Dans le dernier numéro d’Archipel nous avions publié l’appel contre l’application aveugle du règlement Dublin III. Dans cet article nous parlons plus précisément de la situation dans le Jura suisse.
Il aimait cuisiner et jardiner. Il avait déjà choisi avec soin les semences des différents légumes qu’il comptait semer bientôt dans le jardin de sa famille d’accueil. Il avait le rêve d’ouvrir un jour un restaurant érythréen.
Habtom Girmay, originaire d’Erythrée, est né dans un camp de réfugiés au Soudan. Pour vivre, sa famille cultivait des légumes, et Habtom appréciait le jardinage. Il aimait la vie simple et paisible dans ce petit village jurassien, où, pour la première fois de sa vie, il se sentait en sécurité.
Malheureusement, il s’est trompé. Au pays des droits de l’Homme et de la Croix Rouge, il n’était pas en sécurité. Le 10 mars 2017, Habtom a été arrêté au service de la Population à Delémont, où il devait se rendre toutes les semaines pour attester de sa présence. Avec cette attestation, il pouvait recevoir l’aide d’urgence de la part de l’AJAM (Association Jurassienne d’Accueil des Migrants): 70 francs suisses par semaine. La souris a été prise dans la trappe à fromage.
Il a été renvoyé car cela faisait bientôt 6 mois qu’il avait reçu, de la part du SEM (Secrétariat d’Etat aux Migrations), une lettre demandant son départ. Cette lettre se base sur les Accords de Dublin III pour renvoyer des gens comme Habtom. Pour rappel, ces accords que la Suisse a signés en 20061 demandent aux Etats de renvoyer les requérants d’asile dans le premier pays européen d’enregistrement des migrant·es.
Mais si les migrant·es ne sont pas renvoyé·es dans un délai de six mois, la Suisse doit entrer en matière sur leur demande d’asile: comme le dit l’art. 29, chapitre 2. du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil européen du 26 juin 2013, applicable en Suisse:
«Si le transfert n’est pas exécuté dans le délai de six mois, l’Etat membre responsable est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée et la responsabilité est alors transférée à l’Etat membre requérant.»
Donc le canton du Jura, comme tous les cantons suisses, essaye d’expulser les requérant·es qui ont reçu une décision de «Non Entrée en Matière (NEM)» sur la base des accords de Dublin. D’autant plus que, depuis octobre 2016, les cantons ne reçoivent plus d’argent pour les personnes qui sont concernées par ces décisions. Celles-ci doivent donc payer l’aide d’urgence de leurs poches2, ce qui est un droit constitutionnel3 en Suisse. Le résultat de ces pressions est flagrant au Jura. Si le canton a, selon ses dires, expulsé 40 personnes concernées par les Accords de Dublin en 2016, en 2017 il en aurait déjà expulsé 120 début mai, selon des sources confidentielles!
«Libérez Habtom Girmay, NON aux accords de Dublin» ont scandé une centaine de manifestant·es devant la prison delémontaine et sur la place de la gare. «Pas en notre nom! Nous ne voulons pas être complices de ces renvois!» Une pétition, signée par plus de 120 personnes, a ensuite été adressée aux autorités jurassiennes. «Nous demandons le maintien dans le Jura de notre ami Habtom Girmay et l’arrêt des renvois Dublin par notre canton du Jura». Le gouvernement du Jura a répondu que le renvoi sera maintenu.
Le Mouvement Jurassien de Soutien aux Sans-papiers et Migrants (MJSSP),4 en colère, décide de se joindre à la campagne romande contre les accords de Dublin, campagne lancée à Genève par le collectif Solidarité Tattes5. Avec Amnesty Jura/Jura Bernois, une conférence publique et une information à la presse seront organisées pour informer la population jurassienne des méfaits des accords de Dublin, mais aussi pour rappeler la marge de manœuvre que possèdent la Suisse et ses cantons dans l’application de ces accords. L’article 17 de ces accords rappelle en effet, qu’«il importe que tout Etat membre puisse déroger aux critères de responsabilité, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion, afin de permettre le rapprochement de membres de la famille, de proches ou de tout autre parent et examiner une demande de protection internationale introduite sur son territoire ou sur le territoire d’un autre Etat membre, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères obligatoires fixés dans le présent règlement».
Denise Graf, d’Amnesty Suisse, combattante infatigable pour la cause des migrant·es en Suisse, a énuméré devant une salle comble à Delémont les violations des droits humains que la Suisse commet en appliquant les accords de Dublin avec zèle: «Au cours des huit dernières années (de début 2009 à la fin 2016), elle a renvoyé 25.728 personnes dans un autre pays européen, ce qui représente 13,6% de tous les demandeurs d’asile qui ont déposé une demande en Suisse. En comparaison, ce pourcentage est seulement de 3% en Allemagne». Puis elle a demandé aux participants de signer l’appel contre l’application aveugle du règlement Dublin, qui était désormais lancé dans le canton du Jura. Le 23 septembre 2017, cet appelest paru dans ce journal avec les signatures de syndicats, de Caritas-Jura, des Verts, de CS-POP, du conseiller aux Etats socialiste, de la conseillère aux Etats démocrate chrétienne et de 89 personnes.
Le MJSSP poursuit la récolte de signatures: 650 signatures ont été récoltées au 6 octobre. La remise officielle des signatures est prévue le 21 novembre. Entre-temps, plusieurs interventions au parlement jurassien ont vu le jour, toujours concernant les renvois Dublin du canton.
Mais jusqu’à ce jour, le canton du Jura s’est montré inflexible, malgré un grand soutien et un accueil chaleureux envers les demandeurs d’asile manifestés par la population jurassienne.
Mais comme les cas dramatiques ne cessent d’augmenter (comme cette veuve syrienne et sa fille, dont toute la famille vit en Suisse, qui ont été expulsées avec brutalité vers l’Italie), nous n’allons pas baisser les bras.
Et nous vous demandons donc de soutenir notre lutte en signant l’appel contre l’application aveugle du règlement Dublin: www.dublin-appell.ch/fr
www.mjssp.ch
www.osar.ch/droit-dasile/bases-juridiques/schengendublin-et-la-suisse.html
«La Confédération a récemment averti les cantons qui rechignaient à expulser les requérants déboutés dans les délais qu’ils pourraient être soumis à des amendes. Ce changement de la loi sur l’asile est entré en fonction début octobre. […].Nous en avons informé tous les cantons dans un courrier expliquant comment le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) allait appliquer le nouvel article pour les cas Dublin», a confirmé son porte-parole Martin Reichlin. «Si un requérant n’est pas expulsé durant la période prévue dans le pays qui est responsable de sa demande, les fameux renvois Dublin, la Suisse doit alors ouvrir une procédure d’asile, avec des coûts conséquents.» Le Matin.
- https://www.admin.ch/gov/de/start/suchergebnisseite.html#aide%20d%27urgence
4. www.mjssp.ch
5. solidaritetattes.ch/appel-dublin/