Les Serbes protestent contre l’exploitation dans leur pays du lithium qui pollue les sols et contamine l’eau. L’UE a néanmoins adopté le pacte sur le lithium, l’industrie allemande des voitures électriques ayant besoin de cette matière première.
Aleksandar Matković ne sait pas qui le menace. Mi-août, l’économiste de l’Institut des sciences économiques de Belgrade reçoit des menaces de mort via Telegram. S’il veut continuer à vivre, il doit se retirer de la vie publique, peut-on lire dans les messages. Peu après, la police serbe effectue des descentes au domicile de quatre de ses ami·es. Les profils de Matković et d’autres scientifiques et activistes environnementaux sont téléchargés sur un site web proche du gouvernement, dans un «registre des écoterroristes» nouvellement créé. En noir et blanc pixelisé sur fond vert toxique, les photos ressemblent à des photos d’identité judiciaire de grands criminels.
Le mouvement écologiste est une épine dans le pied du gouvernement serbe. Et ce surtout en raison de son succès. Les protestations contre le projet d’extraction de lithium dans la vallée de Jadar polarisent le pays tout entier. «Cela a complètement changé le paysage politique en Serbie», estime Aleksandar Matković. «Les questions écologiques n’étaient pas du tout à l’ordre du jour politique, mais avec les changements législatifs prévus sur la question du lithium, elles ont mobilisé tout le pays. Ce furent les plus grandes manifestations depuis la chute de Milošević».
Du lithium pour les voitures électriques
L’UE et la Serbie veulent exploiter le plus grand gisement de lithium d’Europe dans la vallée du Jadar, au sud-ouest de Belgrade. L’Allemagne, en particulier, est très intéressée. L’industrie alle-mande a besoin de cette matière première pour développer la mobilité électrique. La Chine contrôle une grande partie de l’extraction et de la transformation du lithium dans le monde. Pour ne pas en être dépendante, l’UE encourage les projets miniers européens, tels que ceux de l’investisseur minier anglo-australien «Rio Tinto» dans la vallée du Jadar. La vallée du Jadar est une région agricole fertile et très peuplée, dotée d’importantes réserves d’eau potable. La menace de destruction et les pollutions prévisibles de l’eau et du sol ont mobilisé aussi bien les défenseur·euses de l’environnement que les scientifiques et les habitant·es. Des scientifiques ont expliqué dans un article publié dans Nature[1] que les forages de recherche ont à eux seuls augmenté les concentrations de bore, d’arsenic et de lithium dans les rivières voisines. Des dépassements des limites d’assainissement ont été constatés à plusieurs reprises dans des échantillons de sol. Suite à des manifestations dans tout le pays, le président serbe Aleksandar Vučić avait d’abord gelé le projet en 2022. C’est surtout le projet de loi sur l’expropriation de la population qui avait suscité une opposition locale et nationale massive, obligeant Vučić à déclarer la fin du projet.
Malgré ce prétendu arrêt, Rio Tinto a continué, depuis juin 2022, à acheter des terrains d’une valeur de 1,2 million d’euros dans les environs de Loznica, dans la vallée du Jadar, comme l’a rapporté le Balkan Investigative Reporting Network[2]. À la mi-juillet de cette année, revirement politique: en présence du chancelier allemand Olaf Scholz et du vice-président de la Commission européenne Maroš Šefčovič, Vučić signait à Belgrade une déclaration d’intention qui devrait permettre d’obtenir des subventions. Les constructeurs Mercedes-Benz et Stellantis prévoient également de participer à la mine.
Le gouvernement serbe espère que le projet générera des milliards de recettes. Vučić veut faire extraire 58.000 tonnes de lithium par an. Cela suffirait pour 1,1 million de voitures électriques et couvrirait ainsi 17 % des besoins européens, a-t-il expliqué au Handelsblatt[3] du 17 juillet 2024.Vučić promet non seulement d’exporter la matière première, mais aussi de faire avancer la construction de batteries en Serbie.
Transformation autocratique
«Nous ne progressons pas dans le domaine de la transformation verte, au contraire, nous régressons», affirme Matković. L’économiste met en garde contre la transformation de la Serbie en «colonie minière». Les investissements étrangers, tels que ceux de Rio Tinto, n’ont pas conduit à une augmentation du niveau de vie en Serbie. «L’inégalité sociale en Serbie est extrême et elle ne se réduira pas si nous devenons dépendant·es d’une seule entreprise en tant que fournisseur de matières premières». Dans l’accord sur le lithium avec Rio Tinto, la soi-disant transformation verte se confond avec l’autoritarisme de Vučić, écrit Matković dans une lettre ouverte début août. Peu après, il reçoit les premières menaces.
Ce sont probablement des déclarations comme celles-ci qui font de Matković et de ses compagnon·nes de lutte la cible de la répression étatique. De plus en plus de militant·es écologistes sont accusé·es de vouloir «abolir l’ordre constitutionnel» par leurs activités. Iels sont présenté·e comme des ennemi·es de l’État ou comme «écoterroristes». «Nous estimons qu’une soixantaine d’activistes ont reçu une forme quelconque de menace ou d’accusation», déclare Matković. D’éminents soutiens aux protestations, telle que la chanteuse croate Severina Vučković, sont également pris·es pour cible. Lors de son entrée dans le pays, elle a été retenue par la police des frontières et interrogée sur son opinion concernant le projet de mine de lithium.
L’UE semble fermer les yeux sur les dangers pour l’environnement, mais aussi sur la répression des défenseur·euses de l’environnement. Cette matière première est trop importante pour la réussite de la «transformation verte» et du Green Deal européen. Dans le Tageszeitung[4] du 12 août 2024, la secrétaire d’État Franziska Brantner affirmait que l’UE et la Serbie doivent certes veiller à ce que les normes environnementales soient respectées, mais la mine se fera quoi qu’il arrive – soit avec une participation chinoise, soit avec une participation européenne.
Course aux matières premières
«L’Union européenne est en quelque sorte en mode panique», estime l’expert en matières pre-mières Michael Reckordt. «Elle tente, à l’instar de la Chine ou des États-Unis, de s’assurer des accès aux matières premières partout dans le monde». L’année dernière et en très peu de temps, l’UE a adopté le Critical Raw Material Act, dont l’objectif est d’améliorer la sécurité de l’approvisionnement en matières premières et de renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement. Les rivalités géopolitiques avec la Chine, mais aussi les conséquences de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, ainsi que l’Inflation Reduction Act, par lequel les États-Unis poussent à la nationalisation de leurs sources de matières premières et de leur production, font que l’UE est fortement contrainte de réagir.
Mais cette course aux matières premières critiques révèle surtout les contradictions d’une transformation économique verte qui mise uniquement sur l’électrification: «Au fond, la transformation verte telle qu’elle est définie par les politiques est la réponse à leur incapacité à stopper ou endiguer la crise climatique», explique Michael Reckordt. «On tente, dans la panique, de décarboner là où la pression est la plus forte: les secteurs de l’électricité et de la mobilité».
C’est particulièrement évident en ce qui concerne le lithium. C’est surtout l’Allemagne, pays de l’automobile, qui a besoin de cette matière première pour l’industrie locale. L’Allemagne a une consommation de métaux bien plus élevée que nombre de ses voisin·es, un tiers de cette consommation étant imputable à l’industrie automobile. Dans l’ensemble, la consommation allemande de matières premières est bien supérieure à un niveau équitable à l’échelle mondiale. «Lorsque l’Allemagne dit: ‘Nous avons besoin d’un accès équitable et libre aux marchés des matières premières de ce monde’, libre et équitable ne signifient pas du tout ce que nous entendons par là en tant qu’organisation de protection de l’environnement ou des droits humains, mais simplement que nous devons avoir accès au plus grand nombre possible de matières premières, à un prix aussi bas que possible», explique Reckordt.
Au lieu de s’assurer agressivement l’accès à des métaux critiques, comme en Serbie, il faudrait en premier lieu réduire le besoin global en matières premières, souligne Reckordt. Cela implique-rait avant tout de construire des voitures plus petites et d’en produire moins, d’amorcer un tournant dans les transports qui réduise la dépendance à l’égard de la voiture, de recycler les matières premières et de réduire drastiquement la consommation d’énergie dans l’industrie. Cela signifie-rait effectuer une véritable transformation verte et transformer réellement l’économie de manière climatiquement neutre et écologique, au lieu de générer des effets rebond[5] et de déplacer les problèmes environnementaux et de droits humains à l’étranger. Cela ne va pas de pair avec l’image que l’Allemagne se fait d’elle-même en tant que pays exportateur en pleine croissance et leader dans le domaine de l’automobile et de l’industrie.
Les contradictions de la transformation verte du capitalisme apparaissent ici aussi, comme l’ont montré récemment les plans économiques annoncés par Volkswagen. Les garanties d’emploi en Allemagne et le droit à un environnement intact en Serbie ne s’excluent toutefois pas mutuellement. La tâche politique de l’heure serait d’engager une transformation de grande envergure qui place les intérêts des populations et la garantie de leur existence au centre des préoccupations. Imposer l’accord européen sur le lithium et les intérêts industriels allemands à l’étranger au dé-triment de la population locale, c’est exactement le contraire.
Aleksandar Matković ne peut pas dire si la mine verra le jour. Les projets de Rio Tinto, Vučić et de l’UE mobilisent au-delà des frontières nationales. De plus en plus de militant·es internationaux pour le climat, notamment d’Allemagne, participent aux protestations contre l’exploitation minière en Serbie. Ce soutien est extrêmement important, compte tenu de la répression massive. Mais la question de savoir si l’exploitation du lithium pourra vraiment être empêchée «dépend de nous tou·tes», écrit Matković.
Ronja Morgenthaler*
*Ronja Morgenthaler est journaliste et politologue, spécialisée dans la transformation socio-écologique, le climat et l’Allemagne de l’Est. Cet article a été publié le 11 septembre 2024 dans le magazine en ligne Jacobin <jacobin.de>.
- Revue internationale hebdomadaire publiant les meilleures recherches évaluées par des pairs dans tous les domaines de la science et de la technologie <nature.com>.
- Le Balkan Investigative Reporting Network est un réseau d’organisations non gouvernementales qui promeut la liberté d’expression, les droits humains et les valeurs démocratiques en Europe du Sud et de l’Est <birn.eu.com>.
- Quotidien allemand spécialisé dans le journalisme économique.
- Ou TAZ, quotidien allemand supra régional, décrit comme étant de gauche, vert et alternatif.
- Les gains d’efficacité réduisent souvent le coût des produits ou des services. Cela peut entraîner un changement de comportement des utilisateur/trices: iels consomment plus – les économies initiales sont en partie annulées. Cet effet est appelé rebond.