En 1990, nous avions rencontré Heinrich Fink lors du premier anniversaire du 4 novembre [1] alors qu’il était recteur de l’université d’Humboldt, Berlin-Est. A l’époque, le FCE s’était engagé dans un mouvement de solidarité européen avec l’université autonome d’Humboldt. Après le renvoi de Heinrich Fink par le sénateur chargé de l’Intérieur de Berlin, une délégation internationale du FCE était intervenue auprès des responsables politiques berlinois pour contrer les accu-sations infondées contre lui, publiées dans un rapport d’enquête. Heinrich Fink, après avoir participé à plusieurs congrès du FCE, était devenu un ami proche. Voici les mots de Daniela Dahn [2]:
Après avoir lu le livre, très émouvant, publié en 1968, Plus fort que la peur: Aux six millions de personnes qui n’ont pas trouvé de sauveur (non traduit), j’avais découvert que le théologien Heinrich Fink était l’un de ceux, qui en RDA, se penchait sur la question du fascisme et en particulier celle de la persécution des Juifs. Par la suite, il s’est engagé, avec des pasteurs de Brême, dans l’Initiative Lidice, qui visait à faire reconnaître la culpabilité allemande comme passage obligé dans un processus pour une réconciliation sincère. Sa propre biographie lui avait appris ce que signifie être jeté dans l’histoire en tant qu’individu. Fils de fermier, il est né en 1935 dans la vallée de Bessarabie, peuplée de colons allemands. Plus tard, ces derniers, dont faisait partie la famille de Heiner, ont dû fuir la région, sur ordre des nazis, pour aller d’abord en Pologne, puis dans la «patrie du Reich». Ne pas vraiment appartenir à un endroit, c’est un déchirement douloureux mais cela développe aussi une certaine forme de distance qui peut être une chance. Elle permet de ne pas perdre de vue ce qui est nécessaire à la résistance.
Heinrich Fink a obtenu son doctorat à l’Université Humboldt (HU) sur l’enseignement du théologien bâlois Karl Barth, qui se considérait comme un socialiste démocratique radical. Dieu est le «grand perturbateur» de l’activité humaine, disait-il. Heiner semblait être d’accord: «Apprendre de Dieu, c’est apprendre à déranger». J’ai fait la connaissance du doyen de la faculté de théologie de la HU Heinrich Fink en octobre 1989, lorsque la première commission d’enquête indépendante de la RDA a été constituée à Berlin. Nous voulions découvrir les structures de commandement qui avaient permis que des manifestant·es subissent des brutalités de la part de la police et des forces de sécurité à l’occasion du 40e anniversaire de la RDA à Berlin. Fink et ses grands enfants étaient, bougies à la main, près de la Gethsemanekirche, comme beaucoup d’autres, tabassé·es à coups de matraque par des policiers. Son interrogatoire d’Egon Krenz [3] devant la Commission est bien documenté. Avec l’enthousiasme de l’époque, il avait déclaré: «Dans ce pays réunifié, nous avons maintenant l’occasion d’apporter une nouvelle conception de la police».
En dépit de son insubordination, j’ai connu Heinrich Fink comme quelqu’un de doux et chaleureux, qui savait que l’harmonie à laquelle il aspirait ne pouvait être obtenue que par la discussion. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles, à l’automne, il a été élu recteur de l’université Humboldt, parmi quatre candidats, avec 72 % des voix. Là aussi, il s’est préoccupé du renouveau par ses propres efforts. Et ça a marché au début. Entre-temps, les étudiant·es s’étaient également réveillé·es, avec des magazines indépendants, des conseils et des parlements étudiants qui se battaient pour casser les structures conservatrices de l’université professorale. Et illes ont été encouragé·es par les étudiant·es de l’Université libre et de l’Université technique de Berlin-Ouest, même de la Sorbonne. Très vite, l’étincelle a gagné l’Ouest. Lors d’une journée d’étude de la faculté de théologie de l’université de Tübingen, une résolution a été adoptée selon laquelle l’Eglise protestante allemande étant sur le point «de conserver son comportement autoritaire et conforme à l’Etat ... Il est temps de procéder à une critique fondamentale du capitalisme».
Et le SPD a proposé une table ronde pour Bonn également [4]. Le 9 décembre 1989, le quotidien Taz [5] publiait une mise en garde: «Il est envisageable que Bonn veuille bientôt accélérer massivement le processus de réunification afin de briser la pression éventuelle de l’Est en faveur de la démocratisation.» Comment l’université Humboldt a été transformée, c’est ce que nous raconte de façon détaillée et déprimante le dernier recteur de la RDA dans son livre du même nom. Les militant·es pour les droits civiques souhaitaient effectivement que les bureaucrates dogmatiques et étroits d’esprit soient renvoyés. Mais ils n’ont pas souhaité ce grand ménage, où des spécialistes politiquement irréprochables et hautement qualifiés, et même les dissidents de gauche tels que Rudolf Bahro, ont aussi été écartés. C’est exactement le genre d’humiliation qu’Heinrich Fink voulait éviter à l’université Humboldt, et les étudiant·es et le Sénat académique le soutenaient. Dans son livre, il raconte comment le ministre du gouvernement de Berlin pour la science de l’époque, Erhardt (CDU), a néanmoins envoyé des «nettoyeurs» à la maison: par exemple, l’ancien SS-Sturmbannführer de la division Panzergrenadier «Götz von Berlichingen», qui avait participé à l’occupation de la Grèce, entre autres choses. Ce même, Wilhelm Krelle a été nommé «doyen fondateur» du département d’économie sans avoir été élu. En accord avec son ministre il a déclaré: «Aucun marxiste ne franchira le seuil de cette maison tant que je serai en charge ici».
Fink a également décrit comment l’université Humboldt était la seule à avoir osé engager des poursuites contre ces actions de «nettoyage» notamment grâce à la participation encore égalitaire des étudiant·es dans tous les comités. Il raconte aussi comment les membres du parlement étudiant lui ont malgré tout demandé, en novembre 1991, de se présenter à nouveau comme recteur. Et comment, à ce moment précis, l’office de Gauck5 de l’époque a lancé des rumeurs selon lesquelles Fink aurait travaillé pour la Stasi. «Cela a été manigancé!» avait protesté Rudolf Bahro [7]. Il s’agissait, en effet, d’allégations non prouvées et non prouvables, puisqu’il n’y avait pas de témoins et que le dossier proprement dit avait été détruit. Une manœuvre grotesque mais pas rare à une époque, où rien ne pouvait peser plus lourd qu’un dossier disparu. Stefan Heym avait demandé des explications: «Quel genre de démocratie, dans quel genre d’Etat constitutionnel un homme peut-il être déclaré coupable par une autorité administrative et puni sans que la preuve de sa culpabilité ne soit présentée, sans même avoir été entendu par un des hauts responsables de la Commission?»
Dans l’amphithéâtre bondé, les étudiant·es scandaient «Personne ne nous enlèvera notre Heiner». Assis au podium, aux côtés de Rudolf Bahro et Stefan Heym, Christa et Gerhard Wolf, Christoph Hein, Käthe Reichel et moi-même, nous protestions contre la pauvreté intellectuelle de ces soupçons sans fondements concrets, qui étaient devenus la méthode pour éliminer les personnes indésirables. Sous prétexte de se débarrasser de fardeaux politiques du passé, des postes lucratifs ont été attribués à du personnel de l’Ouest, pour la plupart de second ordre et conservateur. Fink a dû assister au départ forcé de près de 2500 employé·es de l’université au cours des cinq premières années. Son propre licenciement sans préavis ayant été jugé illégal par le Tribunal régional de Berlin, d’autres tribunaux ont démenti tout en restant évasifs. La seule preuve incriminante, l’appel d’un certain IM Heiner du Kirchentag à la Stasi, s’était effondré en raison de la découverte du vrai nom du correspondant. Il était logique qu’Heinrich Fink, en tant que sans étiquette, siège avec le PDS au Bundestag, et cela durant plusieurs années. Après, il fut onze ans président et, jusqu’à sa mort, président honoraire de l’Association des persécuté·es du régime nazi (VVN-BdA). Il était consterné que, dans cette Allemagne où les problèmes liés au nazisme sont encore très présents, l’Office bavarois pour la protection de la Constitution eut accusé le VVN-BdA de «proximité avec l’extrémisme de gauche» dans son rapport annuel.
Par la suite, le statut d’organisation à but non lucratif du VVN-BdA a été révoqué par l’administration fiscale de Berlin en novembre 2019 [8]. Et pour finir, le secrétaire d’Etat auprès du ministère de l’Intérieur, Günter Krings, a donné cette réponse au parti Die Linke (la gauche) qui demandait des explications: les informations concernant les VVN-Bda, c’est-à-dire sur ceux qui ont fait de la lutte contre la droite nationaliste leur programme, pourraient «avoir des conséquences négatives sur la capacité future de travail et l’accomplissement des tâches des autorités de protection de la constitution». Heinrich Fink a encouragé de nombreuses personnes à se défendre d’accusations basées sur la méthode du soupçon sans justifications. Il a eu certes des défaites mais aussi beaucoup de succès.
«Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde différemment, mais l’important est de le changer». C’est grâce à l’engagement personnel de Heinrich Fink que la 11e thèse de Feuerbach de Karl Marx, que l’on trouve dans le hall d’entrée de l’université Humboldt, n’a pas été retirée mais a été conservée comme monument culturel. Malgré tout le chagrin, il restera dans nos mémoires: personne ne nous enlevera notre Heiner.
Daniela Dahn, écrivaine
- Ce texte, que Daniela Dahn nous fournit aimablement pour l’archipel, a été publié dans Ossietzky 14/2020, p. 492 et suivantes; (www.ossietzky.net)
- Le 4 novembre 1989, cinq jours avant la chute du Mur, une manifestation avait regroupé plus de 500.000 personnes à Berlin-Est revendiquant la démocratisation de la RDA.
- Egon Krenz, le dernier chef du Parti socialiste unifié (SED).
- Fait référence à la Table ronde centrale réunie à Berlin le lendemain de la démission du gouvernement. Il s’agissait d’un forum dans lequel les membres d’organisations gouvernementales est-allemandes et des représentants des nouveaux mouvements citoyens s’étaient réunis pour discuter et faire avancer les réformes. De nombreuses tables rondes locales avaient été mises en place dans les villes et villages dans toute l’Allemagne de l’Est.
- Die Tageszeitung, quotidien berlinois de gauche.
- L’office pour la gestion des archives de la Stasi, service de sécurité de l’État de la République démocratique allemande
- philisophe, politicien, écologue
- Voir Archipel No 288, janvier 2020