Pour essayer de s’y retrouver dans la situation en Syrie, nous vous proposons cet article de fond, daté du 12 décembre, de Amalia van Gent*, dans lequel l’autrice se demande si la chute d’Assad conduira à une partition de fait de la Syrie. Israël et la Turquie se sont en effet exprimé·es à ce sujet.
Dimanche dernier, le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan appelait les groupes d’opposition syriens à s’unir désormais: «Il est temps de réunifier et de reconstruire le pays», a-t-il déclaré aux journalistes, en marge du forum de Doha au Qatar. Dans la nuit de samedi à dimanche, Damas, comme Alep et Homs auparavant, était tombée sans combat aux mains des rebelles islamistes. Ce bouleversement d’une rapidité inattendue a sensiblement réduit l’influence d’anciens acteurs dans le pays, tels que l’Iran et la Russie; de nouveaux apparaissent sur la scène de la guerre.
Se plier aux injonctions d’Ankara
La Turquie s’imagine être le «grand vainqueur» de ce conflit. Sans le feu vert d’Ankara, les rebelles islamistes n’auraient probablement jamais entamé leur avancée sur Alep et Damas. Le ministre des Affaires étrangères Fidan Hakan en est conscient. En contrepartie de la chute inespérée d’Assad, le président turc Recep Tayyip Erdoğan souhaite toutefois pouvoir dicter sa politique syrienne au «nouveau Damas».
Aujourd’hui, Abou Mohammed al-Jolani est le visage de cette victoire fulgurante; il est le lea-der le plus populaire de l’opposition sunnite en Syrie et il est plus puissant que jamais. Se pliera-t-il aux désirs d’Ankara dans le conflit avec les Kurdes dans le nord de la Syrie? À Ankara, on doute déjà que la Turquie puisse compter sur Abou Mohammed al-Jolani. Dans l’accord de Sotchi, signé en 2016 par la Russie, l’Iran et la Turquie, Ankara s’était engagée à limiter le pouvoir d’al-Jolani et de son mouvement islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS) dans la province d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie. Ankara n’y est jamais parvenue. HTS a ses racines dans la branche arabe d’Al-Qaïda; son chef, Al-Jolani, agissait le plus souvent de manière indépendante.
Avant d’occuper son poste actuel de ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan était à la tête des services secrets turcs (MIT). Au cours de son long mandat, il a transformé le MIT, qui disposait jusqu’alors de compétences plutôt limitées et se concentrait surtout sur les «ennemis inté-rieurs», en une institution puissante qui se considère désormais au même niveau que la CIA américaine ou le Mossad israélien, par exemple.
La création de la soi-disant «Armée nationale syrienne» (ANS) a coïncidé avec la présidence du MIT par Hakan. L’ANS a été formée et armée par Ankara après 2016, dans l’espoir de provoquer un changement de gouvernement à Damas. Contre toute attente, l’ANS est toutefois restée jusqu’au bout, une association informelle de seigneurs de guerre corrompus.
HTS d’Al-Jolani et l’ANS constituent aujourd’hui le principal bras armé de l’opposition sunnite syrienne. Avec 75 %, les sunnites représentent l’écrasante majorité de la population syrienne. À Doha, le ministre turc des Affaires étrangères a lancé un appel pressant à l’union de tous les groupes d’opposition syriens. «Le principe de l’inclusion de tous ne doit jamais être remis en question», a déclaré Hakan Fidan. Plus qu’un appel, ses paroles devraient être un avertissement sans équivoque à al-Jolani pour qu’il ne cherche pas à dominer seul Damas.
Le choc des cultures syrien
L’entrée des rebelles à Damas a contraint le président Bachar el-Assad à prendre la fuite. L’agence de presse russe TASS a confirmé que l’asile politique lui avait été accordé à Moscou, ainsi qu’à sa famille. Le règne d’un demi-siècle de la famille al-Assad a ainsi définitivement pris fin.
Celle-ci avait commencé avec Hafez al-Assad, le père du président aujourd’hui déchu. Hafez as-pirait à créer en Syrie un État arabe nationaliste, sur le modèle de l’Irak et de l’Égypte, et prescrivait à son peuple un sécularisme strict. Comme la population était majoritairement sunnite et parfois encore profondément religieuse dans les provinces, des révoltes avaient éclaté. Comme Al-Assad appartenait à la minorité religieuse des alaouites, les troubles sociaux prenaient souvent le caractère d’un combat culturel. Hafez a eu recours à des moyens de répression de plus en plus brutaux. Il est significatif qu’à la fin de son règne, six services secrets puissants et concurrents devaient surveiller chaque recoin du pays et étouffer dans l’œuf toute opposition. En 1982, lorsqu’une révolte de la majorité sunnite contre le régime avait éclaté dans la ville de Hama, en Moyenne Syrie, Hafez avait fait bombarder la vieille ville historique de Hama, faisant plus de dix mille morts.
Synonyme de torture
Après la mort de Hafez, le jeune Bachar est arrivé au pouvoir en tant que porteur d’espoir d’une libéralisation politique. Mais il s’est rapidement révélé être une mauvaise copie de son père tyrannique: on estime que jusqu’à un demi-million de personnes ont perdu la vie au cours de la guerre civile d’après 2011; plus de 13 millions de Syrien·nes, soit plus de la moitié de la population du pays avant la guerre, ont été déplacés. Selon les Nations unies, plus de six millions de Syrien·nes vivent aujourd’hui en tant que réfugié·es, en dehors de leur pays déchiré par la guerre.
La prison militaire de Saidnaya est devenue le symbole du règne d’Assad et synonyme de tortures inimaginables, d’humiliations systématiques et d’exécutions de masse. Une équipe de la chaîne d’information privée Al Jazeera de Doha a été la première chaîne d’information à montrer des images de détenu·es encore complètement confus·es, complètement épuisé·es, laissant derrière elles et eux les portes de leur martyre. «J’étais sur la liste des exécutions. Ce matin devait être le dernier matin de ma vie», a raconté un homme, incapable de mettre des mots sur sa joie face au changement surprenant survenu à Damas.
Pendant plus d’un demi-siècle, les alaouites ont constitué l’élite politique et économique du pays. Durant leur règne, ils ont pu compter sur le soutien, du moins discret, des minorités chrétiennes. Les deux minorités religieuses représentent un quart de la population totale (15 % d’alaouites et 10 % de différentes églises chrétiennes).
Le nouvel homme fort de Damas, Al-Jolani, a certes appelé au respect de toutes les minorités. Pourtant, la peur d’actes de vengeance et de règlements de comptes ouverts circule parmi les alaouites et les chrétiens. C’est un modèle qui se répète de manière presque monotone au Proche-Orient: aux dictatures laïques qui garantissent la liberté de religion pour les minorités succèdent des régimes religieux fondamentalistes qui ne laissent aucun espace à celles et ceux qui pensent différemment. C’est ce qui s’est passé jusqu’à présent en Iran, en Afghanistan, en Égypte et en Libye.
C’est pourquoi la majorité des alaouites et des chrétiens ne veulent pas croire aux assurances données par les nouveaux dirigeants de Damas. Encore sous le choc de l’incroyable implosion de leur armée, ils sont prêts à croire qu’il s’agit en réalité d’un retrait ordonné de l’armée syrienne. Et que celui-ci repose sur un accord entre les acteurs mondiaux.
C’est ainsi que des rumeurs et des cartes circulent à Damas, selon lesquelles la minorité alaouite dans les provinces méditerranéennes syriennes de Lattaquié et de Tartous se verrait garantir une autonomie à l’avenir. Ces provinces sont de toute façon la zone d’implantation traditionnelle des alaouites. Moscou aurait-il échangé la chute d’Al-Assad contre la sécurité de ses bases militaires à Tartous et Lattaquié? Le fait est que Moscou aurait au moins pu freiner l’avancée rapide des islamistes en bombardant l’importante route de liaison M4 au début de la rébellion. Or, l’armée de l’air russe ne l’a pas fait. Le fait est également que la Russie n’est pas prête à renoncer à ses bases militaires. Car ce sont les seules dont elle dispose en Méditerranée.
Bouleversements démographiques
Plus de 6 millions de Syrien·nes vivent en tant que réfugié·es en dehors de leur pays, pour la plupart dans les pays limitrophes. Environ 3,2 millions d’entre eux résident en Turquie uniquement. La chute du régime ouvre la voie à un retour en toute sécurité de ces réfugié·es dans leur pays, a déclaré dimanche le vice-président turc Devdet Yilmaz. Ces personnes auront-elles le choix d’un retour volontaire? Ou seront-elles plutôt forcées de revenir?
Une vague d’immigration menace toutefois de placer le pays instable devant une nouvelle épreuve et de modifier fondamentalement la démographie de pans entiers du pays. Selon les données des Nations unies, plus de 150 000 personnes sont déjà en fuite; les premiers réfugié·es après le début de la guerre étaient des Kurdes et venaient de la région de Sehba autour de la ville de Tall Rifat. Les deux villes sont tombées aux mains de l’ANS fin novembre.
La plupart de ces réfugié·es étaient originaires de la ville d’Afrine. Ce qui s’est passé autour de la région d’Afrine est une tragédie largement ignorée par l’Occident: les troupes turques, immé-diatement après leur première entrée dans la ville en 2018, avaient remis le contrôle de cette région à leur allié, l’ANS. Et les seigneurs de guerre islamistes de l’ANS ont transformé l’ancien centre universitaire des Kurdes syrien·nes en une région où, selon des organisations de défense des droits humains renommées telles que Human Rights Watch, les pillages, la torture, les viols et les expulsions sont monnaie courante.
La ville d’Alep autrefois multiculturelle
Après la chute d’Alep, par peur de représailles, des milliers et des milliers de personnes ont fui les quartiers kurdes de la grande ville, tels que Cheikh Maqsoud et Ashrafieyh, en direction du nord-est. Le flot de réfugié·es kurdes a été progressivement rejoint par les Yézidis1 d’Alep. Le 3 août 2014, lorsque la milice terroriste État islamique (EI) avait envahi Sinjar[2], au nord de l’Irak, tuant jusqu’à 10 000 hommes et réduisant en esclavage près de 7000 femmes et enfants, est resté gravé dans la mémoire collective de cette petite minorité religieuse du Moyen-Orient comme le 74e grand massacre. Comment pourraientiels vivre parmi les islamistes?
Environ 80 000 Arménien·nes vivaient également dans la ville multiculturelle d’Alep, jusqu’à ce que la guerre civile syrienne de 2011 ne réduise cette minorité pleine de vie à 12 000 aujourd’hui. Après la chute d’Alep, l’Église arménienne a appelé ses fidèles au calme. Celles et ceux qui le peuvent tentent néanmoins de fuir vers le nord-est du pays. Comme l’a rapporté le journal arménien Kantsasar[3] depuis Alep, deux médecins arméniens ont été mortellement blessés par des snipers alors qu’ils tentaient de fuir.
Les Kurdes, les chrétiens et les Yézidis fuient vers l’Autorité autonome de la Syrie du Nord et de l’Est (AANES) contrôlée par les Kurdes, également connue sous le nom de Rojava, car le mouvement politique qui y est dominant, influencé par le leader kurde de Turquie Abdullah Öcalan, est strictement laïc. L’AANES applique en outre l’égalité des sexes, ce qui revêt une importance particulière pour les minorités. «Toutes ces personnes ont besoin de tentes, de nourriture, de médicaments. Nous avons besoin d’une aide humanitaire d’urgence pour assurer des abris, de l’eau et de la nourriture», a récemment averti Sêxmûs Ehmed, responsable des camps et de la migration au Rojava.
Le Rojava, 3e partie d’une future fédération syrienne?
Trois acteurs principaux ont trois réponses différentes: Israël saluerait une division de la Syrie selon les appartenances confessionnelles, écrit depuis Tel Aviv la plateforme Internet Al monitor, bien informée sur le Proche-Orient. On parle déjà d’une soi-disant «cantonisation» qui pourrait comprendre une région pour les sunnites, une pour les chiites alaouites, une autre pour les druzes et enfin les Kurdes.
La «Turquie ne tolérera jamais une nouvelle division de la Syrie», a répété Recep Tayyip Erdoğan. Ankara considère le Rojava, ne serait-ce qu’en raison de la proximité idéologique de ses dirigeant·es avec le PKK, comme un «nid de terroristes» qui doit être rayé de la carte. Après de violents combats avec l’ANS, soutenue par la Turquie, les Kurdes ont dû se retirer mardi dernier de la ville stratégique de Manjib, à l’ouest de l’Euphrate. Les combattants de l’ANS islamiste doivent désormais se diriger vers Kobané.
Kobané est considérée par les Kurdes comme «leur ville historique». En 2015, les djihadistes d’ISIS avaient assiégé pendant trois mois la petite ville située à la frontière avec la Turquie, sans jamais pouvoir la prendre. À Kobané, des jeunes Kurdes pour la plupart mal armé·es, ont infligé sa première défaite cuisante à ISIS, alors surpuissant. À l’époque, le président américain Obama avait décidé de conclure une alliance avec les Kurdes syriens.
Mais Washington est aujourd’hui divisé sur la question. Joe Biden a certes déclaré que les troupes américaines resteraient dans la région. Les 900 soldats américains représentent pour le Rojava la garantie de son existence. Mais le nouveau président américain Donald Trump a déclaré sur la plateforme Truth social[4] «la situation en Syrie est chaotique. Les États-Unis ne devraient pas s’en mêler. Ce n’est pas notre combat, ne vous en mêlez pas».
Aux dernières nouvelles et sous la médiation des gouvernements français et américain, les dis-cussions entre le commandant des Forces démocratiques syriennes (FDS) au pouvoir, Mazloum Abdi Kobani, et l’opposition kurde interne ont abouti fin décembre à un accord entre les deux mouvements politiques. Cet accord est absolument unique au Rojava. Il permet désormais aux Kurdes de Syrie de lutter d’une seule voix à Damas pour les droits de la minorité kurde.
Amalia van Gent, 12 décembre 2024
- Minorité ethnique endogame parlant majoritairement le dialecte kurde kurmandji, originaire de la Mésopotamie supérieure.
- La ville et son district sont un foyer historique de la religion yézidie.
- Hebdomadaire, organe officiel du Diocèse arménien de Beroea à Alep.
- Réseau social de microblogage du Trump Media & Technology Group (TMTG).
- Amalia van Gent a travaillé comme journaliste de presse écrite, de radio et de télévision en Irak, au Pakistan et dans les Balkans et y a couvert les guerres pour les médias suisses. Elle a également participé à l’écriture du film documentaire Une vie entre guerre et musique, sur les possibilités et les limites du journalisme de guerre.