Après l’euphorie de la chute du dictateur, la région autonome du nord-est syrien est plongée dans l’inconnu. Son autonomie et son système politique sont menacés par le changement de régime et les combats qui continuent.
Un vent de liberté souffle sur la Syrie après cinq décennies de dictature sous le régime Assad père, puis fils. Treize ans de combats, 6 millions de réfugié·es et 7 millions de déplacé·es internes (sur une population de 21 millions) en auront été le colossal tribut. Mais depuis la chute de Bachar Al-Assad le 8 décembre 2024, l’heure est à la liesse: des familles séparées par la guerre sont réunies, des prisons libérées, des disparu·es retrouvé·es. Pour d’autres, c’est la détresse qui prime à l’heure d’ouvrir les fosses communes et de dresser le bilan terrifiant de la politique d’extermination pratiquée par le régime contre ses opposant·es.
Dans la région autonome du nord-est syrien, où résident 4 millions d’habitant·es et l’essentiel de la population kurde du pays, l’euphorie de la chute d’Assad est teintée d’angoisse. «Depuis plus de 25 jours, des centaines d’obus traversent le ciel de notre village chaque jour», nous raconte Abu Dalshir[1] au téléphone, la voix étranglée par la peur. Son village est sous le feu des groupuscules armés soutenus par la Turquie[2], qui profitent de la chute d’Assad pour avancer vers l’est de la Syrie. Pour Abu Dalshir, il n’y a aucun doute: «Ces attaques visent à chasser les Kurdes de leur zone.» Sa peur est largement partagée dans la région autonome du nord-est syrien − plus connue sous le nom de Rojava[3] −qui s’étend des frontières de la Syrie avec l’Irak et la Turquie jusqu’aux rives de l’Euphrate.
Tout au long de la guerre civile, cette région habitée par une mosaïque de communautés (arabes, kurdes, syriaques, arméniennes, ou encore yézidies) a profité de l’affaiblissement militaire du régime Assad pour lui arracher une autonomie croissante, avec un mode de gouvernance démocratique très particulier. Mais cette expérience d’autogestion semble plus que jamais en sursis.
Depuis 2013, le nord-est de la Syrie est gouverné par l’Administration autonome du nord-est syrien (AANES) selon un modèle original de démocratie décentralisée, le confédéralisme démocratique. Sous ce modèle, conçu pour garantir un maximum d’autonomie à chacune des communautés de la zone, le territoire est divisé en «communes» qui s’autogèrent localement. Les postes clés sont occupés par un binôme homme-femme, assurant ainsi une parité représentative.
Une reconnaissance pour les Kurdes et les minorités
Sous l’égide de l’Administration autonome, le nord-est syrien a développé son propre système de lois et son cursus scolaire. Il est devenu la seule région du pays où le kurde et le néo-araméen sont reconnus langues officielles aux côtés de l’arabe, une véritable révolution dans un pays où 120.000 Kurdes avaient été déchus de leur nationalité par l’état syrien en 1962.
Ce système démocratique a été développé par Abdullah Öcalan, l’un des dirigeants emprisonnés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) − une guérilla kurde, marxiste-léniniste à ses dé-buts, née en Turquie. Le PKK a exercé une influence militaire considérable dans le nord-est syrien pendant la guerre civile − depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui − et contribué à la création de l’Administration autonome. Ce qui explique l’attitude hostile d’Ankara vis-à-vis du territoire sy-rien autonome: selon la Turquie, il constitue une base arrière du PKK et une menace pour sa sécurité.
Pour le régime d’Erdoğan, c’est aussi un territoire d’expérimentation où le PKK met en application certaines de ses idées politiques − au risque d’alimenter un imaginaire autonomiste chez les Kurdes de Turquie. Ankara bombarde régulièrement les positions des Forces démocratiques syriennes, la branche armée de l’Administration autonome, ainsi que son territoire.
Aujourd’hui, l’autonomie du nord-est syrien est plus que jamais menacée. D’abord sur le plan militaire: parmi les factions armées qui ont combattu Assad tout au long de la guerre, certaines sont soutenues financièrement et militairement par Ankara. Or, ces mêmes factions profitent désormais de la déroute du régime pour avancer en direction du nord-est. Début janvier, elles assié-geaient Kobané, ville-martyre sauvée in extremis de Daech par les combattants kurdes en 2015.
Sur le plan politique, ensuite, la région autonome fait face à une pression très forte pour réintégrer une Syrie unifiée. Nouveau maître de Damas depuis la chute d’Assad, le chef du groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS)[4], Ahmad al-Sharaa, souhaite réunifier au plus vite les factions militaires du pays. «Ce nouveau gouvernement est plus légitime que le régime d’Assad», explique Thomas Schmidinger, politologue, professeur à l’université de Vienne et auteur de plusieurs livres sur l’histoire kurde. «L’AANES fait donc face à plus de pression pour réintégrer la Syrie.» Mais l’histoire des relations entre l’administration autonome et HTS ainsi que ses allié·es depuis le début de la guerre civile est tumultueuse.
De nombreux révolutionnaires qui ont combattu le régime Assad reprochent aux Kurdes d’avoir collaboré avec lui pendant la guerre: à partir de 2013, il leur a abandonné de nombreuses positions au nord-est pour concentrer ses forces contre les rebelles dans le centre du pays. À de multiples reprises, l’Administration autonome a ensuite dû se rapprocher du régime syrien ou de ses allié·es pour assurer sa survie face à la pression d’Ankara. Et si la communication avec HTS a été un peu meilleure avec la chute du régime − au grand dam de la Turquie et de ses supplétifs militaires − les deux entités n’ont pas pour autant d’objectifs politiques similaires.
Révoltes internes
Enfin, l’Administration autonome est confrontée au risque de révoltes en interne, car son bilan après une décennie de pouvoir est plus que mitigé. Certes, la représentation des femmes et les droits des minorités ont incontestablement progressé grâce au confédéralisme démocratique. Mais derrière «les structures politiques officielles de l’AANES [qui] suivent bien le modèle confédéraliste, ce n’est pas nécessairement le cas des autres centres du pouvoir − économique ou militaire», explique Thomas Schmidinger.
Plus que le gouvernement autonome, ce sont les cadres du parti dominant et le commandement des Forces démocratiques syriennes qui tranchent sur les sujets clés. Or, ces dernières ont commis des exactions pendant la guerre contre des opposant·es, des journalistes et des civil·es (notamment la confiscation de leurs biens).
Face à ces dérives, un ressentiment palpable s’est installé notamment dans les zones arabes de la province de Raqqa ou Deir ez-Zor, où certaines tribus se sont révoltées à plusieurs reprises contre l’Administration autonome.
Le groupe HTS compte désormais lancer un «dialogue national» pour rédiger une nouvelle constitution. L’Administration autonome souhaite y participer, déclare Leila Karaman, coprési-dente du plus haut organe politique de l’AANES: «Nous sommes pour le dialogue entre les Syriens, avec les pays voisins, avec tous les partis politiques et les forces en présence, avec le gouverne-ment intérimaire de Damas.»
Les Kurdes et leurs allié·es comptent y défendre un modèle fédéral pour le pays: «Nous avons fait l’expérience d’un Etat central totalitaire sous le régime baathiste. Pendant plus de 60 ans, les minorités non-Arabes ont été exclues et marginalisées», argumente Sanharib Barsoum, coprésident du Parti d’union syriaque, membre de l’Administration autonome. «Un État fédéral serait le plus approprié pour garantir les droits de toutes les communautés dans toutes les régions.»
Pour nombre d’habitant·es du nord-est, il est hors de question d’abandonner l’autonomie si chèrement acquise. Même si, comme le rappelle Thomas Schmidinger, l’Administration autonome n’a jamais cherché à obtenir l’indépendance: «Iels ont toujours considéré qu’iels faisaient partie de la Syrie.» Mais les Kurdes et leurs allié·es craignent de passer sous le contrôle de groupes hostiles, comme les factions soutenues par Ankara, qui ont brutalisé et poussé à l’exil les minorités kurdophones vivant dans les zones sous leur contrôle pendant la guerre. «Notre peuple a subi un génocide sous Daech, et nous avons peur qu’il se répète sous l’égide d’une organisation qui n’a pas le même nom mais partage son idéologie», dit Sanharib Barsoum.
Le futur de la Syrie appartient aux Syrien·nes
Dans l’immédiat, la survie de la région autonome se joue au gré des rapports de force sur le terrain: la capacité des Forces démocratiques syriennes à résister à l’avancée de leurs ennemis, celle du gouvernement autonome à contrôler sa zone, et la volonté des Occidentaux de soutenir leurs allié·es kurdes qui ont joué un rôle clé dans la lutte contre Daech.
Sur ce point, le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot a tenté de rassurer lors de sa visite en Syrie le 3 décembre 2024, en plaidant pour une «solution politique» avec les «alliés de la France que sont les Kurdes».
Leila Karaman réclame quant à elle plus de pression occidentale sur la Turquie afin que cessent les combats. À Qamishli, capitale de la région autonome, on espère que les Syrien·nes trouveront un compromis: «Nous avons essayé de négocier sans résultats avec Bachar el-Assad, et nous continuerons à négocier avec le nouveau régime», affirme Sanharib Barsoum. «Tout ce qui a trait au futur de la Syrie doit être décidé par l’ensemble des Syriens, et non pas uniquement par ceux qui gouvernent Damas aujourd’hui.»
Lyse Mauvais, Solin Muhammed Amin, Qamishli (Syrie)
Journalistes-Reporterre*
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- Craignant que son village ne passe à terme sous contrôle d’une faction pro-turque, Abu Dalshir nous a demandé d’utiliser un pseudonyme.
- Cette constellation de groupuscules d’opposition soutenus et en partie armés par la Turquie, opposée à Bachar Al-Assad et aux Kurdes, est rassemblée sous l’appellation Armée nationale syrienne (ANS).
- Le nom Rojava fait référence au Kurdistan syrien historique. Au début de la guerre, l’autonomie concernait principalement l’extrême-nord du pays, majoritairement peuplé de Kurdes, d’où cette appellation. Au fur et à mesure que la région autonome s’est étendue vers le sud et l’ouest, ses dirigeant·es ont essayé de se départir de cette étiquette jugée trop kurde par certain·nes.
- Hayat Tahrir al-Sham, organisation djihadiste héritière du front Jabhat al-Nosra, a formellement rompu avec Al-Qaïda en 2017. Avant de conquérir Damas, ce mouvement dirigé par Ahmad al-Sharaa (plus connu sous son nom de guerre, al-Jolani) contrôlait la province d’Idleb, dernier bastion de l’opposition syrienne dans le pays, et ses quelque 3 millions d’habitant·es (dont 2 millions de déplacé·es).