une authentique métaphore de David et Goliath» , commente un journaliste de La Jornada 3.
Le jeudi 2 novembre, la PFP donne l’assaut à l’université, malgré le refus très clair du recteur qui rappelle que la loi mexicaine interdit l’incursion des forces de l’ordre dans les universités autonomes, à moins qu’elles ne soient appelées par le rectorat. Les résistants sont environ 50.000, tous les habitants du quartier et les étudiants s’étant massés autour du campus pour le défendre. Après sept heures d’affrontements très violents, la PFP doit se retirer sans avoir réussi à atteindre le coeur du campus. Officiellement, ils diront qu’ils «n’ont jamais essayé d’entrer» ! Les résistants déplorent cependant une vingtaine de morts, une centaine de blessés, plus de 120 prisonniers et de nombreux disparus.
Le samedi 4, une partie des personnes arrêtées ont été libérées; toutes se plaignent de tortures physiques et psychologiques. L’armée occupe la ville et a même reçu 2.000 soldats supplémentaires pour assurer son omniprésence. On dégage progressivement les carcasses de véhicules brûlés, les commerces rouvrent timidement, craignant encore des incursions de tireurs «non identifiés» . Radio Universidad est toujours gardée par des barricades, l’état d’alerte se maintient (vendredi matin un groupe d’hommes armés a tiré sur les antennes mais sans les endommager suffisamment pour arrêter les émissions).
Dimanche 5 novembre, des dizaines de milliers d’habitants venant de l’Etat d’Oaxaca et d’autres Etats ont formé une gigantesque marche vers la capitale de l’Etat pour exiger à la fois la destitution du gouverneur et le retrait des forces de police, au cri de «Oaxaca n’est pas une caserne: dehors l’armée!» . Il n’y a pas eu de nouveaux affrontements avec la PFP, qui s’est contentée de suivre la caravane et de l’observer. L’APPO demande à nouveau au président Fox d’installer une table de négociation, au plus tard pour ce mardi.
La solidarité nationale
et internationale
Les marques de soutien et d’appui surgissent de tout le pays ainsi que de nombreux pays d’Amérique et d’Europe. La «Otra Campaña » des Zapatistes, qui se trouve dans le Nord, ainsi qu’une multitude d’associations indigènes ont appellé à bloquer routes, autoroutes et ponts et invité à organiser une grève nationale le 20 novembre. La communauté «Las Abejas» 4 a organisé le 9 novembre une caravane depuis le Chiapas pour apporter vivres et médicaments à Oaxaca. Tous les communiqués montrent la même conscience de lutter contre les mêmes exploiteurs, les mêmes dominateurs voleurs de terres et de ressources naturelles, corrompus et assassins.
Dans l’Etat d’Oaxaca comme dans les autres Etats de la République, quand on parle avec les gens dans la rue, tous ont la même indignation vis-à-vis de cet assassin qui se cramponne au pouvoir au prix de dizaines de morts, et beaucoup ont la conviction que les années de soumission sont terminées, que maintenant le peuple ne se laissera plus tromper ni abuser.
Dans le monde, des manifestations et occupations ont eu lieu devant les ambassades et consulats du Mexique, notamment à Vancouver, Los Angeles, Boston, Chicago, Lima, Londres, Madrid, Barcelone, Milan et d’autres villes d’Italie.
Avancées politiques
Les choses semblent cependant avancer politiquement: la Procudaria General de la Republica (la plus haute instance de justice) a ordonné une enquête sur les relations entre le PRI local et les groupes paramilitaires; un haut fonctionnaire a été envoyé à Oaxaca par le secrétaire de gouvernement Carlos Abascal Carranza (l’équivalent du premier ministre) pour favoriser les négociations et pour rencontrer notamment le recteur de l’université. Le fonctionnaire a assuré à celui-ci qu’»il n’a jamais été dans les objectifs de la PFP ni dans les plans de l’opération d’entrer dans aucun espace appartenant à l’université. Nous devons assurer la préservation de son autonomie.» Le gouvernement a assuré qu’il n’interviendrait pas dans la programmation de Radio Universidad qui jouit de l’autonomie de l’université. D’autre part, il a fait savoir que c’était au PRI de demander à Ulises Ruiz de se retirer. Les députés et sénateurs ont également exhorté le gouverneur Ruiz «à une réflexion sur sa capacité à gouverner» . En fait, le PRI est divisé, une partie de ses membres ne voulant plus soutenir le gouverneur.
Complètement en décalage avec la situation, le Syndicat national des enseignants (SNTE), dirigé par la PRI-iste Elba Esther Gordillo, reproche au gouvernement de mener des négociations avec la section 22 5 qui ne jouit d’aucun statut juridique, au lieu de les mener avec la direction nationale du syndicat.
La double position
de l’Eglise
Comme il est bien connu, en Amérique latine, une partie de l’Eglise est très engagée à gauche tandis qu’une autre, et principalement la hiérarchie, est à droite. On en constate un nouvel exemple avec la confrontation entre le président de la Conférence de l’Episcopat mexicain, qui donna son aval à l’intervention de la PFP, et les nombreux prêtres de l’Etat qui lui ont demandé d’expliquer ou de rectifier cette position. Dans un communiqué, les prêtres l’interpellent ainsi: «Nous ne doutons pas de la sagesse de nos évêques ni de leur capacité à discerner les signes des temps; c’est pourquoi nous nous demandons: en réalité, ne pouviez-vous prévoir que ce que cherchait le gouvernement fédéral c’était une bénédiction pour la répression?» De même, la messe de ce dimanche dans la cathédrale de Mexico a été interrompue par des centaines de personnes pour protester contre le soutien que l’archevêque Norberto Rivera avait déclaré en faveur de l’intervention policière.
Attentats à la bombe
Le 5 novembre, peu après minuit, trois explosions de bombes artisanales ont ébranlé la capitale, la première dans une succursale de banque, la deuxième au tribunal électoral, la troisième au siège du PRI. Des précautions avaient été prises pour qu’il n’y ait pas de victimes: un appel téléphonique avait averti la police du secteur et une pancarte «Danger: bombe» avait même été apposée sur la porte d’une autre banque, où se trouvait une quatrième bombe qui n’a pas explosé. Il n’y a jusqu’à présent aucune revendication, mais l’APPO a déjà assuré qu’elle n’avait rien à voir avec ça.
Ruiz lâché par le gouvernement fédéral
Le ministre de l’Intérieur, Carlos Abascal, a déclaré dans une conférence de presse que le gouverneur d’Oaxaca, Ulises Ruiz, devait, ou bien parvenir à un pacte de gouvernement avec ses opposants et obtenir une trêve pour montrer qu’il était capable de gouverner, ou bien donner sa démission. Le ministre a refusé d’évoquer un possible chantage du PRI, qui menacerait d’être absent à la cérémonie d’investiture de Felipe Calderon.
Il a annoncé que, si le gouvernement fédéral n’avait pas le droit de destituer un gouverneur d’Etat, en revanche il existait des moyens légaux pour le contrôler:
un audit de la gestion des ressources fédérales reçues par l’Etat
une enquête judiciaire sur la responsabilité du gouverneur dans les violences perpétrées par des paramilitaires. Cependant, il s’est refusé à avancer une date pour le retrait de la police fédérale de la capitale oaxaquénienne, celle-ci étant, selon lui, nécessaire «pour garantir la sécurité des citoyens» .
La situation sur place
Le 8 novembre, l’APPO devait remettre une proposition au gouvernement fédéral dans laquelle elle demandait la destitution de plusieurs hauts mandataires de l’administration Ruiz, comme condition pour entamer des négociations avec le ministre de l’Intérieur.
Les étudiants estiment nécessaire de maintenir les barricades qui défendent l’université et la radio. En effet, la situation est toujours dangereusement tendue: des agressions sporadiques de la part de policiers ont encore eu lieu contre des indigènes ou contre des habitations; la radio du gouvernement, Radio Ciudadana, continue à émettre des appels à la haine contre les professeurs et les militants de l’APPO; des inconnus cagoulés ont détruit un fast-food à coups de cocktails Molotov. La chambre des députés a refusé au président l’autorisation de partir en voyage officiel au Vietnam et en Australie, estimant que la gravité de la situation requérait sa présence dans le pays. Un député de son propre parti s’est demandé non sans humour: «Pourquoi veut-il aller au Vietnam, puisqu’il a le sien ici?»
Les actions
L’APPO a appellé tous les groupes de lutte, formels ou informels, à envoyer des délégués à un congrès constitutif à Oaxaca, du 10 au 12 novembre, avec les objectifs suivants:
Constituer formellement l’Assemblée populaire des Peuples d’Oaxaca
Discuter et approuver les statuts, principes, programme et propositions de l’Assemblée nationale des peuples d’Oaxaca
Elire le premier Conseil national des peuples d’Oaxaca, qui sera l’organe de coordination et de représentation de l’APPO
Approuver le plan d’action à court, moyen et long terme.
L’organisation souligne à cette occasion que sa lutte ne se limite pas à chasser «le tyran Ruiz» mais a pour objectif de transformer profondément l’organisation politique de l’Etat pour répondre aux demandes des peuples qui l’habitent.
Les attentats revendiqués
Les attentats à la bombe qui ont secoué la ville de Mexico la nuit de dimanche à lundi ont été revendiqués en commun par cinq groupes de guérilla: le Mouvement révolutionnaire Lucio Cabanas Barrientos (MR-LCB), la Tendance démocratique révolutionnaire-Armée du peuple (TDR-EP), l’Organisation insurgée 1er Mai, la Brigade de justice 2 décembre et les Brigades populaires de libération. Ces organisations avaient déjà annoncé à la presse le mois dernier qu’elles passeraient à l’action si la police fédérale réprimait violemment la contestation à Oaxaca. Dans leur communiqué, elles reprennent les revendications de l’APPO et dénoncent en outre la fraude électorale et «la violence néolibérale institutionalisée» . Malgré cette revendication, les autorités judiciaires n’excluent pas la possibilité que ces groupes ne soient pas les auteurs des attentats mais «profitent de l’opportunité pour se montrer» . En tout cas, aucun mandataire judiciaire ou politique n’accuse l’APPO ou le PRD d’en être responsables, comme on l’avait tout de suite craint. Le ministre de la Sécurité publique, Eduardo Molina Mora, a déclaré l’état d’alerte contre la menace d’autres attentats, ce qui consiste à renforcer la surveillance policière et militaire des ports, terminaux aériens et routes fédérales.
Annick Stevens, CSPCL
Toutes les notes sont de la rédaction
Le Congrès constituant
La situation dans la ville et l’Etat de Oaxaca évoluant très vite, il se peut que des événements importants se passent entre la mise en page et l’impression de ce journal. Et cet encadré de «dernière minute» peut être dépassé par l'actualité.
Du 10 au 12 novembre dans la nuit, le Congrès constituant de l’APPO s’est tenu, avec 1600 délégué-e-s de tout l’Etat. Après d’âpres discussions, ils ont pu élire 260 délégué-e-s qui forment le Conseil des peuples d’Oaxaca. Pour arriver au consensus décisionnel, deux grandes tendances se sont affrontées. D’un côté, les militants issus de vieux concepts marxistes-léninistes visant la prise du pouvoir pour la mise en place d’un Etat populaire et de l’autre un courant plus proche de la réalité quotidienne indigène et remettant au goût du jour la pensée «Magoniste» (référence à Ricardo Flores Magon, révolutionnaire anarchiste d’Oaxaca du début du 20ème siècle). Une réelle volonté d’horizontalité contre des tentatives plus hiérarchiques. Malgré quelques écueils (par exemple la relation avec les partis politiques reste ambiguë), le conseil s’est doté de vingt principes de fonctionnement assez intéressants et relativement rares (par exemple le principe de la révocation des mandats ou la participation d’un tiers au minimum de femmes dans le conseil) sont adoptés. C’est une vraie tentative de démocratie assembléiste qui s’expérimente dans cet Etat marginalisé du Sud du Mexique. Une des réussites, et non des moindres, de ce congrès est d’être parvenu à mêler les secteurs indigènes (70 pour cent de la population oaxaquénienne) et métis. C’est une première, et l’APPO réussit là où l’armée zapatiste, malgré d’incessantes tentatives, a toujours plutôt échoué. Les tribus indigènes ont hésité longuement avant d’accepter de participer au conseil, et c’est l’aspect de fonctionnement très proche de la pratique autogestionnaire communautaire qui a réussi à dépasser leurs craintes.
Tout enthousiasmante que soit la mise en place de cette sorte d’auto-gouvernement, elle ne doit pas nous faire oublier que la Commune d’Oaxaca s’affronte à l’Etat fédéral mexicain, et que celui-ci ne pourra pas laisser faire indéfiniment.
Le 20 novembre, des actions de solidarité avec la lutte à Oaxaca ont eu lieu devant les représentations diplomatiques un peu partout dans le monde (une dizaine de villes en France, quelques unes en Suisse, En Espagne, en Italie…)
Pour plus d'informations
Cette chronique, réalisée à partir de La Jornada, des communiqués de l’APPO et de diverses associations indigènes, date de début novembre et a été diffusée sur le site du Comité de Soutien des Peuples du Chiapas en Lutte (CSPCL) de Paris <http://cspcl.ouvaton.org/>.
On trouve également sur son site une brochure de 28 pages au format A5 qui revient sur l’histoire de cette révolte jusqu’au jour où la répression s’est abattue sur la ville d’Oaxaca et compile différents textes parus sur le site ou diffusés à travers une liste d’information. Elle est actualisée en date du 31 octobre.
Vous pouvez retrouver plus d’informations (en espagnol) sur les sites de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca
www.asambleapopulardeoaxaca.com/, de l’Alliance magoniste zapatiste d’Oaxaca <espora.org/amz> et de «La Jornada» www.jornada.unam.mx.
Vous pouvez également envoyer un mail à
<OaxacaLibre(a)no-log.org> pour recevoir des nouvelles sur l’évolution de la situation à Oaxaca.
Enfin, vous pouvez toujours intervenir auprès des ambassades mexicaines dans chaque pays contre la politique de force et de violence du gouvernement mexicain.