Jean-Marie Chauvier, journaliste spécialiste de la Russie et de l’ex-URSS, poursuit dans cet article, le récit de la révolution russe, de septembre à Octobre rouge.
Comparé au rapport de forces fin juillet, celui de septembre est renversé. Il n’y a plus de «dualité de pouvoirs» comme avant l’été, ni de gouvernement musclé comme à la fin juillet, mais un pouvoir des Soviets qui se structure, une ébauche d’Etat prolétarien face à un gouvernement démocrate à l’armée et à l’administration vacillantes, aux assises populaires déclinantes, sans véritable projet. Dans ce «vide» de régime, une alternative se profile: «Kornilov ou Lénine».
L’échec de Kornilov n’incite d’ailleurs plus guère au compromis. On a frôlé le précipice, il ne faut plus accepter le moindre recul. Telle est la position des bolcheviks qui conquièrent cette fois l’audience du grand nombre. Leur regain était déjà perceptible avant le putsch de Kornilov. Aux élections municipales de Petrograd, en août, le parti de Lénine a vu son score passer de 20 à 33%. Tendance confirmée à Moscou en septembre, où les suffrages des socialistes modérés tombent de 70 à 18%, alors que les bolcheviks passent de 11 à 51,5%. Il est vrai que les KD1 profitent également de cette polarisation.
Or, ces résultats d’élections municipales sont encore peu de choses à côté de ce qui se passe dans les Soviets, où c’est un véritable raz-de-marée bolchevique qui s’exprime. Au Soviet de Petrograd, où «le pouvoir des Soviets» a été proclamé le 31 août (jour de la défaite de Kornilov), la présidence est enlevée au menchevik Tchkheidze le 25 septembre, pour être confiée à Léon (Lev) Trotski. Les Soviets de Kiev, Kharkov et du Donbass en Ukraine, de Minsk en Biélorussie, de Kazan au Tatarstan, de Krasnoïarsk en Sibérie, de Revel (Tallin) en Estonie adoptent également les orientations bolcheviques.
La division des SR2, le glissement prosoviétique et la défaite de la droite incitent Lénine à croire en une alliance des forces de gauche permettant d’assurer un «développement pacifique de la révolution», à une prise de pouvoir des Soviets, sans effusion de sang. Cette position était déjà celle de Lénine au printemps: «un gouvernement des gauches unies», comme on dirait aujourd’hui, et non le pouvoir d’un parti unique. Mais cette perspective s’évanouit rapidement. Ni la contre-révolution, ni les désirs «conciliateurs» des socialistes modérés n’ont vraiment capitulé. Repousser le bolchevisme reste leur priorité.
Les généraux putschistes se replient vers le Sud, vers les terres cosaques du Don qui vont désormais servir de base à la contre-révolution.
Dès septembre, le nouvel horizon politique est formé par deux événements qui pourraient décider du destin de la révolution: le IIème Congrès des Soviets, et l’élection de l’Assemblée Constituante, autrement dit la mise en place de deux sources de légitimité et de pouvoir, de deux parlements, l’un révolutionnaire, majoritairement bolchevique et décidé à proclamer «la Terre et la Paix», l’autre «universel», probablement très «à gauche» mais pas aussi radical que le parlement soviétique. Comment vont-ils coexister, lequel se soumettra à l’autre? C’est évidemment toute la question. Mais un troisième événement va les précéder, et trancher la question en faveur des Soviets: l’insurrection bolchevique. Ce n’est pas, en l’occurrence, un obscur «complot». Le soulèvement est clairement annoncé, conçu et peaufiné «comme un art» par Lénine et Trotski, sa date sera bientôt fixée, les bolcheviks n’en font pas mystère, l’insurrection est tantôt camouflée (Trotski) tantôt divulguée par des «traîtres» (Kamenev, Zinoviev) ou des bavards (Riazanov).
Pour le leader bolchevique, le plus tôt sera le mieux. Lénine est en effet convaincu que, dans la course de vitesse engagée avec les «korniloviens», la révolution ne peut aboutir, ni même survivre, si ce coup de pouce décisif ne lui est donné. Les révolutionnaires n’en sont pas tous convaincus. Des dirigeants bolcheviks hésitent. Mais l’idée de Lénine s’impose. Elle bénéficie d’un contexte favorable. Non seulement parce que «le pouvoir n’a qu’à être ramassé dans la rue», selon l’expression de Lénine, mais parce que la société est entraînée dans un mouvement nettement plus irréversible et profond qu’au seuil de l’été. Sept mois après février, la Russie n’a pas changé qu’en surface.
Dans les campagnes, les prises de terres par les paysans se sont multipliées pendant l’été. Le paysage social se modifie: la noblesse terrienne, institution séculaire, est plus qu’ébranlée; la bourgeoisie encore marginale des fermiers privés, née de la réforme de 1906, est à son tour balayée. La traditionnelle commune rurale, le MIR, reprend tous ses droits – les bolcheviks, à la différence des SR, n’ont pas souhaité ça, c’est la part de révolution qui leur échappe, mais ils s’y résignent. La situation économique des paysans est catastrophique: après trois années de guerre, il reste un homme sur deux au village, et les surfaces non cultivées sont passées de 6,4% (1913) à 13,5% (1917). Les ventes de blé aux citadins ont dramatiquement diminué, le pouvoir procède aux réquisitions. En septembre-octobre, quelque deux cents interventions armées ont lieu contre les paysans, dont les soulèvements prennent ampleur et violence en Russie centrale, dans le bassin de la Volga avec, pour épicentre, la région de Tambov. Confiscations et incendies de propriétés gagnent l’Ukraine. En même temps que les propriétaires, le clergé est la cible de la colère paysanne. Mais pas seulement: les gens des villes, les commerçants, les juifs sont molestés. Le chaos s’installe. Raison de plus, aux yeux des bolcheviks, pour hâter l’heure du grand dénouement.
Dans les villes, le conflit Travail-Capital s’aiguise. Aux exigences ouvrières, les patrons répliquent par des licenciements massifs. Pour les empêcher, voire sauver les entreprises de la banqueroute, le «contrôle ouvrier» s’instaure et, de plus en plus souvent, l’autogestion. L’Anarchie... et les bolcheviks anarchisants font leur lit dans cette révolution des conseils ouvriers (comités de fabriques), que les directions syndicales... et bolcheviques tentent de contenir.
«L’autogestion» libertaire n’est pas l’option des bolcheviks. Peu à peu se construit à la base une «contre-société» soviétique: comités d’usines et de quartiers, gardes rouges, autodiscipline et entraide ouvrières. Aux Soviets institués, où règnent les intellectuels modérés, s’opposent des Soviets de base, où les bolcheviks font émerger une nouvelle vague de cadres populaires.
Le proto-Etat soviétique s’esquisse, avec sa bureaucratie naissante, d’ailleurs mal maîtrisée par les bolcheviks. La masse radicalisée des ouvriers des grandes villes est impatiente d’en découdre «avec les bourgeois». Aux revendications communes avec les bolcheviks (pouvoir des Soviets, contrôle ouvrier, paix démocratique, suppression de la peine de mort) s’ajoutent, en septembre-octobre, des revendications ouvrières autonomes: interdiction et peine de mort pour les auteurs de lock-out, suppression des journaux bourgeois, désarmement et arrestation des contre-révolutionnaires, expulsion de Russie des agents anglais et français, pouvoir syndical et de comités d’usines dans les entreprises3. Impatients, des ouvriers, des comités de quartiers et des gardes rouges «font leur police», expulsent les riches de leur maison, procèdent à des arrestations, à la justice expéditive. «La terreur rouge» commence, à la base.
Une raison de plus pour les dirigeants bolcheviques, qui n’y sont pour rien et dont certains voient ces déchaînements avec appréhension, de se dépêcher d’aller au but. Il ne faut pas qu’ils se laissent déborder, comme en juillet. Il ne faut pas décevoir les attentes populaires, sous peine de voir la révolution, de plus en plus chaotique, balayer à leur tour les bolcheviks jugés «trop mous». Tel est le contexte qui détermine Lénine à vouloir la prise de pouvoir.
Les événements se précipitent - Les menaces militaires allemande et de revanche «kornilovienne» amènent le Soviet de Petrograd à l’initiative des mencheviks, puis des bolcheviks et des SR de gauche, à former un Comité Militaire Révolutionnaire, le PVRK. Trotski en a le contrôle, bien que la présidence en échoie au SR de gauche Lazimir. Ce PVRK, Lénine décide d’en faire l’état-major de l’insurrection. Son rôle est décisif, historique. C’est le lieu crucial de la manipulation léniniste menant à la prise du pouvoir.
Le deuxième Congrès des Soviets, prévu en octobre, avec une majorité bolchevique certaine, est sous pression des mouvements populaires radicalisés qui ne veulent plus de compromis avec les classes dirigeantes et exigent un nouveau pouvoir. C’est ce Congrès qui, précédé de quelques heures par l’insurrection du PVRK, sera amené à la légitimer, à mener à son terme la révolution, jusques et y compris la reconnaissance du leadership bolchevique.
Lénine s’appuie sur ces masses radicalisées et sur le PVRK, plus «bolcheviques» que les bolcheviks, pour entraîner son propre parti à l’insurrection, contre l’avis de l’aile modérée du parti. Il trouve un allié essentiel en Trotski, alors que des dirigeants comme Kamenev et Zinoviev dénoncent «l’aventurisme» de Lénine. La divergence n’est pas seulement tactique: la «droite» bolchevique a pour projet un gouvernement de coalition avec les autres partis socialistes.
Il ressort clairement que…
L’insurrection a été instiguée par Lénine, avant le Congrès des Soviets, pour le placer devant le fait accompli. Une position contestée par une minorité de dirigeants bolcheviques, dont Kamenev et Zinoviev, hostiles à ce qu’ils considèrent comme de l’«aventurisme», et d’ailleurs partisans d’un gouvernement uni des forces soviétiques (des partis de gauche) que le coup de force de Lénine risque, à leurs yeux, de compromettre. Mais Lénine emporte une large majorité dans l’ensemble des organisations bolcheviques de la base (et parmi les «anarchistes» inorganisés).
Le PVRK (Comité militaire révolutionnaire) dont se sont servis les bolcheviks fut constitué pour défendre la révolution et la ville de Petrograd, et non comme instrument de la prise de pouvoir. C’est donc bien là que se situe «le coup d’Etat» bolchevique, «illégal» du point de vue du régime antérieur, ce qui n’a rien d’extraordinaire pour une révolution, mais pas davantage respectueux de la «légalité soviétique» révolutionnaire elle-même. L’historien Marc Ferro observe d’ailleurs, à l’intérieur de ce coup d’Etat, un «petit coup d’Etat à la dérobée» personnel de Lénine: la déchéance du gouvernement provisoire est proclamée par un appel du PVRK, rédigé par Lénine et lui seul, par dessus la tête de Trotski. De la sorte, le Soviet de Petrograd (dont dépend le PVRK) et le Congrès des Soviets sont d’avance dessaisis de la paternité de l’acte originel de la révolution d’Octobre.
Le deuxième Congrès des Soviets est donc lui-même «révolutionné» par les soins de Lénine. Ce Congrès, rappelons-le, est majoritairement composé de bolcheviks et de leurs alliés SR de gauche, il est donc acquis d’avance à la révolution. Mais cela ne suffit pas à Lénine: il faut interdire toute hésitation, toute velléité de marche arrière. Ce fait accompli contraint les autres socialistes (SR de droite et Mencheviks) à quitter le Congrès, et Trotski s’en réjouit en leur disant: «Votre place est dans la poubelle de l’Histoire».
C’est dans ces conditions – certains diront «grâce au coup de génie de Lénine» – que le Congrès fut amené à voter, dans l’enthousiasme et la ferveur, les décrets sur la Terre, la Paix, le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le Contrôle Ouvrier, la Nationalisation des Banques, l’Abolition du mariage patriarcal etc. C’est l’accomplissement des objectifs révolutionnaires – aussi bien ceux des Soviets et des paysans, que ceux, plus spécifiques, de Lénine (comme la nationalisation des banques), voire des féministes (comme l’abolition du patriarcat, nullement revendiquée par «les masses», plutôt conservatrices sur ce point). La révolution est accomplie, il n’y a plus de retour en arrière possible, la dynamique enclenchée est irréversible.
- Le Congrès des Soviets qui légalise cette révolution est très majoritairement bolchevique et SR de gauche – quasiment «bipartite», il n’est pas (encore) l’instrument de la dictature d’un seul parti. Les élections à la Constituante sont fixées au 12 novembre, le gouvernement bolchevique de Lénine est «provisoire», et des discussions vont s’engager pour l’élargir aux SR de gauche (ce qui se fera) voire à l’ensemble des partis socialistes (ce qui échouera).
La révolution d’Octobre ne se dit aucunement «socialiste». C’est plus tard qu’elle recevra l’appellation officielle de «Grande Révolution Socialiste d’Octobre». Il n’est pas question de déposséder la bourgeoisie, de collectiviser les moyens de production. Si Lénine parle à plusieurs reprises de «révolution socialiste», c’est encore et toujours au sens de «mondiale», au sens où la Russie entame un processus international.
L’instauration (contradictoire) du pouvoir soviétique Tous les témoins s’accordent à décrire un «Octobre rouge» rien moins que conforme à ses légendes univoques. Les trams circulent et les gens vont à l’Opéra alors que s’accomplit «la plus grande révolution de tous les temps». Le fameux croiseur «Aurore» tire à blanc, il y a très peu de combats, pas de mouvements de foule avant que le «Palais d’Hiver» soit pris et «ouvert au public». Lénine, encore à moitié «clandestin», se cache à l’Institut Smolny – l’école de jeunes filles de la noblesse transformée en état-major bolchevique – où il porte lunettes et perruque et se dissimule dans des coins sombres. Autre épisode rocambolesque: Kerenski fuyant le «Palais d’Hiver», déguisé en officier serbe, à bord d’une voiture battant pavillon américain. On semble parfois plus près d’un comique à la Chaplin que d’«Octobre» d’Eisenstein. Il n’a rien de la grande bataille, ni des «sanglantes hécatombes» que l’on a parfois décrites. Les insurgés ont pris Petrograd sans bataille, il y a très peu de victimes, les quelques coups de feu ont été tirés en l’air, le vacarme du «Palais d’Hiver» pris d’assaut fut surtout celui des engueulades, des bruits de bottes et des cris dans la caisse de résonance des salles immenses.
«Il n’y eut pas de résistance», raconte Nicolas Sukhanov4, décrivant la nuit du 24 au 25 octobre. «Vers deux heures du matin, de petits détachements occupèrent l’un après l’autre les gares, les ponts, les centrales électriques, l’agence télégraphique, sans rencontrer d’opposition. Les opérations militaires ressemblaient plutôt à des relèves de garde. (Elles) se déroulèrent sans effusion de sang. Il n’y eut pas une seule victime. La ville était parfaitement calme; le centre comme les faubourgs dormaient profondément, sans se douter de ce qui se passait dans la froide nuit d’automne.»
Bien sûr, il y eut des moments grandioses, des «proclamations immortelles» à Smolny, des chants et des envolées romantiques, des festivités et des orgies par la suite – John Reed a témoigné de l’émotion, de l’enthousiasme du peuple révolutionnaire dans les «Dix jours qui ébranlèrent le monde»5. Plusieurs semaines se sont écoulées pour que l’onde de choc parcoure toute la Russie.
L’instauration du pouvoir soviétique s’effectue, à la suite de Petrograd, très rapidement et sans grande difficulté. A Moscou, il y a une résistance des «junkers», des élèves officiers, des combats acharnés au cours desquels les assaillants rouges provoquent des destructions au Kremlin (symboliquement très mal vécues, au point d’entraîner la protestation de dirigeants bolcheviques et la menace de démission de l’un d’eux, le commissaire à l’éducation et à la culture Anatoli Lounatcharski). Dans les grands centres métallurgiques et miniers, ou textiles, où les bolcheviks ont la majorité (Oural, Ivanovo, etc.), l’Octobre rouge s’accomplit pacifiquement. Les SR de gauche, des mencheviks, des anarchistes s’associent à la prise de pouvoir.
Dans d’autres villes, moins homogènes, avec d’importantes couches d’ouvriers de petites fabriques et de commerçants, comme Nijni-Novgorod, Kazan, Samara, Saratov, ce sont les Soviets et comités d’usines les plus bolchévisés, qui mènent le coup de force. Mais le nouveau pouvoir soviétique associe les divers partis de gauche: il n’y a pas de «parti unique». Dans les villes moyennes, les plus rurales, comme Tambov, Koursk, Vopronej, ce sont souvent des SR de gauche qui, avec les bolcheviks minoritaires, instaurent le pouvoir des Soviets.
Dans l’ensemble, la révolution d’octobre – comparée à celle de février – est relativement pacifique. «La chute du gouvernement provisoire», observe R. Pipes, «ne suscita guère de regrets: des témoins rapportent que la population réagit avec une indifférence totale, même à Moscou, où les bolcheviks durent pourtant vaincre une opposition tenace. Le gouvernement avait disparu sans éveiller l’attention. Apparemment, pour l’homme de la rue, peu importait qui gouvernait tant il paraissait inimaginable que la situation empire encore»6.
«L’homme de la rue» est sans doute une notion très vague et l’on peut objecter que plutôt que «l’indifférence», c’est l’enthousiasme qui fut de mise dans les couches populaires acquises depuis longtemps aux revendications enfin légitimées par les décrets d’Octobre: la terre, la paix, le contrôle ouvrier..
Mais que sait, que comprend la Russie profonde des campagnes à ce qui vient de se passer à Petrograd? Il n’y a pas de télévision, très peu de journaux, à peine quelques téléphones pour porter la nouvelle. Les acteurs eux-mêmes de l’Histoire de la révolution savent-ils dans quelle «Histoire de la révolution» ils viennent de s’embarquer.
KD ou cadets, d’après les initiales de Démocrate Constitutionnel: parti bourgeois libéral qui a récemment viré à l’extrême droite, voir archipel No 155, décembre 2007
Une partie du Parti socialiste-révolutionnaire a scissionné en septembre 1917, pour devenir le Parti socialiste-révolutionnaire de gauche, dit «SR de gauche»
Cf Ferro, pp 806-807 Albin Michel, 1997
in La Révolution russe de 1917,
édité par Stock, en 1965
- paru en 1982 aux Editions Sociales
6 . in La Révolution russe, p. 464, Presses Universitaires de France, 1993