MOYEN-ORIENT / LIBAN: La tentation de Mars, Guerre et paix au 21e siècle

de Alex Robin, Radio Zinzine, 10 janv. 2025, publié à Archipel 343

Ancien ministre de la culture au Liban, diplomate et universitaire spécialisé sur les relations internati-onales, Ghassan Salamé a eu des responsabilités aux Nations Unies, notamment en Irak et en Libye où il fut médiateur dans des conditions très difficiles. Nous avons profité de son passage à Marseille lors des nouvelles rencontres d‘Averroès pour l‘interroger sur l‘actualité et son dernier livre: La tentation de Mars, Guerre et paix au 21e siècle, où il s‘interroge sur la dérégulation de la force depuis la fin de la guerre froide, en dépit des espoirs que cette période charnière avait soulevés.

Comment voyez vous l’évolution de la situation au Liban?

Bien sûr, au Liban on est mieux équipé que sur Gaza. Sur Gaza, il n’y a pas de cadre juridique auquel on peut se référer; les Israélien·nes n’expriment jamais ce qu’iels comptent faire de la population; il n’y a pas de préparation des pays arabes pour venir y assurer la sécurité, il n’y a rien! Gaza est une espèce de grand point d’interrogation qui blesse tous les jours nos consciences et nos cœurs.

Au Liban, il y a un cadre. Ce cadre, c’est une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, votée en 2006, après la dernière grande guerre entre le Hezbollah et Israël. C’est la Résolution 1701 qui pose un cadre assez large, notamment son article 8 qui est assez précis sur ce que les deux parties doivent faire pour tenter de rétablir la paix.

Après tout ce qui s’est passé, notamment depuis le 23 septembre, les deux parties en sont venues à accepter son application. Alors on a essayé, j’étais personnellement impliqué, en septembre de mettre en place une trêve de 21 jours pour voir comment on peut l’opérationnaliser. Mais quelques heures à peine après que Nasrallah1 avait accepté la formule que nous lui avions soumise, il a été tout simplement assassiné par les Israélien·nes. Donc, cette première tentative n’a abouti à rien.

Il y a eu une deuxième tentative autour de la mi-octobre qui n’a pas non plus abouti. Et maintenant, il y a une troisième tentative qui a peut-être plus de chance d’aboutir à une trêve de 60 jours pendant laquelle une commission multilatérale, principalement occidentale (car en réalité les Américains ne veulent plus passer par le Conseil de sécurité) mettrait en place des mécanismes pour la mise en application de cette Résolution 1701.

J’ai un relatif optimisme sur les chances de cette troisième tentative de marcher. Je ne dis pas que c’est garanti. J’ai peur qu’à la dernière minute, les Israélien·nes ne mettent de nouvelles conditions à son application ou que la communauté occidentale, pas internationale, mette moins de détermination qu’il ne le faut pour l’appliquer. Mais, nous avons un cadre. Il y a une telle fatigue des deux côtés qu’il devient possible d’imaginer qu’ils acceptent cette mise en application. Donc il y a une petite différence entre le cas gazaouis et le cas libanais.

On peut aussi penser et espérer que dans les circonstances les plus graves, ce serait aussi le moment de mettre sur la table les éléments fondamentaux, c’est-à-dire, revenir à la question de l’occupation tout en tenant compte de l’histoire de l’occupant… Mais on n’arrive même pas à faire cela, à dire les choses.

Jusqu’ici, il n’y a pas de convoitise israélienne sur le Sud Liban. Il y a des projets sécuritaires, des projets de domination, des projets de contrôle, mais pas de projets d’annexion ou de population ou de colonisation du Sud Liban. Mais sur le reste, le conflit israélo-palestinien proprement dit est dans un de ses moments le plus aigu où les risques d’une aggravation de ce conflit sont, à mes yeux, beaucoup plus grands que les chances de solutions. Donc, je ne m’imagine pas un retour à un processus de paix dans les mois qui viennent. Ce que j’imagine par contre, c’est la possibilité de l’ouverture d’un front qui serait le principal front de confrontation entre les Palestinien·nes et les Israélien·nes, à savoir celui de la Cisjordanie. Parce que l’expropriation des terres y va bon train, le harcèlement des populations y va bon train, les projets de colonisation et d’annexion et d’éventuel transfert d’une partie de la population vers la Jordanie voisine y vont bon train. Ça peut exploser, et si ça explose et aboutit à l’annexion, c’est non seulement grave au niveau démographique ou humanitaire, c’est aussi extrêmement grave au niveau politique.

Parce que la Cisjordanie est le cœur d’un éventuel État palestinien pour celles et ceux qui continuent de pousser pour la solution à deux États. Ce serait là la fin de cette option et donc la fin d’une option qui prend en considération les droits légitimes du peuple palestinien à l’autodétermination.

C’est pourquoi il y a une grande inquiétude avec ce qui arrive en Cisjordanie, avec l’élection et surtout la série de six nominations capitales faites par Donald Trump, notamment Steve Witkoff comme envoyé spécial au Moyen-Orient et Mike Huckabee, comme ambassadeur américain en Israël. Ils sont partisans de l’annexion de la Cisjordanie, et les autres aussi. Notamment le nouveau secrétaire d’État, Marco Rubio ou le conseiller à la sécurité nationale, Michael Waltz. C’est une équipe qui est extrêmement favorable aux extrémistes israélien·nes. Donc, j’ai bien peur que le conflit israélo-palestinien lui-même passe, au cours des mois qui viennent, par des moments encore plus difficiles que par le passé. Ce qui met ceux et celles qui cherchent une solution à ce conflit, vieux maintenant d’un siècle et demi, plus dans l’embarras qu’iels ne l’ont jamais été.

C’est gênant aussi pour l’Union européenne, ce qu’on appelle la communauté internationale. Parce que finalement ce conflit est terrible mais c’est probablement un de ceux sur lesquels on pourrait avoir le plus de prise, par exemple, au niveau des accords euro-israéliens. Si je songe à d’autres conflits, par exemple avec les Ouïghours en Chine, faire pression sur la Chine, c’est une autre paire de manches. Même faire pression sur la Russie est peut-être plus difficile. Et pourtant, c’est ce qu’on fait. Par contre là, on est impuissant devant une situation sur laquelle on pourrait avoir prise. C’est un grand paradoxe?

Le premier facteur, c’est que longtemps, depuis les accords de Camp David, et d’Oslo aussi, l’Europe a accepté de jouer un rôle qui n’est pas un rôle très valeureux, qui est celui du banquier, du processus de paix, mais non pas de son architecte. Elle a laissé l’architecture aux Etats-Unis, à la demande d’Israël, qui ne voulait d’autre intermédiaire que les Etats-Unis, alors que l’Europe s’est contentée d’être le banquier de ce processus. Quand le port de Gaza a été détruit une première fois par les Israélien·nes, l’Europe a payé pour le reconstruire alors qu’elle avait payé sa première construction.

La même chose pour l’aéroport et le budget de l’autorité palestinienne installée à Ramallah. Je pense qu’à moins que l’Europe n’exige d’être présente à l’architecture, c’est-à-dire à la concep-tion d’un processus de paix, elle sera toujours dans une position secondaire.

La deuxième affaire qui a éclaté au cours du dernier conflit, depuis 14 mois, c’est que l’Europe est divisée désormais sur le Proche-Orient, ce qu’elle n’était pas avant, ce qu’elle n’était pas à Venise en 1980, ce qu’elle n’était pas dans la diplomatie classique de l’Union européenne, que continuait, tant bien que mal, à représenter M. Borrell, son représentant permanent. Mais les pays eux-mêmes étaient divisés sur la question. Il faut dire les choses telles qu’elles sont. Ce qui est arrivé, c’est que les Européen·nes, plutôt que de regarder le Proche-Orient avec des yeux ouverts et discriminateurs, se sont rabattu·es sur leur propre histoire. Donc iels ont vu le Proche-Orient comme une affaire intérieure européenne. Du coup, quiconque critiquait le comportement tout à fait critiquable du gouvernement israélien, était menacé d’être accusé le lende-main même d’antisémitisme.

Ce qui est une affaire très européenne, je dois dire, et qui a peu à voir avec le Proche-Orient. Donc cette espèce de confusion entre l’histoire propre du Proche-Orient et celle du continent européen, à laquelle nous avons assisté au cours de l’année dernière, a été dévastatrice pour les positions de pays tels que l’Allemagne, par exemple, ou d’autres pays tels que l’Autriche, voire d’autres pays encore, voire même en France. Donc nous avons vécu un moment absolument surréaliste, où, par exemple, une journaliste juive d’origine russe, Masha Gessen[2], à qui on accorde un prix au nom d’une philosophe juive, Hannah Arendt, par une organisation libérale allemande, est privée de ce prix, simplement parce qu’elle a parlé de l’Holocauste concernant Gaza. Elle est juive, c’est un prix au nom d’une grande philosophe juive, Hannah Arendt. Si on arrive à une telle dépravation de ce qu’est le vrai antisémitisme, à une telle confusion entre l’histoire de deux régions qui sont relativement autonomes l’une par rapport à l’autre, c’est qu’on va très loin dans la bévue.

Et alors, non seulement on ne sait pas comment ce conflit va se terminer, pour ce qui concerne Gaza et la Palestine en général, mais, en plus, on ne sait pas ce qu’on risque de payer, finalement, pour une sorte d’indifférence ou d’alignement sur le plus fort, mais, en tout cas, pas d’investissement pour la recherche d’une solution et pour dire les choses.

Ce que vous allez payer, on l’a vu hier. Jeudi, une partie des dirigeant·es européen·nes ont dit qu’iels n’allaient pas respecter la décision du procureur de la Cour pénale internationale concernant MM. Netanyahou et Gallant. Jeudi 21 novembre 2024. Et vendredi 22, le clone de M. Poutine, M. Medvedev, a dit qu’il ne reconnaissait pas, lui non plus, la Cour pénale internationale.

Aurait-il fait cette déclaration mercredi, avant l’affaire Netanyahou, tous les Occidentaux seraient montés au créneau pour dire „Hey! C’est impossible, c’est la sauvagerie, on ne peut pas faire ça, il faut respecter la CPI“. Et c’est ce qu’iels avaient fait pour le président Bachir du Soudan, c’est ce qu’iels avaient fait pour d’autres cas aussi. Mais ayant eux-mêmes poignardé la Cour dans le dos le jeudi, iels ne pouvaient pas répondre à M. Medvedev vendredi en lui disant, non. Je prends cet incident pour vous dire que l’Occident est en train de perdre ses principaux arguments pour la défense de l’universalité de ses propres valeurs. Quand on fait une exception pour Israël, il n’y a aucune raison pour ne pas en faire une pour M. Poutine. Quand on commence les exceptions, on ne termine pas. C’est comme dans la grammaire. Quand on commence une exception, c’est contagieux. Donc l’Europe et l’Occident vont payer cher la mise en place d’une exception pour Israël.

C’est comme une prolongation de la conclusion, enfin d’une des conclusions de votre livre, la Tentation de Mars, Ghassan Salamé, quand vous dites que l’Occident n’est pas forcément en déclin, mais qu’il est en isolement de plus en plus. Et là, c’est vrai que la notion de deux poids, deux mesures, est ressentie, elle est dite de plus en plus dans le monde, et non seulement dans le monde, mais au sein de nos sociétés aussi. Le deux poids, deux mesures, c’est une vraie plaie.

Je serais très heureux qu’il y ait deux poids, deux mesures. Il y a maintenant des poids et des mesures pour chaque cas. Il y a des multiplicités des poids et des multiplicités de mesures. C’est-à-dire qu’il n’y a plus un attachement à l’universalité des valeurs. C’est ça ce que ça veut dire. On fait des exceptions. On dit, dans ce cas-là, c’est pas la même chose, dans ce cas-là, la victime a tort, etc. On trouve toujours les moyens de justifier cela. Mais la réalité, c’est que ce que l’Occident est en train de perdre, en particulier, c’est le principe de constance.

Si on n’est pas constant dans l’application de la loi, des règles, des traités, on finit par ruiner le principe même de la règle. Et ce que l’Occident est en train de faire est de trahir sa propre constance. Et du coup, il n’y a plus d’architecture globale du monde qu’il peut défendre.

Il ne peut plus défendre que ses propres intérêts. Et au sein de ces sociétés, c’est aussi un pro-cessus qui est en cours.

Vous disiez, dans ce livre, que l’Occident est le seul bloc qui avait une prétention universaliste par rapport aux autres blocs, y compris les blocs ascendants, notamment la Chine. On peut penser qu’elle veut être au centre du monde, mais pas forcément faire le monde. Elle ne veut pas siniser le monde. Elle part de l’idée, au contraire, que le monde est éclaté.

Puisqu’elle a une définition extrêmement étriquée, classique, de la souveraineté. Alors que ce que les Occidentaux ont essayé de faire, c’est de développer le principe de souveraineté. De dire que ce n’est pas seulement un droit, que ça implique aussi des devoirs, si vous êtes souverain, le devoir de protéger votre propre population, le devoir de respecter le droit international, le devoir de ne pas envahir votre voisin, que la souveraineté est aussi responsabilité. C’est un peu ça la grande idée de l’Occident depuis les Traités de Westphalie[3], où il y avait une définition encore étriquée de la souveraineté, selon laquelle chaque pays a droit à son régime politique, etc.

Par la suite s’est développée une vision de la souveraineté plus active, plus porteuse, plus positive, qui disait que c’est aussi une responsabilité. On ne reconnaît pas votre souveraineté pour rien. On attend un certain comportement de votre part en tant qu’État souverain. La Chine veut revenir à la définition strictement westphalienne de la souveraineté. Chacun fait ce qu’il veut. Elle ne veut pas siniser le monde. L’Occident lui veut occidentaliser le monde. L’Occident considère que c’est une victoire si les Japonais·es s’habillent comme des Occidentaux. La Chine n’est pas comme ça. La Chine est en train de développer, au contraire, l’idée d’un monde où la souveraineté est ab-solue et où le plus malin réussit, quels que soient les moyens.

Vous disiez qu’en une dizaine d’années, le nombre de conflits a à peu près doublé. On peut imaginer qu’avec ce qu’on vient d’évoquer, les conflits vont continuer à s’accroître, pas seulement avec des forces négatives d’ailleurs, parce qu’il y a des forces d’émancipation aussi qui s’entrechoquent avec des pouvoirs réticents, qui se durcissent. Est-ce qu’on peut se dire que comme l’histoire n’est jamais finie, on va traverser une période de chaos d’où pourrait naître une étoile?

Je suis un pessimiste actif. C’est-à-dire que je considère qu’une analyse réaliste de l’évolution du système international nous fait craindre une détérioration supplémentaire de ce que nous vivons à l’heure actuelle, une multiplication des conflits et surtout une paralysie des organisations internationales pour y mettre fin. Cette sécurité est paralysée, l’organisation mondiale du commerce n’existe pratiquement plus.

Donc il y a multiplication des conflits et absence des organisations capables d’y mettre fin. Cette combinaison me pousse à une analyse réaliste et donc un peu pessimiste de l’évolution du système international. Mais comme je suis un pessimiste actif, je considère qu’il faut agir comme si ce n’était pas le cas. C’est-à-dire qu’il ne faut pas se dire qu’on ne peut rien faire.

Interview: Alex Robin, Radio Zinzine

  1. Religieux chiite et homme politique libanais perçu au Liban comme le principal visage de la résistance à Israël et tué par une frappe israélienne en septembre 2024, dans le cadre d’une intensification des bombardements visant le Hezbollah au Liban.
  2. Alors que Gessen devait recevoir le prix Hannah-Arendt à Brême, en Allemagne, le vendredi 13 décembre 2023, la cérémonie est annulée en raison de son article paru dans le New Yorker le 9 décembre 2023, comparant Gaza à un ghetto pendant la Seconde guerre mondiale, «un ghetto en cours de liquidation». Elle le recevra finalement lors d’une cérémonie réduite le 16 décembre suivant.
  3. Les Traités de Westphalie, signés le 24 octobre 1648, concluent la guerre de Trente Ans, un conflit majeur de l’Europe moderne entre le Saint-Empire romain germanique et ses États allemands protestants en rébellion, et la guerre de Quatre-Vingts Ans, opposant les Provinces-Unies révoltées à la monarchie espagnole. Modifiant profondément les équilibres politiques et religieux en Europe et dans le Saint-Empire, ils sont à la base du „système westphalien“, expression utilisée a posteriori pour désigner le système international spécifique mis en place, de façon durable, par ces traités.

L’interview est à retrouver en intégralité dans l’émission «Nouvelles Rencontres Averroes» sur Radio Zinzine: http://www.zinzine.domainepublic.net/?ref=9896