Riace: six semaines dans l’œil du cyclone On peut tout à fait suivre l’histoire qui est en train de se dérouler à Riace depuis son ordinateur. Les événements qui se jouent dans ce petit village calabrais et les vicissitudes de son maire font encore la une des médias, et pas seulement en Italie. Mais aller aujourd’hui à Riace et y vivre un mois et demi, c’est une toute autre histoire car là-bas, on rencontre et on entend ce que les médias ne peuvent pas raconter: la tristesse, la méfiance et surtout la peur des habitant·es. Quand on a connu ce petit bourg avant la tempête qui s’est abattue sur lui depuis l’été dernier, on ne peut pas se résoudre à ce silence, à ces visages méfiants et aux portes fermées. Riace aujourd’hui est la photographie d’un village qui, pour avoir démenti l’équation «immigration = catastrophe sociale», se retrouve dans le collimateur d’un gouvernement de plus en plus ouvertement raciste et qui s’acharne à ne laisser entendre d’autres voix que la sienne. Une voix qui incite à la haine. Riace a démontré la fragilité de la fausse propagande du régime, a dérangé ceux qui ont construit leur carrière politique sur la rhétorique de la migration, celle du «on ne peut pas les accueillir tous, donc on les laisse se noyer en mer».
Une répression féroce et cruelle
Imaginez un petit village de 300 habitant·es, dont beaucoup de personnes âgées, investi par une gigantesque vague policière, juridique et médiatique. 29 personnes mises sous enquête, le maire exilé. Imaginez les écoutes téléphoniques, les micros et les journalistes partout, la mairie sous redressement judiciaire. Certes, il a été prouvé qu’il n’y a pas eu fraude, que les irrégularités dont l’administration municipale était accusée étaient seulement formelles, rien d’illicite. Même la Cour de Cassation s’est prononcée en faveur de Domenico Lucano et de son village pour que cet acharnement cesse… rien n’y fait. Avoir mis Riace à genoux en coupant les subventions qui faisaient vivre les migrant·es, les commer-çant·es locaux et les opérateurs sociaux n’était pas suffisant, maintenant il faut le rayer de la carte pour être sûr qu’il ne puisse plus se relever. Le jeu est aussi simple que pervers: on crée de la souffrance, on indique le coupable (le migrant, toujours) et on couvre d’opprobre celui qui a voulu faire autrement, lui reprochant de ne pas avoir respecté les règles, en utilisant des accusations aussi infondées que surréalistes, mais efficaces. Pendant notre séjour, nous avons pu assister en direct à cet acharnement sans fin et sans décence: la ferme didactique de Riace, celle où se trouvent les ânes (maintenant séquestrés) qu’on utilisait pour le ramassage des ordures et où se trouvent aussi des petits jardins cultivés par les migrant·es, à été mise sous scellés. Incompréhensible: cette petite ferme a été construite pour remplacer une décharge à ciel ouvert sur un terrain en friche impénétrable, envahi par les ronces. Qu’est-il reproché? La violation de la propriété privée, des irrégularités dans le puçage des ânes ou plutôt le fait que le maire a soustrait à la 'ndrangheta locale la gestion du ramassage d’ordures sur sa commune? Excusez-nous de douter. Mais ce n’est pas fini, car plus au moins au même moment, vers la mi-avril, s’ouvre une nouvelle enquête contre Domenico Lucano, sous prétexte que certaines maisons d’accueil n’étaient pas conformes aux critères d’«habitabilité» établis. Désolé·es, mais là non plus, on ne comprend pas bien: dans une région telle que la Calabre, la deuxième en termes de débarquements de réfugié·es, où la Préfecture appelait nuit et jour le maire en le suppliant de pallier à l’urgence, une région où les écoles, les hôpitaux et même le tribunal ne répondent pas aux critères d’habitabilité, l’Etat attaque à nouveau Domenico Lucano en justice parce qu’il accueillait des réfugié·es désespéré·es dans des maisons pas totalement conformes? Dans une région telle que la Calabre, où les plus farouches pouvoirs criminels sévissent, est-ce vraiment le maire de ce petit village qu’il faut traiter comme le plus redoutable délinquant du pays, le Lucky Luciano de la Locride? Excusez-nous de penser que le grand crime commis par Domenico Lucano est d’avoir polarisé l’attention des médias italiens en tant que symbole de l’anti-salvinisme, d’être devenu le symbole de l’ouverture et de l’accueil contre la fermeture et la peur de l’autre. Dans le crime de solidarité, certes, il a été sans scrupule et toujours prêt à la récidive.
Quand seule la solidarité fait vivre
Le 11 mai, une grande journée de solidarité était organisée à Riace. Un grand manifeste «Artistes pour Riace» avait été rédigé, signé par des centaines d’artistes italien·nes dont certain·nes avaient promis leur présence sur place. La fondation E’ stato il vento (c’est le vent), voulue par Domenico, après avoir réussi à atteindre le capital de départ requis (100.000 euros), a annoncé ce jour-là sa création juridique officielle et sa volonté de relancer l’accueil, les ateliers artisanaux ainsi que le tourisme solidaire, grâce aux soutiens privés, nationaux et internationaux. Il y a bien besoin de cette solidarité car la situation sur place est vraiment très difficile. Mises à part les grandes dettes accumulées, les écoles et le dispensaire médical ont dû fermer, plusieurs familles de migrant·es ont dû partir ailleurs tandis que celles qui restent vivent dans des conditions précaires grâce au seul soutien de ce qu’on appelle «la machine de la solidarité» et des associations caritatives. Pour cette présentation du 11 mai, Domenico Lucano avait demandé une permission de quelques heures pour pouvoir participer et retrouver enfin ses concitoyen·nes après 7 mois d’exil. Une demande parfaitement légale mais qui lui a été refusée net, bien évidemment, car il ne faudrait pas que cet homme puisse prononcer dans son village le mot «repartir» ni montrer son visage qui pourrait redonner espoir et courage, surtout en période électorale. Cet énième coup a été très violent pour Domenico, qui peine de plus en plus à garder le moral, pour les habitant·es désemparé·es, mais aussi pour les organisateurs et organisatrices et les participant·es, dont certain·es se sont désisté·es. Mais nous ne nous sommes pas découragé·es: au village, derrière la poste, à 10 minutes à pied de l’amphithéâtre où se déroulait la fête, se trouve la limite entre la commune de Riace et celle de Stignano. Il a suffi de l’annoncer aux micros pour qu’une gigantesque vague de plusieurs centaines de personnes se lève et se dirige à travers les champs en fleurs vers le lieu désigné. Un coup de téléphone a été donné à Domenico, qui connaît l’endroit, et voilà que, sans organisation et sans service d’ordre, une foule de solidarité put enfin se jeter dans les bras de ce petit maire qui a demandé justice, embrassé, remercié tout le monde et sangloté, étouffé par l’émotion. Nous étions tou·tes ému·es et animées par la même pensée: l’Etat ne pourra pas nous arrêter. Nous trouverons toujours la manière de contourner, déborder, résister à l’injustice! Les deux carabiniers postés en toute hâte en marge de cette frontière invisible, avaient l’air bien ridicule…
Un fol espoir de renouveau
Nous partons de Riace débordant d’émotions contradictoires dont peu sont marquées par la tristesse. La plus forte est l’envie de revenir, l’envie d’aider ce village à repartir. Nous avons rencontré et discuté avec les personnes qui travaillaient dans les ateliers, Riacesi et migrant·es: illes ne demandent que de l’aide pour redémarrer leurs activités artisanales. Riace est le lieu où illes veulent vivre, ici il y a un avenir à construire. Personne ne veut migrer de nouveau, ni les migrant·es, ni les habitant·es de Riace qui connaissent très bien la signification des mots «partir» et «être déraciné·es» car cette région a été parmi les plus frappées par l’émigration et la désertification depuis l’après-guerre. Nous avons parlé avec les réfugié·es qui ont choisi de rester et ils nous ont relaté des conversations téléphoniques avec ceux et celles qui ont été obligé·es de partir et qui ne souhaitent qu’une chose: pouvoir revenir dans leur maison à Riace. Nous avons rencontré une foule de personnes des quatre coins de l’Italie et de l’Europe prête à se retrousser les manches pour aider et nous savons que le modèle Riace est admiré et suivi dans le monde entier. C’est maintenant le moment de démontrer que, même si le rouleau compresseur des politiques de la haine a essayé d’enterrer ce modèle sous une couche d’asphalte, les graines d’humanité qui ont été semées ici germeront à nouveau et perceront le goudron.
Barbara Vecchio, membre du FCE et de la fondation E’ stato il vento
On recommencera
Nous avons ressenti une énorme sensation de vide, après les élections à Riace. Il est vrai que des milliers de personnes identifient ce petit bourg de la Locride à un véritable lieu d’espoir et il est vrai qu’ils l’ont soutenu avec entêtement en s’accrochant de toutes leurs forces, comme s’il s’agissait du dernier rivage, dans cette ambiance de débandade. Mais ça n’a pas suffi. Tant il est vrai aussi que la succession de coups assénés par le gouvernement italien a été lourde de conséquence, car portés, il faut le souligner, avec un acharnement inhabituel. Celleux qui s’étonnent qu’à Riace, la Lega ait fini par gagner, n’ont de toute évidence pas suivi le chemin de croix. Les inspections que la Préfecture a menées sur le projet d’accueil, dont les résultats, positifs, ont «disparu» pendant plus d’un an. Les subventions coupées depuis deux ans (ce qui a mis l’économie du village à genoux). Les écoutes rendues publiques dans le but d’alimenter la médisance. L’arrestation, l’enquête, l’avis d’expulsion du siège de l’association Città Futura, l’exil et donc l’impossibilité, pour Domenico Lucano, de mener une campagne électorale, etc. (...) Désormais, l’irréparable s’était produit. On recommence et, comme dans le jeu de l’oie, il faut retourner à la case départ. D’ailleurs, comme le dit Domenico Lucano lui-même, le projet d’accueil est né bien avant la phase administrative institutionnelle. En 2004, lors de son premier mandat comme maire de Riace, la victoire avait été un miracle et il avait été élu avec 35,4% des voix. Lors des élections en 2009, s’il avait emporté 51,7% des voix et un grand consensus, ce n’est certainement pas parce que les habitant·es de Riace avaient découvert leur veine humanitaire, mais parce que, de façon plus terre à terre, beaucoup de familles avaient pu trouver un job dans les projets d’accueil. Le maire avait mis le feu aux poudres grâce à ses idées et au fait que la renaissance du bourg aurait profité à tout le monde. Riace à l’époque était un petit village en train de se dépeupler tandis qu’aujourd’hui, il est florissant et le tourisme commence à se développer. Lors de son troisième mandat, Domenico s’était maintenu à nouveau avec 54,48% des voix. Il avait même fini par intégrer ses adversaires dans les projets d’accueil et dans l’administration: une erreur qu’il a payée cher par la suite. Il faut aussi rappeler que Riace est partagé en deux zones: «la marina» c’est-à-dire le village en bord de mer, plus touristique mais aussi plus attiré par l’expansion et le bétonnage, où vivent la majorité des habitant·es et puis «le bourg», sur les hauteurs, où on dirait que le temps s’est arrêté, entre les personnes âgées et les vieilles maisons rouvertes pour les migrant·es. Le maire avait beaucoup investi dans le vieux bourg, ce qui avait provoqué le mécontentement des habitant·es de la «marina». Lors des dernières élections, le bourg aurait voulu former un bloc unique pour contrer la marina, mais ça n'a pas réussi. Ce qui a influencé le verdict des urnes, encore plus que la politique, a été le déclin du village. Il n’a fallu que quelques mois pour que la fermeture des projets d’accueil modifie l’aspect du village. Et puis les projecteurs braqués, les films, les réalisateurs et les artistes qui se sont rendus sur place, l’affection et l’intérêt manifestés pour Lucano sur des nombreuses places italiennes n’ont pas seulement apporté du consensus, mais aussi de l’envie et de la médisance, tandis que la régression du village était visible partout, surtout de ses habitant·es retourné·es au chômage, aux travaux sous-payés et dont les enfants sont forcés à émigrer dans le Nord, sans espoir. Et donc les voix se sont portées ailleurs, pour courir derrière le rêve d’un leader qui promet des grands changements. Riace et Lampedusa ont connu le même sort électoral, un sort que les journalistes ont cherché à analyser de façon absurde, en criant à la «trahison». Mais les Riacesi et les Lampedusien·nes n’étaient pas des saint·es avant et illes ne sont pas devenu·es des monstres aujourd’hui. Illes sont seulement la photographie de ce pays: solidaires pour ouvrir leurs maisons dans les moments de besoin, mais enragé·es à mort contre les difficultés de la vie. On recommencera. La Fondation E’stato il vento a été créée le 15 mai dernier dans le but de soutenir la renaissance du bourg, rouvrir les ateliers, ramener la vie dans les ruelles, repenser à un accueil spontané des migrant·es. Pour avoir soutenu le projet Riace, «une entreprise exceptionnelle de haute valeur humanitaire», Recosol, le réseau des communes solidaires, a gagné le prix Antonio Feltrinelli. Un premier pas a été d’acheter les locaux pour le nouveau siège de l’association, beaucoup d’autres restent à faire…
Chiara Sasso, Coordinatrice nationale Recosol