MIGRATIONS: La Turquie est-elle un «pays tiers sûr» pour les migrant·es? Deuxième partie[1]

de Dirk Tobias Reijne, No Border Kitchen, Lesvos, 8 mai 2024, publié à Archipel 336

En Turquie, comme dans de nombreuses régions du monde, la montée en puissance de groupes et de partis politiques ouvertement racistes et parfois fascistes a encouragé les personnes sympathisant avec ces opinions à devenir plus ouvertement violentes.

Ayşegül Karpuz Tör est une avocate-pénaliste bien connue dans la région d’Izmir. Dans la première partie de cet article, elle décrivait la dichotomie de la politique migratoire turque. Elle mentionnait spécifiquement l’augmentation de la violence raciste et xénophobe. Partout en Turquie, y compris à Izmir, des maisons et des magasins appartenant à des migrant·es sont attaqués. La rhétorique anti-migrante est en hausse, émanant des partis de droite, voire fascistes, et leur haine et leur violence sont telles qu’en comparaison, elles font paraître Erdogan comme un ami des réfugié·es, affirme quant à lui Omar[2]. «Il est intéressant qu’en Turquie, le dirigeant le plus favorable aux réfugié·es semble être Erdogan. Je ne comprends pas, mais c’est ainsi que les choses se passent maintenant. Parce que tous les partis se font la course pour renvoyer les réfugié·es. Et pas seulement les réfugié·es, les étrangers en général. À un moment donné, Edrogan a dit: ‘Non, nous ne pouvons pas les renvoyer’. Il l’a littéralement dit.»

Comme dans de nombreuses régions du monde, la montée en puissance de groupes politiques ouvertement racistes a encouragé les personnes qui sympathisent avec ces opinions à devenir plus ouvertement violentes. Ayşegül Karpuz Tör représente actuellement un cas qu’elle a tenu à partager, celui d’un Syrien victime du climat antimigrant qui règne actuellement en Turquie: un Syrien de 60 ans vit avec sa famille dans un quartier pauvre d’Izmir. Alors qu’il marche près de son appartement, deux Turcs s’approchent de lui et lui demandent une cigarette. En réalité, ils l’ont un peu suivi. Peut-être avaient-ils l’idée de le voler. Il ne peut pas parler turc et essaie de dire en arabe qu’il ne fume pas. En même temps, la consommation de drogue est assez élevée dans cette région, de sorte que ces deux jeunes hommes pourraient être sous influence. Ils commencent à le battre, alors le vieil homme court vers une mosquée voisine... Dans la mosquée, on demande aux deux garçons des explications, et les garçons répondent qu’il a harcelé un enfant. Ensuite, 20 à 25 personnes commencent à frapper le vieil homme avec des couteaux et des gourdins dans la cour de la mosquée. L’homme est gravement blessé. La police arrive et le sauve par la force. Mais au même moment, quelqu’un commence à crier quelque chose à propos d’Erdogan, disant qu’Erdogan protège les migrant·es. Il poursuit en criant qu’ils maintiendront eux-mêmes leur propre justice si c’est nécessaire. Le vieil homme est également arrêté. Dès lors, une femme, membre de la famille d’un des membres de la communauté, affirme qu’il la suivait il y a quatre ans et qu’il ne faut pas le relâcher. Au moins, la police éloigne l’homme syrien du groupe, mais plus tard, près de 200 personnes se rassemblent autour de l’homme en criant qu’iels ne veulent pas de Syriens. Les policiers n’ont pas cherché à savoir qui avait battu cet homme et n’ont pris aucune déclaration. Ils ont simplement arrêté le vieil homme, l’ont d’abord emmené à l’hôpital, puis au poste de police pour recueillir son témoignage, avant de le relâcher...

Plus tard, cet événement a été partagé dans les médias sociaux, en particulier par les membres du Parti de la Victoire[3] avec des hashtags tels que «Que se passe-t-il à Buca»[4] ou «La police a relâché un pédophile syrien!»...

Le lendemain, le procureur de la République a donné l’ordre au poste de police où le vieil homme était retenu de l’emmener au centre de détention et de l’ expulser pour trouble à l’ordre public. Ils n’ont pas pu l’expulser car ce n’était pas légal. Plus tard, nous avons également fait en sorte qu’il soit libéré. Mais ce fut l’entretien avec le client le plus difficile de ma vie professionnelle: il faisait une dépression nerveuse, pleurait et disait dans un mauvais turc: «On m’a volé, on m’a battu, on m’a poignardé... Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça?» Ce vieil homme pleurait constamment devant moi. D’ailleurs, son procès pour expulsion est toujours en cours. Par ailleurs, personne parmi les autres protagonistes n’a fait l’objet d’une enquête. Je n’ai pas pu obtenir les images de vidéosurveillance, le témoignage de la femme qui prétendait avoir été suivie... Ce n’est qu’un petit exemple à Izmir, imaginez d’autres villes, des villes plus grandes telles qu’Istanbul…

Toujours plus souvent

Toutes les personnes à qui j’ai parlé, que ce soit lors d’entretiens ou de manière informelle, ont confirmé que cela se produisait de plus en plus dans l’ensemble du pays, mais surtout dans les grandes villes. Si vous regardez sur X (ex-Twitter), vous verrez que de nombreux comptes diffusent ce genre d’histoires dans le but d’accroître le sentiment d’hostilité à l’égard des migrant·es.

Les grands médias, qui sont sous le contrôle du gouvernement, semblent contribuer à cette situation. La représentation des migrant·es récents a été aussi incohérente que les politiques qui les entourent. Bilen, spécialiste en communication politique, consultante et codirectrice de l’association Media and Migration, qui publie régulièrement des rapports sur la représentation des migrant·es dans les médias turcs, l’a illustré lors de l’entretien que j’ai eu avec elle: «Tout d’abord, l’absence de contexte pose un très gros problème. On ne voit dans les médias que des gens qui courent dans la rue, qui essaient de fuir ou de quitter leur pays; on ne voit que cela. On ne parle pas des raisons qui poussent les gens à agir ainsi».

Ainsi, des politiques migratoires imprévisibles du gouvernement Erdogan, qui ont donné naissance à un puissant mouvement d’extrême droite cherchant à imputer aux migrant·es les échecs économiques bien connus du régime Erdogan, aux médias indifférents gérés par l’État, cette idée sur laquelle le gouvernement européen a fondé l’ensemble de l’accord UE-Turquie semble être fausse. La Turquie n’est en aucun cas un «pays tiers sûr», mais ce n’est qu’une partie de la raison.

A l’intérieur des centres de préexpulsion. À l’atmosphère xénophobe et au risque de violence organisée s’ajoutent la répression et la violence de l’État turc. La surveillance accrue et les contrôles par des officiers en uniforme sont courants dans la rue et se multiplient. Personnellement, j’ai été témoin du cas d’une femme traînée dans la rue, rouée de coups de pied et embarquée dans une camionnette banalisée par des officiers en uniforme. Et cela au milieu de la place Basmani, vers 5 heures de l’après-midi. Toutes les personnes à qui nous avons parlé confirment qu’il s’agit d’une pratique usuelle, en particulier à Basmani. Cela serait déjà assez troublant en soi, mais ce qui se passe ensuite l’est encore plus.

L’histoire des centres de renvoi en Turquie n’est pas très connue, mais des organisations telles que le Global Detention Project en parlent, et c’est d’ailleurs au moment de la rédaction de ce dernier rapport que j’ai eu envie de me rendre en Turquie. Les personnes sont généralement détenues dans ces centres après avoir été arrêtées ou retenues lorsqu’elles tentent de traverser la frontière et lorsqu’elles attendent leur expulsion.

En moyenne, plus d’un millier de personnes sont présentes à tout moment dans le centre. En règle générale, les personnes sont séparées par sexe mais les familles sont autorisées à rester ensemble. Les chambres contiennent en moyenne 8 à 10 personnes. Il y a souvent une pénurie de matelas et les espaces extérieurs sont inexistants. La durée de détention des personnes semble être le plus souvent arbitraire, allant de quelques jours à un an. Parfois, des personnes sont libérées parce que les centres sont surpeuplés.

«Un tel centre est pire qu’une prison, je suppose. Ils disent toujours que c’est une prison. Quand quelqu’un m’appelle, ils disent toujours: ‘Un de mes amis est en prison’, ils ne disent jamais ‘centre de détention’ ou ‘camp’», répond Esem à ma question sur les conditions de détention dans les centres. C’est une avocate indépendante qui a régulièrement affaire à des détenu·es du centre de prédétention d’Izmir. Nous avons longuement parlé des conditions de détention dans le centre, et elle souligne que la plainte la plus fréquente qu’elle reçoit concerne le manque de soins médicaux dans le centre. Une journée typique de deux avocat·es travaillant dans le centre a été décrite comme longue et épuisante en raison du nombre écrasant de détenu·es, du manque de traductions et d’un personnel peu coopératif: «Avant, il était facile d’entrer par l’entrée principale pour se rendre dans les salles d’entretien avec les avocat·es. Mais maintenant, ils prennent nos téléphones, vérifient nos sacs et veulent prendre nos ordinateurs. Lorsque nous entrons, ils coupent nos communications avec l’extérieur. Nous y passons toute la journée parce qu’il est vraiment difficile de voir quelqu’un·e. Cela prend du temps, l’endroit est bondé et il n’y a pas beaucoup d’avocat·es. Au contraire ils font tout pour qu’ils n’aient pas de soutien juridique. Ils ne nous aiment pas, nous les avocat·es. C’est pourquoi ils ont lancé ces nouvelles procédures» déclare Esem en décrivant les conditions dans lesquelles elle travaille. Cela rend l’accès à l’assistance juridique difficile, mais exerce également une pression sur les avocat·es.

Ayşegül Karpuz Tör ajoute «J’ai été poursuivie en justice parce que j’avais refusé une fouille au corps et que mon sac soit ouvert à l’entrée d’un centre de détention et d’expulsion, puis j’ai été acquitté par la suite. Selon la loi turque, pour qu’un·e avocat·e soit fouillé·e, il faut des autorisations spéciales, comme une décision d’un juge, ou la personne doit être prise au moment où elle commet un crime. En l’absence de ces éléments ou d’une modification de la loi, un·e avocat·e ne peut être fouillé·e. Je m’y suis opposée, estimant que les centres de détention et d’éloignement ne sont pas des prisons et que les ressortissant·es de pays tiers ou les migrant·es ne sont pas des pri-sonnier·es. Je suis allée au tribunal pour cela, et j’ai été déclarée innocente et acquittée».

Dirk Tobias Reijne* No Border Kitchen Lesbos

*Il vit en Grèce depuis 2014, où il a travaillé comme correspondant pour la télévision et a publié des articles dans la presse écrite de divers médias internationaux. Il est impliqué dans les questions relatives aux frontières et à la liberté de circulation depuis près de deux décennies, d’abord en tant qu’activiste, puis en tant qu’avocat et maintenant en tant que journaliste, couvrant la soi-disant «crise des réfugié·es» de ces dernières années en Grèce, dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Allemagne. Les questions sociales, les droits civils et les questions liées aux LGTBI+ sont d’autres sujets qu’il aborde régulièrement dans le cadre de son travail.

  1. La 1ère partie peut être lue sur <forumcivique.org,> Archipel nO 335, avril 2024. 3ème et dernière partie dans le prochain archipel.
  2. Urbaniste de profession, il travaille depuis des années avec des migrant·es dans le quartier de Basmane (voir première partie).
  3. Parti ultranationaliste avec une orientation anti-migrante.
  4. Quartier où s’est déroulé l’événement.

NO BORDERS KITCHEN (NBK)

Un collectif autogéré né en 2015 à Lesbos, organisé de manière horizontale et bénévole et composé d’activistes qui gèrent une structure de solidarité pour les personnes venues demander l’asile en Europe.

Comme ce n’est pas l’objectif de NBK d’aider les gouvernements européens à gérer le «flux migratoire», le collectif ne travaille pas of-ficiellement avec des organisations non gouvernementales et humanitaires et n’est pas enregistré en tant que tel auprès des autorités. Il coopère toutefois de manière informelle avec quelques petites ONG de l’île qui partagent une perspective commune.

Il agit sur trois pôles principaux: le logement, la nourriture et les vêtements.

Actuellement, ce sont 13 personnes qui sont logées par NBK dans 3 lieux différents. Le premier est spécifiquement dédié aux familles qui attendent leurs passeports pour quitter l’île. Le second a pour objectif d’offrir un lieu vie où les hommes seuls sortant de camp peuvent poser leurs valises, et le dernier immeuble vise à ce que les personnes ne pouvant pas quitter Lesbos deviennent peu à peu indépen-dantes en trouvant un travail.

En ce qui concerne la nourriture, chaque semaine une soixantaine de paniers composés de produits secs, de pommes de terre, d’oignons, de fruits et de légumes sont distribués à une centaine de personnes.

Les distributions de vêtements ont lieu dans un squat du centre-ville: le free-shop est ouvert deux fois par semaine et approvisionné grâce aux donations venues du continent et du reste de l’Europe.

Enfin, NBK publie mensuellement un rapport avec les chiffres clés et les événements les plus importants afin de documenter la situation et permettre de comprendre quels sont les enjeux sur l’île de Lesbos ainsi que des textes qui approfondissent des sujets en lien avec les politiques migratoires de l’Europe forteresse, comme par exemple l’article «La Turquie est-elle un ‘pays tiers sûr’ pour les migrant·es?» édité dans Archipel en trois parties depuis le mois dernier. Tout ceci, bien qu’étant fait avec les moyens du bord, nécessite des fonds. D’autant plus que le remplacement de notre ancienne voiture, indispensable pour mener nos actions, a été un coup dur de plus. Si le mois prochain est assuré, nous ne pouvons malheureusement pas en dire autant du suivant. C’est pourquoi toute soirée de soutien, envoi de matériel ou donation financière sont bienvenu·es*.

No Borders Kitchen

  • noborderkitchenlesbos(at)riseup.net