L’objectif proclamé de l’UE: la lutte contre la migration. C’est particulièrement visible actuellement à la frontière entre la Pologne et le Bélarus. Cet hiver, cinq activistes de Suisse se sont rendu·es dans la région pendant plusieurs semaines afin de découvrir la situation sur place et de soutenir les structures locales dans leur travail dans les forêts. Le rapport suivant montre à quel point les effets de la politique de Bruxelles et de Berne sont brutaux.
De nombreux chemins mènent à l’Europe. Cette phrase, dans sa simplicité, a un goût amer. Les itinéraires que des milliers de migrant·es parcourent à pied, en quête de sécurité ou de perspectives sur différents continents jusqu’aux frontières extérieures de l’Europe, changent presque chaque année. Les trajets sont de plus en plus longs et dangereux et la violence à laquelle les personnes sont confrontées est de plus en plus brutale et systématique.
La situation le long des itinéraires ressemble à un jeu du chat et de la souris: lorsque des personnes ont trouvé un chemin vers l’Europe qui n’est pas encore surveillé par Frontex ou par les garde-frontières locaux, il ne faut pas longtemps pour que l’UE promette de nouvelles mesures pour cette même région. Davantage de garde-frontières, des contrôles renforcés, une surveillance accrue – cette approche est considérée comme une «solution» de Bruxelles à Paris en passant par Berne. Mais tel n’est pas du tout le cas.
Une solution est généralement censée apporter une réponse à une situation difficile. Or, ce qui se passe depuis des années aux frontières extérieures de l’UE ne fait que déplacer le problème plutôt que d’en prendre la responsabilité. Alors qu’il y a une dizaine d’années, les personnes tentaient principalement d’atteindre les îles grecques et l’Italie, où elles se croyaient en sécurité, on a assisté quelques années plus tard à un déplacement vers ce que l’on appelle la route des Balkans(1). Depuis, ceux et celles qui ont réussi à rejoindre l’Europe parlent de nouveaux itinéraires. Par exemple, de plus en plus de personnes tentent d’entrer en Europe par les Canaries(2). Ou, depuis l’année dernière, par des pays tels que la Pologne, la Lituanie et la Lettonie.
Là où l’armée n’a pas encore été déployée et où les barbelés n’ont pas encore été installés, des chemins alternatifs se dessinent – à travers des forêts impénétrables, de vastes marais, des rivières glacées ou sur des mers agitées. Ce qui est rapporté dans les médias, ce n’est pas seulement la nature des itinéraires, mais l’augmentation drastique du nombre de personnes décédées ou disparues au cours de leur fuite. Il apparaît clairement que les gens ne cessent pas de migrer, mais que les voyages deviennent plus longs et les itinéraires plus dangereux.
Dans la région frontalière entre la Pologne et le Bélarus, les développements de l’année dernière sont emblématiques de la politique migratoire paneuropéenne. Depuis qu’en août 2021, un groupe de 32 personnes originaires d’Afghanistan et d’Irak s’est vu refuser l’entrée et donc le droit de demander l’asile à Usnarz Górny, village sous la surveillance d’un détachement militaire entre la Pologne et la Biélorussie, la route qui traverse les forêts et les marais polonais est deve-nue l’une des voies terrestres les plus dangereuses.
Mi-novembre 2021, le premier corps sans vie d’un jeune Syrien de 19 ans a été retrouvé dans les bois. Cette nouvelle ne laissait que présager de ce qui allait suivre. Au cours des 14 derniers mois, le nombre de décès confirmés est passé à 27. Plus de 190 personnes sont portées disparues. Ce qui se passe dans les forêts bélarusses est peu connu. Les risques auxquels les migrant·es doivent faire face sont nombreux.
Les hivers longs et froids constituent l’un des plus grands défis. Dans la région polonaise de Podlachie, les températures peuvent descendre jusqu’à moins vingt pendant les mois d’hiver. Les personnes qui tentent de traverser la région ne sont que très rarement équipées pour faire face à de telles conditions météorologiques. Passer plusieurs jours dans la forêt avec des vêtements chauds est déjà difficile, mais de nombreuses personnes arrivent en Pologne trempées et épuisées. Pour passer la frontière, les migrant·es traversent la Bug, la rivière frontalière, ou pataugent dans les marais impénétrables. L’hypothermie est la première cause de mortalité. Celles et eux qui tentent d’éviter le fleuve en crue creusent sous la structure métallique de 186 kilomètres de long que la Pologne a achevé de construire cet automne, ou tentent de franchir ses cinq mètres de hauteur. Les fractures ou les entorses qui en résultent empêchent les migrant·es de poursuivre rapidement leur voyage. Conséquence: davantage de nuits passées dans les forêts glaciales.
Pendant le temps qu’il faut pour traverser la forêt, les gens n’ont guère d’accès à la nourriture et à l’eau. En été, lorsque les champignons, les plantes et les baies sont disponibles, le risque d’intoxication alimentaire augmente. Les seules ressources en eau sont alors les marais ou les flaques d’eau polluées. En hiver, il n’y a ni l’un ni l’autre.
Outre les risques naturels, il existe surtout des dangers dus aux êtres humains. Ce qui arrive dans d’autres régions frontalières se produit également à la frontière entre la Pologne et le Bélarus. Les personnes qui se trouvent dans les forêts polonaises sont traquées, battues et soumises à d’autres violences physiques par les garde-frontières, puis forcées de retraverser la frontière pour retourner au Bélarus, où elles sont abandonnées dans les forêts. Leurs téléphones leur sont volés et détruits, ainsi que leur argent et leurs vêtements. Outre la violence physique, les personnes en fuite subissent de nombreuses violences psychologiques de la part de l’État. L’objectif est d’inciter les gens à ne pas franchir à nouveau la frontière. Du côté bélarusse, les personnes concernées sont alors contraintes de franchir à nouveau la frontière avec la Pologne.
Des barbelés au lieu de la solidarité
Tout comme les fractures ou les plaies dans les forêts de Podlachie sont dues aux barbelés polonais, les routes migratoires dangereuses sont le résultat d’une politique européenne qui ferme depuis des années des couloirs sûrs vers l’Europe et qui externalise toujours plus ses frontières, développe des systèmes de surveillance et érige barrière après barrière.
Il y a plus de 1000 kilomètres de frontières extérieures à l’UE: en réaction aux mouvements mi-gratoires de 2015, la Hongrie a érigé une clôture de quatre mètres de haut avec des fondations en béton, des tiges en acier et un couronnement de barbelé OTAN à sa frontière avec la Serbie. L’idée n’est pas nouvelle: à Ceuta et Melilla, les enclaves nord-africaines de l’Espagne, des clôtures massives avaient déjà été construites en 2006, dans le cadre de la mission Hera de Frontex. Il y en a également à la frontière gréco-turque et à la frontière bulgaro-turque depuis 2012 et 2014 respectivement. Et depuis, la France, la Lituanie ainsi que la Pologne ont érigé d’autres clôtures frontalières. Celle en acier et barbelé OTAN, à la frontière entre la Pologne et le Bélarus, mesure 5,5 mètres de haut et 187 kilomètres de long. Elle a coûté 336 millions d’euros. Et elle n’a pas fini de s’étendre: des détecteurs de mouvement et des caméras thermiques viennent juste d’être installés.
Les garde-frontières, la police et l’armée patrouillent dans la zone frontalière. Iels arrêtent les véhicules, demandent les motifs du séjour et vérifient l’identité des personnes au cours de longues procédures. Des patrouilles de l’armée volontaire WOT sont également armées et circulent dans les forêts – il suffit d’un entraînement de seize jours pour en faire partie.
La zone d’exclusion de près de 200 localités, établie par le gouvernement polonais en septembre 2021, a depuis été dissoute mais il est toujours interdit de s’approcher à moins de 200 mètres de la clôture frontalière.
Surveillance, police, contrôle – telle est la réponse de la Pologne, non seulement à ses frontières extérieures, mais aussi à l’intérieur du pays. Les personnes qui déposent une demande d’asile en Pologne sont enfermées dans un centre de rétention, et ce pour une durée pouvant aller jusqu’à 18 mois. Dans les centres de rétention, qui sont au nombre de six en Pologne, les conditions sont proches de celles d’une prison: des rapports font régulièrement état d’actes de violence de la part des gardiens. Le soutien médical et psychologique fait défaut, les personnes de l’extérieur n’y ont que difficilement accès. L’espace est également limité: par moments, chaque personne ne dispose que de 2 mètres carrés.
Tout comme la violence à l’encontre des migrant·es dans les forêts de Podlachie, beaucoup de choses qui se passent dans les centres de rétention ne sont pas documentées: seuls les téléphones portables sans fonction caméra y sont autorisés.
Hypocrisie par excellence
Enfermer des personnes dans des centres de rétention et équiper les frontières de technologies de surveillance ne résout pas les injustices et les problèmes actuels. Les milliards investis dans une politique qui conduit à la violence plutôt qu’à la sécurité seraient bien plus utiles ailleurs: des places pour un accueil digne des personnes en quête de protection ou la promotion de la société civile ne seraient que deux possibilités parmi tant d’autres.
Une politique migratoire solidaire est possible
Aujourd’hui déjà, de nombreuses actions sont entreprises, notamment à la frontière entre la Pologne et le Bélarus: des migrant·es y défient quotidiennement la politique de cloisonnement et un réseau d’activistes et de collectifs polonais organise le soutien des personnes après le passage de la frontière. Grâce à un numéro d’urgence, les migrant·es informent les structures de soutien de leur localisation. Les activistes préparent alors des sacs à dos avec le matériel nécessaire et se rendent en voiture dans la forêt. À pied, en évitant la surveillance des garde-frontières, iels partent à la recherche des personnes et leur apportent ce dont elles ont besoin – thé chaud et soupe, sous-vêtements thermiques et bonnes chaussures, antidouleurs.
Et c’est ainsi que l’on trouve toujours de nouveaux moments et lieux de résistance dans les fo-rêts de l’est de la Pologne.
Elena Weigel, activiste
- La situation actuelle en Bosnie et en Croatie est décrite dans le dernier numéro d’Archipel de décembre 2022.
- Voir Archipel No305, juillet 2021, «Îles Canaries: une prison à ciel ouvert pour les réfugié·es» de Marian Henn.