FRANCE: Extrême droite made in France

de Bernard Schmid, juriste et journaliste, Paris, 15 janv. 2022, publié à Archipel 310

La France a une longue tradition historique de pratiques (de discrimination ou de hiérarchisation entre groupes humains) et de théorisation racistes. Le contraire serait étonnant, étant donné que le pays, outre une longue suite de résistances sociales et de mouvements démocratiques, a également une histoire de conquêtes coloniales, de traite des esclaves (minutieusement réglementée par un code spécifique en 1685 sous le titre de Code Noir, aboli une première fois en 1794 et une deuxième fois en 1848) et de répression des révoltes anticoloniales.

Débats sur l'islam

Au cours du dernier quart de siècle, les contenus racistes se sont surtout cristallisés dans l'espace politique français autour de la présence de l'islam, ou de personnes perçues comme musulmanes, dans l'espace public ou dans le pays en général. Jean-Marie Le Pen, tout comme sa fille et successeuse politique Marine Le Pen, a également fait de la politique avec cela, mais pas seule-ment. Là où Jean-Marie Le Pen défendait l'Occident catholique et ses traditions, sa fille – qui semble peu intéressée par les valeurs religieuses et qui est critiquée pour cela par d'autres parties de la droite (extrême et conservatrice) – se pose plutôt en championne de la sécularisation et de la laïcité française, et même en défenseuse des droits des homosexuels et des juifs face à la «menace des immigrés islamiques».

Ces derniers temps, trois modèles d'argumentation différents se sont chevauchés dans la droite politique autour du thème de l'islam. Premièrement, une approche issue de la tradition coloniale, qui ne s'oppose pas à la présence de musulman·nes sur un territoire commun, à condition (mais seulement à condition) qu'iels acceptent leur subordination et la supériorité systématique de la «civilisation française», définie tantôt comme chrétienne, tantôt comme laïque. Deuxièmement, on rencontre un discours qui perçoit l'islam comme un ennemi et un adversaire historique dont la présence – par le biais de la présence de personnes se réclamant de cette reli-gion en France et en Europe – doit être au minimum étroitement limitée. Il s'accompagne souvent de l'évocation de peurs et de scénarios menaçants sur l'immigration, «l'invasion» et la submersion.

Un troisième type d'argumentation peut être identifié au sein du champ idéologique de la droite: il invoque le «respect de toutes les identités culturelles» et leur «équivalence» tout en interdisant strictement les mélanges au nom d'un soi-disant ethno-pluralisme. Ce concept a été forgé dans les années 1970 et 1980 par l'écrivain Alain de Benoist, figure de proue de ce que l'on appelait alors la Nouvelle Droite, un terme qui, en France, contrairement à l'Allemagne, n'est pas appliqué n'importe comment à n'importe quel groupe de droite qui gagne en influence, mais désigne un courant au contenu très spécifique. A certains moments, un Jean-Marie Le Pen – qui utilisait au choix et en alternance les trois types de discours, selon les besoins politiques du moment – y a également fait des emprunts. Ainsi, en août 1997, il a rencontré sur la mer Egée, à sa demande, l'ex-premier ministre turc islamiste Necmettin Erbakan, qui venait d'être renversé, et l'a considéré comme un champion de la lutte contre le mélange des cultures, dans le sens où la Nouvelle Droite a parfois salué l'émergence de l'islam politique comme un «réveil du désir de réappropriation de l'identité culturelle». Cela n'a pas empêché le même Le Pen (senior) de dépeindre à d'autres moments l'islam sous des couleurs sombres, comme une menace pour l'Occident. Il n'était pas forcément soucieux de cohérence – les idéologues qui lui fournissaient les mots-clés dans l'un ou l'autre contexte, en revanche, l'étaient.

Racisme «biologique»

A côté de ces discours parfois relativement élaborés, dont les auteurs et autrices (ou les utilisateurs et utilisatrices) dans l'espace politique intègrent souvent des éléments de la réalité dans les débats actuels – par exemple en ce qui concerne l'action des représentants de l'islam politique –, on trouve également des manifestations d'un racisme plat, peu argumenté, qui se fonde par exemple sur la couleur de la peau et l'apparence physique.

En 2013, la politicienne locale Anne-Sophie Leclère (ancienne conseillère municipale Front national à Rethel, dans l'est de la France) a suscité une vague d'indignation en postant sur les ré-seaux sociaux une caricature représentant Catherine Taubira, alors ministre de la Justice, sous les traits d'un singe tenant une banane. Taubira est noire et originaire de Guyane française. Leclère a été condamnée pénalement pour cela en 2015. Elle a trouvé peu de défenseurs ou défenseuses explicites.

Ce racisme aussi brutal que primitif sur le plan argumentatif est certes également répandu dans certaines parties de la société et se fait remarquer dans les stades de football, mais il n'est pas vraiment influent sur le plan politique – même à l'extrême droite, d'autant plus que ses partis, tel l'ancien Front national (rebaptisé depuis 2018 Rassemblement national) sous Le Pen père ou fille, disposent depuis longtemps de leurs propres structures dans les «territoires d'outre-mer» français. Dans les Antilles (Guadeloupe et Martinique), leurs membres sont également noirs de peau et s'engagent, par exemple, pour que les îles restent françaises et contre l'immigration en provenance du pays voisin plus pauvre, Haïti, tandis que la branche du parti dans le «territoire d'outre-mer» français, la Nouvelle-Calédonie, située dans le Pacifique occidental, est plutôt un parti de colons blancs.

Les banlieues à travers le regard ethnicisant

Un autre type d'argument, courant dans les discours racistes, reflète la ségrégation à la fois spatiale, sociale et liée à l'origine des populations en France. Celle-ci existe dans les faits, mais pas sur le plan juridique; le 20 janvier 2015, le Premier ministre socialiste de l'époque, Manuel Valls – qui n'est habituellement pas connu pour être un critique des inégalités sociales, mais plutôt pour être l'aile droite de son parti – déclarait de manière quelque peu inattendue dans une allocution: «Un apartheid territorial, social, ethnique s'est imposé dans notre pays». (1) L'utilisation du terme «apartheid», qui a frappé à l'époque, est erronée sur le fond: il n'existe pas de législation ou de réglementation explicitement raciste et prescrivant des séparations entre les groupes de population. Cependant, depuis l'industrialisation en France, des processus de longue haleine ont per-mis d'installer les «populations à risque», d'abord les ouvriers industriels, dans des zones spéciales. Dans les principales agglomérations urbaines, il ne s'agissait ni de quartiers ouvriers à l'intérieur des villes, ni de communes rurales, mais de zones d'habitation dans un troisième espace entre les centres urbains et la campagne, que l'on appelait banlieues, en référence aux anciens bans (2) autour des grandes villes à la fin du Moyen Âge.

Contrairement aux grandes villes américaines, il n'existe pas en France de quartiers d'habitation explicitement définis comme «ethniques», comparables aux «ghettos noirs» et autres unités spatiales. Partout dans les quartiers populaires français – où les ouvriers de l'industrie, autrefois dominants, ont été remplacés par des travailleurs précaires, des faux indépendants et des chô-meurs – on ne rencontre pas un groupe dominant défini par l'origine, mais une population mélangée qui comprend aussi bien des «Français et Françaises d'origine» que des groupes d'immigré·es issus des anciennes colonies françaises et d'autres parties de la population issues de l'immigration. Cependant, la perception dans les quartiers d'habitation situés en dehors de ces zones particulières est dominée par leur représentation et leur image en tant que «lieux d'habitation d'Arabes et d'Africain·es» et «zones marquées par l'islam».

Cela correspond à une réalité sociale marquée par l'accumulation de facteurs problématiques tels que la pauvreté, la précarité, les discriminations subies et, parallèlement, par une augmentation de la fréquence des tensions et des violences en tout genre. Le regard extérieur, c'est-à-dire celui de la société majoritaire sur les «zones à problèmes», agit comme une loupe à travers la-quelle sont perçus – et souvent interprétés de manière «ethnicisante» – les phénomènes de rejet de la société et les tensions sociales qui agissent naturellement aussi ailleurs.

Dans cette perception extérieure, l'accumulation de problèmes, dont les causes sont souvent sociales, est alors traduite comme l'expression du caractère violent, criminogène et potentiellement dangereux de certains groupes de population, et même parfois comme la conséquence d'un «choc des civilisations».

L'idéologie du grand remplacement

C'est ce qu'a notamment exprimé Éric Zemmour, candidat d'extrême droite déclaré à l'élection présidentielle française (sans étiquette), connu à l'époque comme écrivain et journaliste vedette. Le dernier week-end d'août 2021, lors d'une intervention à Aix-en-Provence, il a déclaré que tous les phénomènes de violence, ainsi que les dérives et les effets de la «délinquance» (qui est en effet désormais bien ancrée dans les banlieues), n'étaient en rien de la délinquance, mais obéissaient plutôt à un plan d'ensemble qu'il résume par le terme de «djihad». L'objectif est de provoquer un remplacement de population et d'expulser de leurs territoires ancestraux les populations à dominante blanche et chrétienne en les intimidant et en sapant leurs valeurs.

Le concept de grand remplacement, également utilisé par Zemmour, a d'abord été inventé par l'écrivain Renaud Camus (c'est-à-dire le «grand remplacement de population», en tant que projet prétendument planifié par une partie des élites pour miner les nations ancestrales, à peu près dans le sens du concept d'«Umvolkung», utilisé autrefois par les völkisch (3) et les nationaux-socialistes en Allemagne). Il a été condamné par la justice en avril 2000 pour des passages antisémites de son livre et plus tard (en deuxième instance en 2015) pour des propos incendiaires tenus lors d'une conférence anti-islam en décembre 2010 à Paris. Ce dernier jugement concerne un passage du discours dans lequel Camus déclare, de la même manière que Zemmour onze ans plus tard, que les délits commis dans les quartiers sensibles en France ne sont pas des délits (quotidiens), mais une attaque djihadiste obéissant à une planification globale.
Le même terme a ensuite été repris dans les pays anglophones – notamment par l'auteur de l'at-tentat de Christchurch en mars 2019, Brenton Tarrant (4) – en tant que great replacement.

Mais une partie des conservateurs français s'est également radicalisée idéologiquement. Lors du processus de sélection du camp conservateur pour la candidature à l'élection présidentielle de 2022, dont les résultats ont été annoncés le 4 décembre, le candidat d'extrême droite Eric Ciotti – député de Nice – a pu se hisser au second tour, obtenant 39% des voix exprimées dans ce second tour; 150.000 membres inscrits du parti Les Républicains (LR), qui est actuellement la formation politique française comptant le plus grand nombre de membres, avaient le droit de vote.

Ciotti n'est pas seulement un ami du «radicalisé» (5) Eric Zemmour, il a annoncé auparavant qu'il voterait pour lui en cas de second tour entre le président sortant Emmanuel Macron et l'homme d'extrême droite. Il reprend également à son compte le terme de grand remplacement, rejeté par Marine Le Pen. Une nouvelle vague de prises de position racistes liées à la banlieue et aux «groupes à problèmes» dans l'espace public en 2020/21 a également constitué une réaction au mouvement assez massif de quelques semaines contre les violences policières, qui a donné lieu à des manifestations et à des rassemblements en France dans la première moitié du mois de juin 2020, en même temps que les protestations de masse qui ont suivi la mort violente de George Floyd aux États-Unis (25.05.2021).

Cette mobilisation, à une période où les manifestations étaient généralement interdites par le gouvernement invoquant l'état d'urgence face au Corona, a sonné l'alarme chez certain·es repré-sentant·es politiques et médias de droite telle que la chaîne de télévision privée CNews (l'une des anciennes employeuses du commentateur Eric Zemmour). Depuis, un nouveau terme a été inventé, que les milieux gouvernementaux ont d'une certaine manière mis à la mode. Il s'agit du néologisme wokisme, un terme qui n'existe pas en anglais6 et qui n'existait pas non plus en français auparavant, et qui fait référence à l'expression woke (réveillé, éveillé). Elle était utilisée dans le mouve-ment des droits civiques dans le sud des États-Unis dans les années 1960 pour désigner les personnes qui avaient pris conscience de la nécessité d'agir ensemble et de leur force. Elle a également été utilisée en partie dans le mouvement qui a suivi l'assassinat de Georg Floyd. En imitant apparemment cette terminologie, des journalistes français, à commencer par des médias tels que le Figaro et l'hebdomadaire Valeurs actuelles, situés entre les conservateurs et l'extrême droite, ont créé un nouveau concept de combat politique. Il est utilisé comme argument massue dans tous les contextes possibles et imaginables, contre les revendications de minorités «ethniques» ou reli-gieuses – par exemple lorsque des personnes ou des groupes se plaignent, à tort ou à raison, d'«islamophobie», ou lorsque des revendications anti-discrimination sont formulées –, mais aussi désormais pour d'autres raisons. Des mairies écologistes (depuis juin 2020, le parti écologiste EE-LV dirige pour la première fois plusieurs grandes villes françaises, de Strasbourg à Bordeaux en passant par Lyon) veulent proposer des menus végétariens dans les cantines scolaires? «Wokisme», s'insurge-t-on en retour! La politicienne gauche-verte Sandrine Rousseau demande des mesures contre la discrimination structurelle des femmes? «Wokisme!».

Dans les médias de droite, le «wokisme» et le «racialisme» (7) […] sont depuis longtemps utilisés comme synonymes. On peut s'attendre à ce que les futurs mouvements pour les droits des mi-grant·es ou des requérant·es d'asile soient tous confrontés à des accusations de «wokisme»...

Bernard Schmid, juriste et journaliste

Les notes sont de la traductrice:

  1. https://www.huffingtonpost.fr/2015/01/20/manuel-valls-apartheid-france_n_6506458.html
  2. Ancienne coutume de droit féodal signifiant: espace d'environ une lieue autour d'une ville, dans lequel l'autorité faisait proclamer les bans et avait juridiction.
  3. Courant intellectuel et politique, apparu en Allemagne à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. Il joua un rôle important lors de la révolution conservatrice sous la république de Weimar et certaines de ses idées furent reprises par le nazisme.
  4. Terroriste australien d'extrême droite auteur des attentats de Christchurch (Nouvelle-Zélande) contre deux mosquées, faisant 51 morts.
  5. C'est le titre d'un livre sur lui: Le radicalisé: enquête sur Eric Zemmour d'Etienne Girard, Seuil, 2021.
  6. Si si, et il est également utilisé aux États-Unis par tout un ramassis d'extrême droite pour attaquer tout ce qui tourne autour des questions de genre et de race.
  7. Les militant·es antiracistes utilisent le terme «racisé» ou «racialisé» pour mettre en évidence le caractère socialement construit des différences et leur essentialisation. Il met l'accent sur le fait que la race est une idée construite qui sert à représenter, catégoriser et exclure l'Autre.