Des mouvements paysans se mobilisent contre le vol néocolonial de terres. En effet, depuis 2007, la vente de terres fertiles à des banques, des fonds d’investissements et des multinationales a explosé, provoquant une énorme vague d’expropriations qui sape les bases de survie de plusieurs centaines de milliers de petits paysans, de pêcheurs et d’éleveurs de l’hémisphère sud.
Entre octobre 2008 et juin 2009, 47 millions d’hectares ont été ainsi bradés dans le monde, l’équivalent de la superficie de la Suède et du quart de la surface cultivable de toute l’Union européenne. L’Afrique est touchée à environ 75% par le landgrabbing, dans 23 pays sur l’ensemble du continent dont la République Démocratique du Congo, le Soudan du Sud ou l’Ethiopie, gravement secoués par la crise. Ici, les informations sont plutôt économiques et objectives, avec au centre les événements concrets et les conséquences de l’exploitation d’immenses superficies de forêts, de champs et de pâturages au profit d’une agriculture industrielle. Sur place, on peut à peine parler de résistance chez les petits paysans touchés par ce phénomène, tant que les perspectives potentielles d’intervention en Europe ne sont pas éclairées de plus près. De nombreux mouvements paysans ont été pris à l’improviste quand la vente néocoloniale des terres s’est emballée après la crise financière et économique mondiale d’il y a cinq ans.
Il n’en est que plus urgent de focaliser sur les luttes pour la terre qui partout s’intensifient. Sans une union large, par conséquent globale, entre des organisations paysannes, des mouvements sociaux de base et des acteurs de la société civile, on ne parviendra pas à faire cesser le landgrabbing ni à revenir sur des contrats déjà conclus, encore moins à indemniser les populations dont les bases d’existence sont déjà détruites.
A propos de conflits pour la terre on évoque généralement l’Amérique latine. Il faut se rappeler que l’insurrection zapatiste de 1994 a d’abord été une réaction à la suppression de l’inaliénabilité des terres communales (Ejido) garantie par la constitution. A ce sujet, Raul Zibeche écrit dans son livre récemment paru, Territoires de la résistance, que dans la seule Amérique Latine ont surgi les trente dernières années 5.000 implantations autogérées sur 25 millions d’hectares de terres occupées. Ce n’est pas un hasard si depuis un certain temps, les mouvements paysans du Mali jouent un rôle prépondérant dans la résistance mondiale au landgrabbing: dès 2003 des paysannes et paysans de ce pays ont contribué, avec 800.000 signatures et empreintes digitales, au succès d’une plainte du gouvernement malien déposée auprès du tribunal arbitral de l’OMC contre le dumping du coton des Etats-Unis et de l’UE. De la même manière, l’introduction forcée de «coton bt» OGM par le géant semencier Monsanto, la Banque Mondiale et d’autres organismes privés reste bloquée au jour d’aujourd’hui (contrairement au Burkina Faso voisin où les petits paysans favorables au gouvernement ont été contraints de le faire, partiellement sous la menace des armes). Pour finir, il faut rappeler qu’en 2007 à Nyéléni, près de la petite ville malienne de Sélingué, se sont réunis plus de 500 délégués paysans de 80 pays pour une conférence sur la souveraineté alimentaire, thème développé depuis 1996 par l’organisation de petits paysans Via Campesina.
Le fleuve Niger en danger
L’Office du Niger1 est actuellement le théâtre des confrontations à propos du landgrabbing. C’est un delta intérieur du fleuve Niger, extrêmement fertile, qui s’étend sur 270 km à l’est et au nord de la ville de Ségou, à l’est de Bamako. A ce jour 98.000 hectares de terres y sont irrigués par gravitation, avec un potentiel de 960.000 hectares qui pourraient faire vivre 700.000 personnes – sans compter les pasteurs nomades qui les utilisent déjà. C’est précisément dans cette zone que, depuis 2003, le gouvernement malien, sous la pression de la Banque Mondiale et d’autres institutions financières internationales, a déjà vendu 540.000 hectares et passé des accords pour 379.000 supplémentaires (chiffres de mai 2011). Sur l’ensemble du Mali, 2,5 millions d’hectares devraient être ainsi mis en vente. De tels chiffres sont difficilement compréhensibles quand on sait que la situation alimentaire au Mali, selon l’index de la faim dans le monde, est qualifiée de «sérieuse». S’ajoute à cela que, chaque année, 150.000 hectares sont perdus par épuisement des sols et que la population va passer de 15 à 50 millions dans les cinquante prochaines années. Entre-temps, 372.000 hectares des terres vendues sont allés à des investisseurs étrangers du Canada, d’Afrique du Sud, de Chine, du Royaume-Uni, de Libye et des Etats-Unis. Ils planifient surtout des cultures d’agro-carburants et de céréales pour l’exportation, selon leurs origines et les tendances internationales. C’est ainsi que sur une parcelle de 100.000 hectares constituée depuis 2008 (le projet Malabya), la Libye prévoit de cultiver du riz; le ministre libyen des affaires étrangères, en visite au Mali début 2012, a reconduit ce projet malgré les «contretemps».
Les ventes s’effectuent avec succès, hélas, selon les méthodes habituelles: dans le secret, c’est-à-dire sans consultation de la population locale, sans étudier les conséquences sur l’environnement et la situation sociale, et sous des conditions grossièrement avantageuses, comme par exemple des baux et des prix d’achat les plus bas, des exemptions d’impôts sur des dizaines d’années (tax holiday), ainsi que des taxes sur l’eau qui ne couvrent même pas les frais. Officiellement, on explique que les investissements des acheteurs ou des bailleurs contribuent de façon générale au développement. Si on l’examine de plus près, cette affirmation se révèle peu recevable. Au Mali, il s’agit plutôt de vider des villages entiers et d’interdire le passage aux troupeaux nomades, par conséquent d’aggraver les conditions de survie, de détruire les structures locales de subsistance et de contraindre à l’émigration. En outre, l’exploitation agro-industrielle de ces terres volées a des conséquences écologiques désastreuses en accentuant le changement climatique, en appauvrissant la biodiversité et en baissant le niveau des fleuves et des nappes phréatiques (water grabbing). Cette dernière pourrait se révéler dramatique pour le Mali. En effet, les contrats déjà signés impliquent que la quantité d’eau annuelle des 4.180 km du cours du Niger utilisée par le Mali a déjà doublé, ce qui pourrait impliquer un désastre pour les 100 millions de personnes, paysans et pêcheurs des pays en aval comme le Niger, le Bénin et le Nigeria, tous dépendants du fleuve. La situation est précaire: le Niger a perdu les 30 dernières années un tiers de son eau et les experts craignent qu’il s’arrête de couler, surtout si les plans d’agriculture intensive se réalisent effectivement avec l’ampleur prévue.
L’Appel de Kolongo
Dans ce contexte, il est à peine surprenant que les mouvements sociaux au Mali soient «mobilisés» selon Ibrahim Coulibaly, activiste de Via Campesina. Ils s’expriment avec colère dans l’appel de Kolongo2 en critiquant «l’atteinte délibérée aux droits humains à l’office du Niger», en référence à l’arrestation de plus de 40 paysans de Samadougou venus empêcher la destruction de leurs arbres à karité. L’appel a été adopté le 20 novembre 2010 au Forum paysan de Kongolomoto où des organisations de tout le Mali se sont réunies en réaction aux événements de l’Office du Niger. Ce n’est pas un hasard si trois mois plus tard, au 10ème Forum social de Dakar, les organisations paysannes maliennes ont placé le landgrabbing au centre de la problématique actuelle, avec l’événement retentissant de «l’appel de Dakar contre le landgrabbing», signé par 900 organisations du monde entier. Les débats stratégiques commencés à Dakar ont été poursuivis lors de deux rassemblements au Mali: le premier fin octobre au contre-G20 à Niono, presque au cœur de l’Office du Niger, le deuxième mi-novembre à l’occasion d’une conférence contre le landgrabbing initiée par Via Campesina, à laquelle environ 250 délégués de plus de 30 pays se sont retrouvés à Nyéléni.
Si on comprend les appels et résolutions surgis dans différents contextes comme une carte géographique mentale de la résistance – en rapport avec les expériences en partie très hétérogènes dans la lutte contre le landgrabbing – ce qui saute aux yeux, c'est que les paysans ne réclament pas de meilleures conditions de dédommagement. Leur principale demande est de pouvoir rester – au nom du droit coutumier. Sur ce point, il n’y a pas de différence si le vol de terres s’effectue pour une exploitation minière, le tourisme ou les agro-carburants comme il n’y a pas de ligne de séparation nette entre les expulsions à la campagne ou en ville. Finalement, les luttes pour le sol et la terre restent le dénominateur commun, même si les organisations soulèvent sans relâche la situation des femmes, gravement touchées par le landgrabbing de par les traditions patriarcales et leur position centrale dans la production de la nourriture.
Dans la déclaration finale de Via Campesina, le landgrabbing est cité comme partie intégrante de la stratégie suivie avec acharnement depuis les années 1980 par le FMI, la Banque Mondiale et les multinationales qui est de «transformer l’agriculture paysanne en agriculture industrielle et intégrer les petits paysans dans le processus de globalisation – et ceci avec des conséquences absolument dramatiques: le landgrabbing chasse et déloge des communautés, détruit les systèmes économiques locaux et les structures socio-culturelles». Sur ce point, il est également concevable que les revendications concrètes contre le landgrabbing s’accompagnent de visions et d’objectifs supérieurs, surtout celui plusieurs fois cité de la souveraineté alimentaire qui propose une réponse pertinente à la crise de l’alimentation, du sol et du climat, étroitement liés. La souveraineté alimentaire vise à un système alimentaire global, non ciblé sur les intérêts des multinationales mais sur le libre accès à la terre, à l’eau et aux semences pour les petits paysans. Elle prône une agriculture de petites exploitations, respectueuse du climat et avec un approvisionnement décentralisé de circuits courts entre producteurs et consommateurs.
Principes de résistance
Outre les indispensables critiques, les manières d’agir des organisations paysannes révèlent au moins cinq principes de résistance très concrets – on peut se référer à ce sujet à la conclusion de la conférence de Via Campesina, à lire comme une sorte de manifeste pour la résistance contre le landgrabbing:
Premièrement, même si le landgrabbing est lié sous divers aspects aux rapports toujours plus complexes entre la périphérie et le centre, de nombreux activistes paysans considèrent leur propre gouvernement comme l’adversaire principal. D’abord parce que les expropriations ordonnées et sanctionnées par l’Etat sont communément dépourvues de tout fondement juridique. Même dans un pays relativement démocratique tel que le Mali, il s’agit de choix personnels du président ou de deux fonctionnaires nommés par lui qui décident sans aucun contrôle de tous les contrats, sans que le ministre de l’Agriculture soit impliqué. Il s’ensuit logiquement un renforcement explicite des infrastructures matérielles de la résistance des petits paysans, surtout en cas de confrontations juridiques.
Deuxièmement, la lutte contre le landgrabbing est extrêmement dangereuse; au Honduras, lors de conflits avec des producteurs de palme, 40 activistes paysans ont été assassinés entre janvier 2010 et octobre 2011. Le travail transnational anti-répression, y compris les missions d’observation des droits humains, est indispensable sur ce point.
Troisièmement: la résistance manque souvent d’informations de base du fait que, partout dans le monde, les contrats de privatisation sont passés en secret. C’est pourquoi la constitution de bases de données et d’un système de surveillance (monitoring) joue un rôle très important3.
Quatrièmement, même si les organisations paysannes se concentrent prioritairement sur leurs gouvernements respectifs, on trouve heureusement dans la déclaration de Via Campesina un immense éventail d’actions, allant des occupations de terres aux actions contre les investisseurs, en passant par des interventions au parlement ou auprès d’institutions internationales.
Cinquièmement, les alliances Sud/Nord sont si importantes que les paysans tiennent à ce que leurs luttes se situent au cœur de cette union – un défi absolument central à la lumière des tendances dominantes et paternalistes de nombreuses ONG.
Pour finir, il existe sans aucun doute pour les activistes du Nord des points d’ancrage dans un grand nombre de perspectives à la résistance au landgrabbing. Le réseau Afrique-Europe-Interact4, né des luttes contre les politiques migratoires, organise au printemps 2012 une tournée de visites de communes maliennes avec une trentaine d’activistes africains et européens, afin de sonder les possibilités d’actions transnationales communes contre le landgrabbing.
- Nom donné au plus ancien des périmètres irrigués de l’Afrique de l’Ouest.
- L’appel et d’autres déclarations, textes et analyses figurent sur www.afrique-europe-interact.net, ainsi que des liens vers les sites les plus importants concernant le landgrabbing.
- En Tanzanie, au Sud-Soudan et au Sierra Leone, des acteurs paysans et de la société civile ont réussi, sur la base de résultats concrets des recherches de l’institut d’Oakland (E-U) à mettre en question des contrats déjà signés. Différentes études sur le landgrabbing dans huit pays africains peuvent être consultées sur www.oaklandinstitute.org.
- Le réseau Afrique Europe Interact (AEI) rassemble des groupes et des individus antiracistes du Mali, du Sénégal, d’Allemagne, d’Autriche, des Pays-Bas, de France et d’Espagne (www.afrique-europe-interact.net).