«C’est une excellente suggestion, Miss Triggs. Peut-être l’un des messieurs ici-présents voudrait bien la soumettre.» Si ces phrases, publiées en 1988 sous un cartoon de Riana Duncan, sont devenues célèbres rapidement – et le sont toujours –, c’est qu’elles évoquent une situation toute aussi familière que gênante. Trente ans de recherches et de conscientisation plus tard, le sujet de la répartition du pouvoir entre les sexes n’a encore rien perdu en actualité, sans doute parce que ses racines creusent bien plus loin dans le temps. Difficile d’imaginer quelqu’une de plus apte à leur excavation que Mary Beard. Beard, née en 1955, fait partie de ces gens précieux qui lient une grande érudition à une humanité authentique qu’on ne retrouve que dans les meilleures amitiés. Spécialiste de l’antiquité à Cambridge, elle a reçu d’innombrables distinctions pour son travail académique. Pourtant son premier livre, The Good Working Mother’s Guide (1989), est un manuel pratique pour des mères qui travaillent. En 2008 la BBC la confronte à ses propres plaintes sur l’absence de femmes âgées à l’écran et lui propose de présenter des documentaires sur l’Empire romain. Elle accepte et gagne le cœur du grand public. En 2017, elle publie Women & Power: A Manifesto*, qui devient rapidement un best-seller.
Mécanismes d’exclusion
Le livre s'ouvre avec Homère, grand-père qui, depuis trois millénaires, imprègne le berceau de la culture occidentale, ceci n’étant évidemment qu’une innocente métaphore. Télémaque, fils d’Ulysse, ordonne à Pénélope, sa mère, de se taire et de reprendre son travail domestique dans la maison «parce que la parole publique est une affaire d’hommes». Pour Homère, savoir exclure les femmes du pouvoir était essentiel dans le processus de devenir un homme. Ce qu’il faut retenir ici est le fait que l’exclusion soit exécutée publiquement. Beard baptise reprivatisation le mécanisme de trivialiser les mots d’une femme, parce qu’il enferme la femme – et sa parole – dans la sphère privée. Dans l’histoire que Beard retrace, deux exceptions accordent aux femmes le droit de parler: l’annonce de leur propre suicide – typiquement après avoir été violée – ou les affaires «de femmes»: maison, enfants, mari, autres femmes. Dans tout autre contexte, le fait même de parler définissait la personne qui parlait comme masculine. La parole publique elle-même devient ainsi une exclusivité du genre masculin. Elle respecte les lois de la rhétorique et son timbre est grave. Associer la voix de quelqu’un·e avec la légèreté et le féminin relève, jadis comme aujourd’hui, de cette même reprivatisation et lui enlève toute autorité.
Anciennes nouvelles technologies de la discrimination
Comme cette définition masculine de la parole n’était pas toujours compatible avec le sexe de la progéniture royale, il a fallu parfois que l’histoire recoure à la fake news historique. Ainsi en 1588 Elisabeth Ie se serait excusée devant son armée d’avoir «le corps faible d’une femme». Ce récit, faux selon Mary Beard, et inventé quarante ans après les faits, n’est pas un cas isolé. L’antiquité connaît de nombreuses histoires de «femmes fortes»: les Amazones, Lysistrata, Clytemnestre, Athéna, etc. Pour Beard il s’agissait souvent, contrairement à ce qu’on peut penser aujourd’hui, de femmes masculinisées qui, mises en scène dans leur contexte historique, servaient de propagande pour rappeler aux hommes le danger féminin. Dans l’imaginaire grec ancien, pouvoir féminin et catastrophe étaient synonymes. Si Clytemnestre accède au pouvoir en l’absence de son mari Agamemnon, c’est ce même pouvoir qui la dope de testostérone et mène au chaos. Elle finit par tuer Agamemnon par avidité de pouvoir et se fait tuer à son tour par ses fils, ce qui rétablit l’ordre patriarcal. Les Amazones, tant louées comme exemples de force féminine, étaient, en lecture approfondie, avant tout une invention masculine, une menace permanente pour l’ordre et la paix, preuve que le seul vrai destin des femmes soit le lit ou la mort. Aux hommes d’assurer qu’il en soit ainsi. Pas étonnant que jusqu’à nos jours, les femmes se font souvent discréditer parce qu’elles sont des femmes, plutôt que pour ce qu’elles disent. Une version célèbre de l’histoire de Méduse raconte comment elle est violée par Poseïdon dans le temple d’Athéna. Pour ce sacrilège, elle (pas lui!) est transformée en monstre, pétrifiant tous ceux qui la regardent dans les yeux. Ses cheveux-serpents évoquent de véritables phallus, une prétention insolente au pouvoir masculin. Dans notre ère de l’information, ce sont les visages de Merkel, May et Roussef, couronnés de cette coiffure célèbre, qui se propagent comme des virus sur les réseaux sociaux. Ou encore celui de Hillary Clinton, décapité, saignant et tenu en l’air par Persée, le héros-tueur de Méduse, au visage de Trump. Depuis, cette scène, marquée «triomphe/Trump» et reproduite massivement sur T-shirts et tasses, sert de fond d’écran lugubre du quotidien capitaliste. L’époque de la démocratie directe connectée creuse d’ailleurs un autre marécage de misogynie: le trolling. En effet, la grande majorité des harceleurs en ligne sont des hommes qui harcèlent de préférence des femmes. Jugée «trop moche pour la télé» et cible populaire d’attaques sur Twitter, Beard sait de quoi elle parle. Là encore, c’est une tradition archaïque qui se prolonge jusqu’au présent. Dès qu’une femme s’aventure trop sur un terrain connoté non féminin, elle doit encaisser insultes et menaces qui souvent ne respectent pas les limites de la légalité. Jacqui Oatley, première femme commentatrice de foot sur la télé anglaise, peut en témoigner. Même si, pour Beard, il s’agit plus souvent de gens déçus que malintentionnés, ce type de harcèlement constitue bien une forme de terreur structurelle qui, comme toute répression, vise à soumettre et faire taire des groupes entiers d’humains.
Redéfinir le pouvoir
Que peut-on mettre en œuvre contre le poids de ces millénaires de violence structurelle? Beard évoque deux pistes. La première et plus médiatique est celle des «super-femmes», celles qui jouent le jeu du monde dominé par les hommes et font carrière, jusqu’à devenir de vrais symboles du pouvoir féminin. Dans ce cas, ce sont les femmes qui doivent se redéfinir. Ces «super-femmes» adoptent généralement des codes masculins pour ressembler à quelqu’un que l’imaginaire populaire puisse associer avec le pouvoir. Elles mettent des pantalons et s’entraînent pour avoir la voix plus grave. De plus, Beard observe qu’elles transforment souvent à leur avantage les symboles qui mettent habituellement les femmes sous tutelle. La sacoche caractéristique et attribut redouté de Margaret Thatcher s’est même introduite dans la langue anglaise: to handbag y est devenu synonyme d’imposer brutalement sa volonté. Mais ces histoires de réussite ne brisent pas le plafond de verre nom du phénomène selon lequel, malgré une législation favorable, femmes et minorités ne grimpent pas les échelons au-delà d’une certaine limite invisible. Beard ne croit pas que la «super-femme» soit un modèle qui inspire beaucoup de femmes qui, malgré ces «exemples», se sentent toujours trop peu impliquées dans le pouvoir. Pour l’autrice, il ne s’agit pas de donner la parole à Miss Triggs, il s’agit de renforcer la conscience des processus et préjugés qui font qu’elle n’est pas écoutée. Au lieu de redéfinir le comportement des femmes individuelles pour les adapter aux règles du pouvoir masculin, on peut faire l’inverse et redéfinir le pouvoir. En faire quelque chose qui n’exclut et ne discrimine plus structurellement la moitié de la population sans parler des minorités. «Pouvoir» peut être vu comme un verbe, un processus. Il faut le sortir de la sphère de la propriété, du privilège de l’individu supérieur. En faire un pouvoir qui n’appartient pas à ceux qui mènent, mais soit partagé par tous et toutes. C’est une capacité d’agir, de changer des choses. C’est le droit d’être pris·e au sérieux. Pour Mary Beard, c’est ce pouvoir-là dont beaucoup de femmes ressentent le manque chaque fois qu’elles se font expliquer leurs propres propos par un homme.
- En français Les femmes et le pouvoir, Perrin éditions, 6 septembre 2018.