Le dernier ouvrage1 de Pinar Selek est un livre-entretien réalisé avec Guillaume Gamblin, de la revue écologiste Silence, qui éclaire le public sur l’évolution et la part d’universalité de cette exilée turque emblématique, dont la nature chaleureuse a toujours égayé la combativité politique. L’ouvrage est chronologique si bien que d’entrée on découvre une jeune Pinar qui grandit dans une famille aimante, assez aisée et néanmoins communiste, qui résonne de contes enchanteurs, et des personnalités engagées qui fréquentent la pharmacie de sa mère.
Une jeunesse intense
Mais le coup d’Etat de 1980 est une première douche froide, avec l’emprisonnement du père de Pinar, un avocat communiste. En Turquie comme ailleurs, la confrontation armée entre les ordres en place et la contestation d’une partie de la jeunesse «marxiste» bat son plein. C’est aussi le moment où la guérilla kurde du PKK vient d’émerger. Ces années marquent l’adolescence de Pinar qui n’en n’est pas moins avide de lectures. Un hasard va alors la mener vers les enfants des rues de sa ville, Istanbul.
C'est une rencontre intense et parfois délicate: il faut se déguiser en garçon pour pouvoir passer la nuit à leur côté. Après des moments tendus elle noue une amitié avec le chef de la bande du quartier en question, au point où il accepte l’idée que lui avaient inspirée ses voyages en France et Allemagne: faire des squats artistiques. «Cette rencontre peut paraître incroyable, mais elle m’a appris que quand tu ouvres tes portes, tu reçois en abondance.»
Puis en 1994 Pinar Selek s’inscrit à la fac Mimer Sinan à Istanbul, et se découvre une passion pour la «French theory» (Foucault, etc.). La fréquentation de Meral Ozbek, «une sociologue formidable», la stimule. Elle lit également bell hooks, Raewyn Connell, Christine Delphy, entre autres. Dans ce faisceau de pensées, les sujets intimes deviennent publics et les luttes des LGBTI apparaissent.
Toujours soucieuse de ne pas être hors sol, Pinar rencontre et se lie aux prostituées, transsexuelles, et autres discriminé·es d’Istanbul avec qui elle promeut un Atelier des artistes de rue. La violence d’Etat est régulièrement sans appel. C’est avec ces marginaux et à partir de cette diversité que Pinar réfléchit à l’articulation des dominations, y compris la domination de l’être humain sur la nature et sur le vivant en général, ce à quoi la lecture de l’Américain Murray Bookchin l’éveille.
C’est là que le cauchemar a commencé
1998 est une année terrible car elle se fait arrêter et torturer, de juillet 1998 à décembre 2000. La raison est l’enquête qu’elle menait auprès des Kurdes, et le fait qu’elle a refusé de donner les noms de ses interlocuteurs à la police turque. Après avoir été très atteinte physiquement, malgré ses épaules de nageuse (elle a toujours nagé et c’est resté une passion bien que les séquelles de la torture la gênent toujours), elle se retrouve soignée par les prisonnières kurdes du PKK, organisation à laquelle elle refusera cependant d’adhérer. L’Etat turc continue de chercher à l’humilier, allant jusqu’à monter une manipulation pour l’accuser d’avoir commis un attentat. Il s’agissait en réalité d’une explosion de gaz mortelle ayant eu lieu sur un marché d’Istanbul dans l’été 1998, ce que la défense prouve au fil des audiences. Mais depuis ce temps les aléas kafkaïens de son affaire alternent régulièrement entre incrimination et éventuel acquittement. En 2019 Pinar est toujours accusée et susceptible d’une condamnation à perpétuité. A sa sortie de prison, le 21 décembre 2000, elle est accueillie par une foule de solidaires. Mais elle est restée profondément atteinte. «Cette expérience de la prison permet de voir les choses différemment, de manière plus profonde: ce qu’est d’être victime d’une part. La solidarité et la résistance collective d’autre part. L’existence collective et l’individualité également. Et enfin le fait de créer, malgré tout ce qui nous opprime. Mais c’est un trauma qui blesse le corps et l’âme. Ma force psychologique n’est plus la même. Je suis plus facilement atteinte par les événements […] Ce qui me tient debout c’est ma conviction et mon amour de la liberté, de la vie. En même temps je ne regrette pas. Je ne voudrais pas d’une autre vie, je voudrais un autre monde!»
Le sentiment que tout est possible
Entre 2001 et 2009 Pinar vit encore en Turquie, s’investissant dans les luttes diverses vraiment féministes, antimilitaristes, etc. Face au féminisme cadré de l’Etat ou au féminisme secondaire d’une gauche inconsciemment patriarcale, Pinar s’engage vers un féminisme intégral considérant que la vie privée relève du politique. «Cependant je n’ai jamais essayé de répondre à toutes les questions politiques par le féminisme parce qu’il ne résume pas tous les rapports sociaux, tous les problèmes de ce monde et de mon être» précise-t-elle, tant le besoin d’articuler les différentes luttes libertaires et égalitaires lui paraît primordial. Ces années 2000 sont aussi celles de la découverte de la question arménienne et de sa rencontre fondamentale avec Hrant Dink, l’intellectuel arménien turc qui affichait clairement son identité à l’encontre des mœurs dominantes. Il appelle Pinar «l’Insolente»... et dirige le journal bilingue Argos, le Sillon, sans tabou ni violence, posant donc la question du génocide en public. Mais il est assassiné le 19 janvier 2007. Et ce sera le début du réveil d’une nouvelle génération solidaire…
En 2004 Pinar avait écrit Nous n’avons pas pu faire la paix2, un livre qui déconstruit les structures de pensées dominantes militaristes et autoritaires, fruit de ses travaux en prison, qui ne visent pas seulement le pouvoir dominant: «Les agissements d’une partie de la gauche révolutionnaire ont nourri mes idées antimilitaristes, parce que l’antimilitarisme à mon avis, ce n’est pas seulement être contre l’armée, mais aussi contre toute hiérarchie, toute légitimation et organisation de la violence et du pouvoir. Tout est lié. Le militarisme c’est l’organisation de la violence [...] On posait la question de la violence organisée, dans le système étatique et militaire mais aussi dans les organisations révolutionnaires. Les groupes antimilitaristes avaient aussi des relations transnationales et ils organisaient des ateliers sur la non-violence.» […]
Créer d’autres pays au-dessus des frontières
Suite à la décision de la Cour de Cassation turque du 7 avril 2009 qui revient sur un précédent acquittement et demande son emprisonnement, Pinar doit fuir en catastrophe, juste le temps de prendre une petite valise (avec dedans deux trois vêtements, les photos de ses proches, et celle de Camille Claudel...) et de s’envoler pour Berlin.
C’est l’exil, où ce n’est pas seulement la langue qui fait défaut, mais aussi les repères. Comme en prison, elle s’ouvre à la force de l’instant, pour ne pas se laisser démoraliser par l’inertie du temps et les perspectives de sa situation. A Berlin elle fait de belles rencontres mais a peur de tourner en rond au sein de liens communautaires. Elle écrit alors un roman: La maison du Bosphore3. Le roman d’une génération qui aspire à la liberté, au bonheur face aux rapports de domination sociale et politique. Il est publié en 2011, année où une Cour d’Assises acquitte pour la deuxième fois Pinar. Mais chose extraordinaire, la 12e Cour pénale fait appel pour la troisième fois. Elle comprend alors que l’exil sera très long. Les rebondissements judiciaires des années suivantes iront jusqu’à une (vaine) tentative de demande d’extradition contre elle par les autorités turques.
Puis elle s’installe en France, d’abord à Strasbourg ensuite à Nice. L’exil lui inspire de nouvelles réflexions, et son refus d’être assignée au statut de victime lui inspire un regard iconoclaste là aussi:
«L’opprimé·e se voit attribuer un espace dont il ne fait pas bon sortir. Tout ce qui souligne le statut de victime est bien accueilli […] Progressivement elle accepte son statut de victime comme son identité et se définit en fonction de lui. Or l’identité qui repose sur les violences subies met au second plan toutes les autres facettes de l’individu et ses compétences […] Concentré sur l’injustice dont il fait l’objet le groupe opprimé légitime ses propres actes. Quiconque adopte une identité de victime se projette dans un statut d’innocent·e pour l’éternité.»
Dans L’insolente Pinar Selek parle de sa rencontre avec les fermes autogestionnaires de Longo maï en 2015, un mouvement qui répond à son besoin de ne pas rester seulement dans la contestation: «Si on veut créer quelque chose de radical, à la racine, il faut creuser la terre, la travailler [...] Ce qui m’étonne et me donne espoir, c’est que les membres de Longo se transforment sans cesse, se remettent en question. Ce sont des fourmis mais qui sont restées un peu cigales!»
A la fin de L’Insolente, les belles réflexions sur l’école de la vie qu’est la relation amoureuse ne cachent pas que les menaces continuent de peser non seulement sur son sort mais aussi celui de sa famille en Turquie. Et elle avoue que perdre un peu ses repères turcs sans être pleinement dans le français, au niveau de la langue, de la culture etc., la rend parfois un peu folle...
Elle aimerait bien parfois ne plus avoir à lutter, pour vivre simplement... Mais finalement que retient-elle de sa vie, elle qui est atteinte de ce mal incurable que Mahmoud Darwich appelait l’espoir? En un mot ce par quoi elle conclut le livre:
«Dans ces chemins de l’espoir on fait des rencontres magiques, on tisse des amitiés profondes, on apprend à partager, à aimer, à voyager. C’est la création du bonheur.»
- Guillaume Gamblin Cambourakis, 2019
- Titre turc Barisamadik, non traduit à ce jour.
- Chez Liana Levi, 2015.