Fin octobre, début novembre, nous nous sommes réuni·es au Mas de Granier (près d’Arles) dans le département des Bouches-du-Rhône, pour tenir notre réunion semestrielle du Forum Civique Européen. Cette fois-ci, en plus de nos membres, des ami·es du SOC-SAT d’Almeria, du Codetras, du collectif Derechos Sin Fronteras (DSF) et de Sezonieri ont été invité·es à faire connaissance et à échanger leurs points de vue.
C’était notamment l’occasion pour les membres du collectif DSF, auquel participent certains membres du Codetras, de présenter la permanence juridique mise en place à Beaucaire, il y a environ un an. L’occasion aussi de demander des conseils aux ami·es du SOC en matière de soutien aux saisonnier·es agricoles. Le SOC a en effet une expérience de plus de vingt ans dans ce domaine, et la situation dans les Bouches-du-Rhône, dans le sud de la France, ressemble de plus en plus à celle de la mer de plastique d’Andalousie. Voici un aperçu de la naissance et des activités de la permanence juridique.
Derechos Sin Fronteras est un collectif constitué d’une quinzaine de personnes, travailleuses agricoles saisonnières et personnes militantes, qui s’organisent pour assurer une permanence ju-ridique hebdomadaire à Beaucaire, petite ville du Gard, au cœur d’une région agricole où l’exploitation des humains comme des terres fait rage.
Le contexte à Beaucaire
A partir des années 2000, l’agriculture française commence à recourir à des travailleur·euses détaché·es notamment par le biais de prestataires espagnols et particulièrement pendant la haute saison agricole, d’avril à septembre. Une partie de cette main-d’œuvre d’origine latino-américaine s’installe progressivement dans les départements du Languedoc-Roussillon, dans le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône, après l’obtention de la double nationalité espagnole qui lui donne la possibilité de se faire embaucher directement par les employeur·euses français·es. Dans le Gard, du fait de sa situation géographique stratégique au regard de l’emploi agricole et de son centre-ville peu onéreux, la ville de Beaucaire devient la principale ville d’ancrage des travailleur·euses agricoles d’origine sud-américaine. Cette concentration de travailleur·euses constitue un vivier de main-d’œuvre disponible pour les besoins saisonniers des exploitations maraîchères, horticoles, viticoles, ou encore pour les stations de conditionnement des fruits et légumes dans un rayon assez étendu. Elle permet en outre pour les employeur·euses de déléguer l’organisation du logement, du recrutement et du transport aux propres travailleur·euses et qu’un afflux continu de main-d’œuvre venant d’Espagne soit garanti.
Tout en étant embauché·es via des contrats de travail français, impliquant l’ouverture de droits sociaux en France, beaucoup de ces travailleur·euses naturalisé·es espagnol·es ont vu leurs droits violés du fait de l’incapacité, voire du refus des administrations à accompagner ces nouveaux/elles arrivant·es. La barrière de la langue rend toute réclamation quasiment impossible, et de nombreuses entreprises profitent de cette grande difficulté de connaissances et d’accès aux droits pour exploiter les travailleur·euses en toute impunité.
Alors que la présence de la communauté sud-américaine est de plus en plus visible dans la région, les manifestations de racisme, sous différentes formes et dans toutes les sphères institutionnelles et sociales ont fortement augmenté. Le maire d’extrême droite de Beaucaire a en particulier pris des mesures contre la communauté latino-américaine, telles qu’une surveillance accrue des lieux de rencontres sportives et festives de la communauté équatorienne (les canchas) et la fermeture d’établissements latino-américains, justifiée par une «lutte contre les incivilités». D’autre part, nous avons constaté une augmentation des manifestations de racisme contre la communauté latino-américaine sur les réseaux sociaux locaux.
La naissance de la permanence
Ces dernières années, des rencontres avec des travailleur·euses sur les lieux d’exploitations agricoles, les canchas ou dans les rues de Beaucaire, ont mis en lumière un besoin criant d’accès à l’information et aux droits, un peu partout dans la région (Bouches-du-Rhône, Gard, Vau-cluse…). À la rentrée 2021, après de longues et vaines recherches, une association de travailleur·euses équatorien·nes, Latinos Sin Fronteras (LSF), a finalement eu accès à un local, mis à disposition par des particulier·es, dans le centre-ville de Beaucaire. L’accès à cet espace a permis à l’association de mettre en place des cours de français, les soirs de semaine, et que puisse s’envisager l’organisation d’une permanence juridique tous les samedis. Un collectif de personnes, dont certaines travailleuses agricoles, membres de LSF, ou du Codetras, s’est alors cons-titué à l’automne 2021, autour du projet de la permanence juridique en langues espagnole et française.
Une période d’autoformation
Le collectif Derechos Sin Fronteras rassemble des compétences en droit du travail, MSA, Pôle Emploi, droit syndical. Afin de partager le savoir au sein du collectif, nous avons mis en place des ateliers d’autoformation, à partir de nos connaissances en interne, mais également en faisant appel à des compétences extérieures, selon les besoins exprimés par les travailleur·euses du collectif. Avec l’appui d’une association de juristes marseillaise notamment, nous avons organisé plusieurs ateliers en droit des étranger·es, auxquels une quarantaine de personnes ont participé.
Ouverture de la permanence
Au mois d’avril, la permanence a officiellement ouvert ses portes: tous les samedis, de 16h30 à 18h30, un groupe de taille variable, de salarié·es agricoles et de soutiens se réunit et reçoit en binôme des personnes qui viennent, par le bouche à oreille, solliciter la permanence pour des problèmes très variés. Les demandes sont multiples et montrent l’absence de tout soutien institutionnel, à Beaucaire et dans l’ensemble du département. Elles concernent principalement des questions relatives au droit du travail (accident du travail, heures non payées, travail dissimulé, maladies professionnelles), aux droits sociaux (sécurité sociale, chômage, accès au logement), au droit des étranger·es (regroupement familial et filial, régularisation), à la formation (scolarité, études), et à toutes sortes de démarches administratives rendues presque impossibles du fait de la non maîtrise de la langue (déclaration d’impôts, etc.).
Une organisation collective en construction
Le fonctionnement de la permanence est relativement souple et évolue en fonction des situations rencontrées par les personnes concernées. Dès le début, il a été décidé que l’accueil de chaque personne serait assuré par des binômes franco-hispanophones. Une réunion à la fin de la permanence permet une mise en commun des situations vues le jour-même et de leurs résolutions, dans une perspective d’auto-formation. Les personnes venues demander conseil peuvent rejoindre ces temps de résolutions collectives de manière à être ensuite en capacité d’aider les autres. Ce mode d’organisation nous semble répondre à un des objectifs principaux de la permanence, à savoir contribuer à la diffusion de la connaissance et à l’exercice des droits des travailleur·euses. La rédaction tournante des comptes-rendus bilingues de chaque réunion transmis à l’ensemble des membres de la permanence, ainsi qu’une transmission de préférence téléphonique à la personne concernée permet d’assurer le suivi des si-tuations. Pour accompagner ce travail et informer les travailleur·euses, des fiches juridiques (synthétiques ou détaillées) ont été élaborées concernant l’accès aux droits sociaux: droit à la retraite, accident du travail, couverture maladie, droit des étranger·es …
La spécificité et singularité de chaque histoire et «trajet» migratoire (entre «pays d’origine», Espagne et France) impose souvent un accompagnement extra permanence, en semaine, par des échanges (écrits ou oraux) avec les divers organismes sociaux, éducatifs, acteurs médicaux, employeurs économiques, inspecteur/trices… Certaines situations sont orientées vers les quelques professionnel·les volontaires de la permanence. Enfin, une réunion mensuelle de l’ensemble de l’équipe permet d’aborder les questions d’organisation et de fond, comme les suivis à long terme. Cependant dernièrement, la réponse aux besoins urgents a eu tendance à prendre le dessus sur les temps d’organisation et de réflexion collective.
Quels sont nos objectifs?
La constitution d’un collectif formé à la fois de personnes militantes et/ou travailleuses agri-coles naît de la volonté et des besoins exprimés par ces dernier·es de s’organiser ensemble pour améliorer leurs conditions de travail et d’installation en France. Via l’expérimentation collective, nous cherchons à mettre en place des pratiques et des stratégies de défense des droits des travailleur·euses agricoles. Petit à petit se forme une communauté, des liens forts qui, on l’espère, serviront de base pour les actions collectives à venir. C’est du moins le pari qui est fait. A long terme, nous souhaitons contribuer à l’émergence de formes de syndicalisme dans le secteur agricole adaptées au contexte de travail.
Vers où voulons-nous aller?
Nous voulons que la permanence puisse représenter un lieu ressource pour tous/tes les travailleur·euses en situation d’exploitation, quelle que soit leur situation administrative. Nous souhaitons notamment qu’elle soit accessible aux travailleur·euses détaché·es, hébergé·es sur des exploitations éloignées du centre de Beaucaire, et sans accès à un moyen de transport. Nous envisageons donc de créer une permanence téléphonique et d’organiser des points de rencontre réguliers, notamment sur les parkings des supermarchés où sont conduit·es les travailleur·euses par leur responsable hiérarchique, une fois par semaine. Nous souhaitons à terme que la permanence puisse se concentrer sur les questions de droit (travail, séjour) et soutenir des formes de lutte col-lective. Nous souhaitons également participer à la construction d’un réseau européen relatif au droit du travail, regroupant groupes de soutien, syndicats et institutions concernées (inspection du travail, Sécurité sociale dans le secteur agricole …) et particulièrement entre la France et l’Espagne.
Amandine, Janeth, Béa et Alice Derechos Sin Fronteras